Ce récent numéro s’ouvre sur des paroles ras­sur­antes de notre ami et col­lab­o­ra­teur Jean-Luc Wau­thi­er, au sujet de la sit­u­a­tion du Jour­nal des Poètes, belle aven­ture dont il est le rédac­teur en chef. Wau­thi­er ne craint pas de par­ler d’argent et des dif­fi­cultés ren­con­trées face au retrait de cer­tains financeurs. Le JdP se bat pour vivre. On le com­prend. C’est le pro­pre de toute struc­ture qui défend la poésie, et ce n’est jamais aisé. Le rédac­teur en chef du Jour­nal ouvre aus­si (ou pour­suit) un débat, pro­longé en dernière page par Yves Namur. Un sujet qui sem­ble préoc­cu­per les ani­ma­teurs du Jour­nal, puisqu’Yves Namur en par­le de numéro en numéro : la poésie et la Toile. On voudrait que la réflex­ion s’ose : pourquoi ne pas con­sacr­er un numéro à ce sujet, plutôt que de s’inquiéter par bribes plus ou moins dis­crètes et/ou timides, ou encore plutôt que de con­sid­ér­er, ain­si que l’écrit Yves Namur, que les inter­nautes sont des « tox­i­co­manes » ? Je pense que Namur n’a pas mesuré la portée extra­or­di­naire de ce qu’il écrit, qu’avec un peu de recul il s’interrogerait sur le sens de ses pro­pos. Mais nous ne com­parerons pas cette expres­sion rapi­de (bien plus rapi­de que beau­coup de choses s’exprimant sur inter­net, et même… sur Face­book) à d’autres pro­pos mal­heureux tenus ici et là sur d’autres sujets par d’autres com­men­ta­teurs, par exem­ple sur le fait que les cors­es seraient ceci, les homo­sex­uels seraient cela, les… Pfffffffffffff. Ici, nous sommes des inter­nautes et nous aimons l’humain en sa diver­sité, c’est-à-dire tous les humains. Y com­pris Yves Namur, nous ne lui en voulons donc pas le moins du monde. Le chroniqueur du Jour­nal des Poètes par­le sim­ple­ment de ce qu’il ne con­naît pas ou mal. For­cé­ment de manière binaire. On peut envis­ager de… se taire, dans ce cas de fig­ure, mais per­son­ne n’est à l’abri d’une âner­ie. Nous pen­sons, nous, qu’Yves Namur sait bien, au fond, que tout inter­naute n’est pas un « tox­i­co­mane ». Pas­sons. Non, cela ouvre un débat bien plus intéres­sant. Sur inter­net et la poésie, bien sûr. Sur le milieu des revues de poésie, aussi.

Du point de vue de Recours au Poème, poésie pub­liée sur papi­er et poésie pub­liée sur inter­net sont actes com­plé­men­taires bien plus que con­tra­dic­toires. Nous pen­sons même que nous le démon­trons depuis un an dans nos pages. Il y a de bonnes et de mau­vais­es revues de poésie sur inter­net, comme il y a de bonnes et de mau­vais­es revues de poésie pub­liées sur papi­er. Mais dans le sec­ond cas, le milieu de la poésie (aux divi­sions peu nom­breuses) ne le dira pas trop, soucieux d’une hypocrisie bien enten­due (on appelle cela le copinage). Les revues papi­er font tra­vailler des imprimeurs et cetera, écrit Jean-Luc Wau­thi­er. Cela est vrai. Les revues inter­net font tra­vailler des webmestres et graphistes, ces imprimeurs du nou­veau monde. La net économie est aus­si une économie. Elle a ses défauts : on tra­vaille, mais on est moins nom­breux à tra­vailler. Les revues papi­er n’ont pas ce défaut. Elles en ont un autre, quand elles sont mau­vais­es : du papi­er et encore du papi­er util­isé à pub­li­er des choses sans aucun intérêt, du reste lues par per­son­ne ou presque, mais con­som­mant du papi­er, du papi­er… des arbres. On devrait mesur­er le taux de col­lab­o­ra­tion des mau­vais­es revues de poésie avec la déforesta­tion et la pol­lu­tion au chlore qu’implique leur volon­té de pub­li­er de l’insignifiance lue par per­son­ne. Ce n’est pas moins grave, de notre point de vue, que ce que l’on reproche aux revues du net. Où achetez-vous votre papi­er, messieurs ? D’où vient-il ? Des forêts éradiquées et rem­placées par des arbres à pousse rapi­de, sur fond d’extermination d’écosystèmes entiers, et de déplace­ments mas­sifs de pop­u­la­tions con­sid­érées comme « faibles » parce que dif­férentes (Chine, Bir­manie, Nou­velle Zélande…). Ce n’est pas un reproche ; je pose sim­ple­ment cette ques­tion pour mon­tr­er que chaque pas de porte mérite un coup de bal­ai avant de s’occuper du pas de porte du voisin. Un sim­ple souci de cour­toisie. Sans compter qu’il ne nous paraît pas de bon ton de dévelop­per une sorte d’insidieux nation­al­isme du papi­er. Les sup­ports de dif­fu­sion de la poésie peu­vent être « mul­ti­cul­turels », au sens de « mul­ti-sup­ports », c’est de notre point de vue heureux, et les fron­tières sont autant en dedans des hommes qu’à la porte de leurs pays.

La crise de la poésie a com­mencé bien avant l’apparition d’internet. Pierre Gar­nier en par­lait déjà en 1962 : « L’expérience humaine a dérivé peu à peu hors de toute poésie ; la poésie ne peut plus attein­dre l’homme » (Man­i­feste pour une poésie nou­velle visuelle et phonique, 1962). Des mots écrits il y a… cinquante ans. Je doute que quiconque se risque à accuser une tech­nolo­gie alors absente d’être cause d’un phénomène. Ou alors c’est à dés­espér­er de l’état de la pen­sée. D’ailleurs, il se peut qu’un effet inver­sé se pro­duise : que le net per­me­tte juste­ment à la poésie d’atteindre de nou­veau l’homme. C’est dur à enten­dre, je sais. La poésie « en crise », c’est devenu une expres­sion réflexe. Pour­tant, cela pour­rait se dis­cuter, tout un cha­cun n’étant pas en accord avec l’idée d’une néces­saire grande dif­fu­sion de la poésie. Ici, nous dévelop­pons une action visant juste­ment à la dif­fu­sion de la poésie. De façon heb­do­madaire. Nous pen­sons que la poésie pou­vait, hier, être au secret. Mais nous pen­sons qu’il en va tout autrement aujourd’hui : la poésie est main­tenant, plus encore qu’hier, un acte de résis­tance fon­da­men­tal, pour cette rai­son sim­ple que le faux monde inhu­main à l’œuvre actuelle­ment est par essence antipoé­tique. La poésie est la réponse poli­tique, humaine et intérieure à ce faux monde. C’est la rai­son d’être de Recours au Poème, action poé­tique qui s’approprie les out­ils tis­sant aujourd’hui les règles de notre monde col­lec­tif. Nous ne fer­ons l’injure à per­son­ne de don­ner des chiffres de lec­torat à faire grin­cer de nom­breuses dents. Nous dirons sim­ple­ment que la mise en œuvre de la poésie sur inter­net ouvre actuelle­ment des per­spec­tives com­plète­ment inédites, amenant nom­bre de per­son­nes qui n’en entendaient jamais par­ler à lire de la poésie, et de nom­breux poètes à touch­er des lecteurs qu’ils ne touchaient pas. Il en est de même des livres et des revues que nous met­tons en avant. Il n’est pas rare qu’un livre aperçu dans Recours au Poème se retrou­ve dans les mains de nos lecteurs. Com­plé­men­taires, disais-je.

Mais la ques­tion est plus impor­tante que cela. Il faut par­fois, messieurs, oser dire ce que l’on pense. Et non tourn­er autour du pot. Ici, j’ose sans peine : à qui la faute ? Je veux dire : qui sont les respon­s­ables de « l’invisibilité » de la poésie aujourd’hui, si ce n’est pas cet inter­net qui n’existait pas encore tan­dis que la poésie était déjà peu vis­i­ble ? Elles sont nom­breuses, bien sûr, les caus­es ! Sociales, éduca­tives, poli­tiques, économiques… Ne prenons pas inter­net et ses revues comme boucs émis­saires, ce serait pour le moins indé­cent. Nom­breuses, les caus­es. Et par­mi elles, aus­si des caus­es inhérentes au monde de la librairie : des libraires qui, mas­sive­ment (bien qu’il y ait des résis­tants), ignorent la poésie. Une presse qui fait de même. Mais aus­si des milieux de la poésie qui ressem­blent aux féo­dal­ités d’hier. Qui ignore cela ? Per­son­ne. Bien que per­son­ne non plus ne veuille le dire. Dans le monde de la poésie, du moins. On s’offusquera bien sûr. On fera sa vierge effarouchée, cachez moi ces mots je vous prie. Pour­tant cha­cun sait que ces mots sont justes. On ne le recon­naitra pas trop, de crainte de per­dre tel petit avan­tage ici ou là. Cela tombe bien, nous n’avons ni priv­ilège ni avan­tage à per­dre, et pour tout dire nous nous en fou­tons com­plète­ment. Nous ne sommes pas du « milieu ». Je n’entrerai pas plus avant dans cet autre débat, celui de l’état pathé­tique du « milieu » de la poésie, non qu’il m’effraie, plutôt que cette réal­ité des petites féo­dal­ités ne nous con­cerne tout sim­ple­ment pas : Recours au Poème est entière­ment indépen­dant, ne perçoit aucune sub­ven­tion, ne vit que du tra­vail ali­men­taire et des ressources de ses ani­ma­teurs. Recours au Poème trace sa planche, entre lib­erté et bonnes mœurs. Nous bossons pour faire vivre une revue de poésie en ligne qui, d’une cer­taine manière et d’un cer­tain point de vue, reviv­i­fie actuelle­ment, en par­tie, un univers mori­bond. La poésie ne va pas sans rit­uel, le nôtre se vit chaque semaine.

Nous le savons. Et nous savons que vous le savez.

Et puis… quelle frilosité ! Recours au Poème est une revue/magazine en ligne. Comme toute revue, nous par­lons de nos pairs, du moins des revues aux­quelles nous accor­dons sub­jec­tive­ment du crédit. Nous oublions les revues que nous n’apprécions pas. Quoi de plus nor­mal ? Mais nous lisons beau­coup de revues de poésie, et force est de con­stater que, à part pour lancer ici et là quelques piques un tan­ti­net ringardes, ces revues que nous lisons ne dis­ent pas un mot des revues pub­liées sur le net. Sont-elles donc toutes mau­vais­es au point que l’on évite de les évo­quer, d’en par­ler dans les pages des revues des revues ? Non, c’est beau­coup plus sim­ple que cela : on vit dans son petit monde clos, fer­mé sur lui-même, tout en se plaig­nant que le monde bouge. Eh oui ! La vie est ain­si, elle est mou­ve­ment. La poésie aus­si, cette par­tie inté­grée et inté­grante de toute forme de vie vivante. Pour ne pas mourir, il faut d’abord avoir la volon­té de vivre. Et de marcher. Recours au Poème tient une revue des revues, donne de la vis­i­bil­ité à des revues qui en ont bien besoin, elles qui se plaig­nent juste­ment d’être de moins en moins vis­i­bles et lues. Qui par­le des revues présentes en ligne… dans les revues papi­er ? Après un an d’ex­is­tence, la plu­part des maisons et print­emps s’oc­cu­pant de poésie n’ont sem­ble-t-il pas trou­vé les deux sec­on­des néces­saires pour faire un sim­ple lien en notre direc­tion. En France. Car cela fait plusieurs mois que nous sommes référencés aux Etats-Unis, en Angleterre, en Ser­bie, en Roumanie… en Inde… La peur de l’autre, pour ne pas l’écrire en grec ancien, vous savez bien.

Nous, nous n’avons peur de rien. Ni de personne.

Nous vivons dans le mou­ve­ment et la vision d’une poésie/Poème conçue et vécue comme réponse aux affres du contemporain.

C’est pourquoi nous par­lons de vous.

Ici et maintenant.

Ce dernier numéro du Jour­nal des Poètes ne fait pas qu’exprimer des inquié­tudes (Jean-Luc Wau­thi­er) ou des ressen­ti­ments (Yves Namur) au sujet du développe­ment « tox­i­co­ma­ni­aque » de la poésie sur le net et, même si cette façon de voir les choses peut paraître ubuesque, son con­tenu dépasse ample­ment ces rapid­ités. On trou­vera dans ces pages un très bel hom­mage de Bauchau par un poète que nous appré­cions et défendons ici tout par­ti­c­ulière­ment (Marc Dugardin), ain­si que son édi­teur (Rougerie), et aus­si un hom­mage à Szym­bors­ka, dis­parue en 2012, poète à laque­lle nous accor­dons une très grande impor­tance et dont l’un de nos col­lab­o­ra­teurs, qui eut le bon­heur de la crois­er, rendait, en nos pages, hommage :

https://www.recoursaupoeme.fr/essais/sur-la-disparition-de-wislawa-szymborska-ou‑l%E2%80%99%C3%AAtre-po%C3%A8me/antoine-de-molesmes

Vient ensuite la pre­mière par­tie d’un dossier mené par Jacques Ran­court, ani­ma­teur de cette autre excel­lente revue, La Tra­duc­tière, dont nous par­lerons la semaine prochaine, et con­sacré aux poésies con­tem­po­raines de Sin­gapour. Pour qui est réelle­ment atten­tif au monde des revues de poésie, même celles qui parais­sent encore sur papi­er, ce dossier vient comme un excel­lent et utile pro­longe­ment de celui paru dans La Tra­duc­tière l’année passée. Sept poètes à décou­vrir, tout comme ceux du « partage des voix » du Jour­nal des Poètes. Dix très fortes voix par­mi lesquelles mon goût per­son­nel et pleine­ment assumé retient : Gha­da Assaman, Tomis­lav Dretar et Tymo­teusz Kar­pow­icz. Le numéro pro­pose aus­si son habituel flo­rilège de lec­tures et défense de recueils parus il y a peu, dont l’excellent L’autre présence de Geneviève Raphanel, au sujet duquel on trou­vera un autre écho ici :

https://www.recoursaupoeme.fr/critiques/l%E2%80%99autre-pr%C3%A9sence/paul-vermeulen

 

 

Le Jour­nal des Poètes. Numéro 1/2013, 82e année, Janvier/Mars 2013

Jean-Luc Wau­thi­er. Rue des Cour­ti­jas, 24. B‑5600 Sart-en-Fagne.

wauthierjeanluc@yahoo.fr

http//www.mipah.be

Le numéro : 6 euros.

Le poète Jean-Luc Wau­thi­er, rédac­teur en chef du Jour­nal, donne des chroniques régulières à Recours au Poème. Ici :

https://www.recoursaupoeme.fr/users/jean-luc-wauthier

 

 

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