C’est par cette belle for­mule inscrite au milieu de la sec­tion Exer­ci­ces de la Lune qu’il con­viendrait de lire l’ensemble du recueil du dernier ouvrage paru de JC Pirotte :

 

Ain­si pense-t-on à la fin d’un voyage
et les ailleurs sont devenus présents

et les loin­tains s’inscrivent dans le ciel
comme au bout des chemins de l’enfance

 

Plein emploi est une écri­t­ure de l’om­bre, rares sont les pièces où l’on ne sente pas la mort qui vient, mais le sens pro­fond de la rime et de la poésie auquel nous a habitué JC Pirotte place ce recueil dans une uni­ver­sal­ité touchante, elle dépasse la vie même de son auteur, elle nous atteint.

Plein Emploi n’est pas un chant d’adieu, le recueil est un lieu de ressource­ment poé­tique d’aujourd’hui, venu du loin­tain atem­porel de l’enfance, une enfance dev­enue source de poésie. Le lecteur est devant un monde et y prend part, parce qu’il lui est impos­si­ble de ne pas retrou­ver quelque chose de son pro­pre univers.

Cha­cun d’entre nous est  « le gar­ne­ment que l’on colle/tous les jeud­is de l’automne// [il] prend la lune très au sérieux » (p.82).  Cette enfance est donc en par­tie celle de cha­cun d’en­tre nous.

Pour mieux saisir encore la nature de Plein emploi, on pour­rait se référ­er à Jean-Michel Maulpoix qui écrit à pro­pos de la poésie : « Si la tristesse pré­vaut dans les poèmes, si la belle for­mule inscrite au beau milieu de la sec­tion pure expres­sion de la joie y est si rare, c’est que la poésie saisit toute chose dans la fuite même du temps[1]. »

La lec­ture de Plein emploi nous plonge juste­ment dans cet état, au-delà des cir­con­stances évo­quées par­le poète.

Cette atti­tude devant la poésie, cette dis­po­si­tion devant le texte lyrique ou émo­tif, se man­i­fes­tent bel et bien ici et l’on peut affirmer que la pub­li­ca­tion de Plein Emploi vient très oppor­tuné­ment, en un temps ou la poésie dans sa forme la plus authen­tique , a besoin d’être défendue plus encore.

Et peut-être pré­cisé­ment parce que celle-ci a choisi la forme la plus clas­sique et la plus tra­di­tion­nelle qui soit.

 

Pirotte est donc présent encore, et dans des cir­con­stances à la fois douloureuses et attachantes. Il nous l’annonçait dans son précé­dent recueil pub­lié aus­si au Cas­tor Astral[2] : « Je décède à petit feu / et de jour en jour je cède/ du ter­rain je me précède/ par­fois pour jouer le jeu[3]»

Les amours poé­tiques de Pirotte sont affichées d’entrée de jeux : de Léon Paul Far­gue à Hen­ri Thomas, Venaille, Per­ros, Fol­lain, Bar­ron… C’est une poésie qui, affranchie de règles formelles, par­fois hand­i­ca­pantes, n’en reste pas moins proche de ce qui l’a tou­jours guidée au départ, dès les pre­miers temps de l’orphisme : elle sait être musi­cale, pure et surtout juste au fond de nous.

Tout au long du recueil, c’est un peu comme si Pirotte nous rap­pelait l’évidence de vie qui accom­pa­gne le texte poétique.

Les patron­ages du poète sont mul­ti­ples, il nous les rap­pelle, Il les cite, il s’adresse à eux au-delà de la mort, et l’on ne peut s’empêcher de songer à Apol­li­naire qui fon­da la moder­nité et qui sut pro­fondé­ment nous met­tre en con­tact avec les racines de la poésie. Or Pirotte écrit des pièces pou­vant être à la fois fan­tasques, som­bres, obsé­dantes, légères et graves tout à la fois :

 

En pas­sant par la Lorraine
J’ai ren­con­tré mon vrai père
En habit de capitaine
Il avait un œil de verre

Il était mort mais marchait
Soli­taire sabre au clair
de la lune ses péchés
bril­laient dans son œil de verre[4]

 

    On songe à Alcools, on songe à une forme de poésie présente de toute éternité :

    Frôlée par les ombres des morts/ Sur l’herbe où le jour s’exténue/ L’ar­le­quine s’est mise nue /Et dans l’é­tang mire son corps[5]

Comme Apol­li­naire, JC Pirotte est aus­si une sorte d’Orphée et c’est aus­si un orphe­lin en quête d’abandon de soli­tude. La fig­ure de l’enfance, si présente dans le monde de la poésie est très forte­ment présente dans le recueil,  son auteur y fait remon­ter puis­sam­ment un monde intem­porel, il n’est ni celui de l’adulte ni celui de l’enfant, il est là pour nous dire l’existence pro­fonde, pour nous met­tre en con­tact avec la sienne, son expéri­ence qui nous atteint, fût –elle si dif­fi­cile en ses dernières années.

Le recueil de Pirotte fonc­tionne comme une recon­nais­sance, peu de temps, au bout du compte, après sa dis­pari­tion, recon­nais­sance de sa grâce dis­crète et forte à la fois. La forme poé­tique est clas­sique, comme elle le fut tou­jours, et nous touche parce qu’elle appar­tient à une com­mu­nauté d’esprit universelle :

 

Relis ce que tu as lu
si tu veux l’entendre

ain­si dit Joubert
un soir sous la Lune

et moi sous la lampe
je relis Joubert
et je crois l’entendre effil­er sa plume

 

La poésie de Pirotte nous invite à cette com­mu­nauté de pen­sée où  la poésie, apparem­ment la plus sim­ple trou­ve, mais avec l’ évi­dence musi­cale, dans la source de la pen­sée. Penser le monde par l’évidence du lan­gage, mais sans per­dre de vue la tra­di­tion de la pen­sée, celle qui s’affirme comme mod­èle. Voilà ce que nous pro­pose d’entrée de jeux ce recueil.

Jean Claude Pirotte écrit en épigraphe de Plein emploi, cette pen­sée de Joubert :
 « la vieil­lesse des hommes/ ressem­ble à leur enfance./ Sans exception.

C’est l’un des sens majeurs de ce que le poète s’efforce ici de nous dire.
Dans   Char­bon de mer, il écrit la réso­nance exacte de cette pen­sée dans la forme même de l’expression poétique :

 

Avec les nuages
Il con­vient de se méfier
Ils sont de passage
Ils ne vont pas à pied

Pour­tant ils marchent sous la pluie
Quand ils s’ennuient. (p. 13)

 

La sim­plic­ité appar­ente du sujet nous ren­voie à Joseph Jou­bert : « l’art est de cacher l’art », elle est appar­ente parce que la poésie per­met juste­ment de dire comme la sen­sa­tion écrite d’une com­po­si­tion pic­turale : « le soleil a dis­paru /derrière les encres » ou « le brouil­lard se lève tard/or je ne suis pas pressé » (pp. 14 – 15). On peut encore nom­mer, après Elu­ard, de telles for­mu­la­tions, des « évi­dences poétiques ».

Ain­si les mots musi­caux, la sen­si­bil­ité de leur for­mu­la­tion, con­stituent une pen­sée, font réson­ner l’existence.

Le mot lui seul est une pen­sée, le poème est une vie à lui seul. Les poèmes de  Char­bon de mer (hom­mage à Jacques Baron…) se lisent ain­si, dans le silence, une économie de la parole et même de l’espace typographique, mais dans une juste mesure…

 

ombres de mon enfance
reflet du vieux canal
je n’ai pas peur, je pense
que la rime est fanal

et que la mort m’attend
avec ses yeux d’enfant

 

 L’innocence de l’enfance, comme de sa vérité vont de pair avec cette présence accep­tée de la mort qui vient. Pirotte se fait présent, dans sa con­di­tion,  et ne cherche guère à impos­er une vérité uni­verselle. La con­fi­dence, la réflex­ion ou la sol­lic­i­ta­tion d’un autre se font par­fois comme sur le ton d’une con­fi­dence auto­bi­ographique qui n’est pas sans nous rap­pel­er Georges Per­ros qui dit sa vie dans la régu­lar­ité octo­syl­labique. Chez Pirotte, les hexa­s­yl­labes côtoient les octo­syl­labes comme les déca­syl­labes, la régu­lar­ité n’est pas tou­jours aus­si fixe et établie, mais Pirotte, « traî­nant les syl­labes le cœur contrit/ traî­nant les maux les camées les émaux/ non pas debout mais sous la lampe assis » (25), nous con­duit dans une mélodie intérieure, uni­verselle et touchante.

La Grâce de la poésie, Pirotte l’entretient ici, aus­si, dans l’esprit de Jacob ou plus encore de Laforgue :

 

Le Pier­rot se dit « je vais écrire un poème
au clair de la lune et puis ma voisine
qui m’a snobé décou­vri­ra qu’elle m’aime
et nous serons soudain réu­nis par la rime

 

Reprenant la tra­di­tion de la Com­plainte ou de L’imitation de Notre Dame de la Lune, il adresse un défi à la moder­nité en n’hésitant pas à « fig­ur­er » en ter­mes sim­ples et visuels, le désir mélan­col­ique ambigu :

 

Entre, lune,  par la soupente
Entrou­verte car il est temps
d’écrire ensem­ble la romance
de ton reflet dans les étangs

 

Sans com­plai­sance, Pirotte demeure dans la poésie

Qu’il s’agisse de retrou­ver Morhange ou Venaille, « leur beaux vis­ages quotidiens/ leurs voix dans l’éternel été » (24) , ou qu’il s’adresse à « ses fan­tômes fam­i­liers » (31) il sem­ble que Pirotte tende, en ces moments de souf­france qui tra­versent le recueil, à une forme de sacral­i­sa­tion du lan­gage sug­gérée par la prox­im­ité d’une mort physique, inquié­tante et famil­ière, douce et péné­trante avec laque­lle il accepte de composer:

 

l’ombre dans le jardin
fait les cent pas sous l’arbre
la mort est pour demain
selon l’ordre des choses

mais on croît aux miracles
qui n’ont pour­tant pas lieu

les pétales de rose
n’apaisent pas les dieux (43)

 

Com­pos­er, ce serait bien là l’objet de cette réflex­ion poé­tique : com­pos­er avec l’achèvement de l’existence, avec le monde extérieur et intérieur, com­pos­er avec la médi­a­tion du lan­gage qui, sans com­plai­sance doit exprimer l’évidence pro­pre d’un art qui ne doit pas se trahir, se renier pour tomber dans les méan­dres insignifi­ants d’une « poésie » formaliste :

 

Ça rime à quoi la rime
Je ne sais pas j’ignore tout
Je ne suis qu’un vilain toutou
Rimer c’est donc un crime

Crime de lèse-poésie
Et de lèse modernité
Quel faut poète aurai-je été
Au pays de Papaouasie

 

Pirotte est là dans toute sa pro­fondeur, la sienne, dans notre lec­ture de la poésie.

 

 


[1] Du Lyrisme, éd José Corti.

[2]  JC Pirotte, Plein emploi, Le Cas­tor Astral, Paris,  2016 ;

[3]  Pirotte, Gens  sérieux s’abstenir, 2014

[4] Plein emploi (PE) 131.

[5] Crépuscule…

 

 

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