Enjeux de la créa­tion poé­tique chez Jean-Claude Xuereb

1961. Un des soubre­sauts de l’histoire arrache Jean-Claude Xuereb à sa terre algéroise natale, et à tout ce qu’il avait depuis l’enfance perçu comme un accord immuable des hommes et du monde. La blessure en est demeurée, gou­ver­nant une œuvre d’exil et de mémoire orphe­line, autant cepen­dant que de célébra­tion con­jointe de la vie et de la poésie, tant un pro­fond sen­ti­ment du trag­ique de l’existence le dis­pute ici avec « une fringale à cro­quer l’univers ».

Jean-Claude Xuereb, Ni le jour ni 
l’heure,
Rougerie,
67 pages, 13 €

Divisé entre émer­veille­ment et con­science de la fini­tude, le poète con­fie à la créa­tion poé­tique l’espoir de sur­mon­ter cette déchirure en retraçant les con­tours de notre con­di­tion mortelle. Il s’attache alors à cristallis­er les sen­sa­tions et les émo­tions que lui délivre le monde dans un objet de lan­gage inédit, por­teur de la « clarté native » où baig­nait le monde de l’enfance.

Mais si Jean-Claude Xuereb se sou­vient que « défi­ant le des­tin / l’enfance dému­nie / aspi­rait en secret / à maîtris­er les mots », le défi est de taille, la maîtrise des mots une lutte incer­taine, l’avancée du poème hasardeuse tou­jours quand il s’agit, dit Yves Bon­nefoy, de faire en sorte que « les mots tra­cent un chemin vers quelque chose de plus pré­cieux qu’eux-mêmes, le lieu, la présence ».

 

L’oiseau de Braque d’un cri raye l’espace
de la fenêtre
je vois
j’écris
j’essaie de figer dans le trem­ble­ment des mots le pur éclair
de son    passage 

Mais com­ment dire le per­pétuel ailleurs de cet oiseau mental
qui tra­verse le temps
par la trame déchi­quetée du hasard ?  AP 9 1Les cita­tions sont extraites des recueils parus aux Edi­tions Rougerie : March­es du temps(MT, 1970), Gîte de sang(GS, 1972), Fibres de soleil FS, 1975 (( Homme dilu­vien(HD, 1979), Avance au présent(AP, 1984), Dou­ble ver­sant de la ren­con­tre(DVR, 1988), Red­oute(R, 1992), Cette fugi­tive éter­nité(CFE, 1996), Pou­voir des clés(PC, 1998), Voir le jour(VJ, 2001), Pas­sage du témoin(PT, 2004), Entre cen­dre et lumière(ECL, 2008), Le désir et l’instant(DI, 2011).

Ques­tion lanci­nante que celle du « com­ment dire ? » pour qui a fait de la poésie l’horizon de son exis­tence. « L’esprit se heurte / à la lan­gag­ière cloi­son / la vaine réso­nance / qu’épuise l’indicible ». Il n’est de recueil où Jean-Claude Xuereb ne s’interroge sur les enjeux et les incer­ti­tudes de la créa­tion poé­tique, tour à tour doutant des pou­voirs de l’écriture (« le silence aura le dernier mot »), puis accor­dant toute con­fi­ance, ain­si de Péné­lope et de Shéhérazade, à « une parole qui restaure » :

 

Ô mes sœurs qui pareillement
tis­sez le fil et la parole
pour repouss­er l’horreur
et préserv­er l’espoir. VJ 4

 

Mais qu’en est-il avant tout de la fab­rique du poème ? Invi­tant le lecteur à sa table d’écriture, le poète lui con­fie le trou­ble de l’avant-poème, l’appréhension de la page blanche et l’attente fébrile des mots : « Je m’installe dans la cham­bre chaulée. Un ter­ri­ble ver­tige tournoie vers la fenêtre de feuille blanche, sous l’obsession plurielle du verbe échouer. Ecoute, lucid­ité, trans­parence, je dénom­bre les bruits du silence. Au-delà, peut-être, vont sour­dre les mots du poème ». La gageure est d’importance, il ne s’agit rien moins que de don­ner au lan­gage le nou­v­el éclat grâce auquel renouer avec le monde :

 

Je trans­porte pour tout bagage
les mots dont chaque jour
je m’enchemise
tis­sus luisants d’usure 
et lessivés de neuf
pour affron­ter l’indifférence
du monde  PT 25

 

Jean-Claude Xuereb,
Pas­sage du témoin
,
Rougerie, 2005, 13 €

 Mais qu’un hum­ble via­tique de mots devi­enne poème, se pose la ques­tion du rôle de cet objet : « Quel lieu fut-il assigné / à la fon­da­tion du poème ? / est-ce refuser à l’oubli / ou recom­pos­er un ailleurs ? ». L’œuvre répond qu’elle est cette utopie de lan­gage dont les sou­venirs du pays d’enfance sont le ter­reau essen­tiel. Autre ques­tion majeure, liée à la genèse du poème, celle de sa nature : « Le poème à l’instant de naître impose sa par­ti­tion : sim­ple agence­ment con­certé de mots ou expul­sion hors de soi d’un corps autonome doué d’étrangeté ? ». Froide hor­logerie ver­bale ou enfan­te­ment hor­ri­fique d’un alien ? Le poète donne lui-même mag­nifique­ment la réponse, évo­quant les étapes de la venue du texte, son pro­gres­sif arrache­ment à l’informe, la cristalli­sa­tion et le déploiement du sens dans d’éphémères demeures de paroles où loger notre désir d’éternité :

 

                    Tra­jet exal­tant d’une créa­tion, du mag­ma originel

                    à l’irrémédiable solid­i­fi­ca­tion ; assem­blage de fragments

                    arrachés au chaos pour l’ajustement d’un sens ;

                    édi­fi­ca­tion rigoureuse d’un abri qui puisse défier

                    les orages et durable­ment pro­téger ; main‑d’œuvre

                    per­fec­tion­niste du désir  AP 1

March­es du temps, pub­lié en 1970, con­stitue le seuil de l’œuvre. Jean-Claude Xuereb s’y donne dès l’abord deux con­signes en forme de bref art poé­tique, dont l’implication tra­verse l’ensemble des recueils pub­liés à ce jour. Il s’agit d’abord de ten­dre à « dire les choses sim­ple­ment ». « Dire », c’est éviter de peser et ten­ter de s’accorder à l’évidence des choses et des êtres, faire des mots l’écho ou le par­fum de leur présence, mieux encore, qu’ils en per­me­t­tent la révélation.

 

Sous l’averse du jour, un pan de cer­ti­tude se
dévoile soudain, me saute au vis­age. Sa clarté
ne m’aveugle pas. Il importe, en marchant, d’y
adoss­er durable­ment le regard, pour empêcher
l’éboulis.

Pour­tant, le masque d’un buis­son suf­fit à
dérouter ma quête, vers l’horizon dépareillé,
jusqu’au prochain éveil. MT 2

 

 

Jean-Claude Xuereb,
Entre cen­dre et lumière,
Rougerie, 2008, 13 €

Le pou­voir de cette « averse du jour » est bien celui de la poésie, à même de sub­stituer à la con­fu­sion des choses, comme aux pré­ten­tions de la con­nais­sance, la « cer­ti­tude » lumineuse de leur vérité. Mais ce pou­voir est éphémère et la « quête » tôt déroutée. Il faut alors, sec­onde con­signe, con­quérir la « lib­erté de dire, toutes paroles déliées. Etre chaque objet par la tra­verse des mots ». « Dire » en abolis­sant la dis­tance qu’impose le con­cept, renouer avec une parole éman­cipée du savoir et de la rai­son (« Petit enfant tes yeux inau­gurent le monde »). Seule « la tra­verse des mots », enten­dons une action sur le lan­gage, une élab­o­ra­tion sen­sorielle du texte par l’agencement des ter­mes, le tra­vail des sons, des rythmes et le recours aux images, peut être à même d’établir avec les « objets » du monde le dia­logue d’une intim­ité renouvelée.

 

J’entreprends d’élaguer le jardin sauvage.
Patiem­ment, le séca­teur dévoile les branches.
A présent, les noisetiers ont retrou­vé l’espace.
Leurs fruits sont des galets polis par le vent.  MT 7

 

Jar­dinier minu­tieux à l’ouvrage dans l’épaisseur du lan­gage, le poète s’applique à retrou­ver les formes pre­mières, à faire que les choses retrou­vent leur espace orig­inel dans l’espace même de la langue. Ain­si de la métaphore des « galets polis par le vent », don­nant accès à l’humble vérité des fruits du noiseti­er, pro­duisant dans l’imaginaire du lecteur l’essence dis­parue de sen­sa­tions et d’images éprou­vées au temps de l’enfance dans leur éblouis­sante vérité

 

C’est tou­jours le même poème qui s’écrit
celui d’une mise en demeure du soleil
pour retrou­ver un peu de la clarté native  R 12-II

 

Voilà donc le défi du poème  en même temps que sa voca­tion pre­mière : baign­er le monde d’une lumière orig­inelle, de cette « clarté native » où se révè­lent la vérité et la beauté des choses. La créa­tion poé­tique est fille du jour, « chaque jour est neuf et le poème com­mence » dans une jubi­la­tion de mots. Jean-Claude Xuereb recon­naît dans le poète un « homme du recommencement/ détrompeur de l’oracle » célébrant dans un même désir et une même allé­gresse la vie et le langage.

 

Dès le pre­mier mot du poème
trem­ble l’ardeur à dénud­er la beauté intacte de vivre
[…] voici qu’irradie la joie
d’initier au pre­mier matin du monde DI 7

Cepen­dant le tra­vail d’écriture est malaisé, semé d’embûches, sou­vent ingrat. Mille obsta­cles survi­en­nent qui éloignent tou­jours plus « l’orient secret de la poésie », font crain­dre le tarisse­ment et instal­lent le doute.

 

Un poème sur­git entre tête et poitrine
aurait-il le pou­voir de tamiser l’innommable ?
mais le crible des mots ne retient que scories
et la beauté s’évapore à tra­vers les mailles AP 15

 

Le poète s’interroge : « Faut-il s’acharner à l’esquisse du poème / incan­des­cent de repen­tirs et de ratures / sur l’indicible roulis des blés dans le vent ? ». Com­ment dire en effet après tant d’autres le mou­ve­ment des épis sous le vent ? Com­ment retrou­ver la vision orig­inelle ? Si ondu­la­tions, ondoiement, ou « roulis » imposent l’image con­v­enue des vagues, repen­tirs et ratures ont dû présider ici à un assem­blage d’assonances et d’allitérations – indi­ci­ble roulis des blés– cette sub­tile aura sonore, tout autant que la métaphore, mor­dant tant soit peu sur l’indicible.

Jean-Claude Xuereb,
Le Désir et l’in­stant,
Rougerie, 2011, 12 €

Mais com­bi­en de ten­ta­tives avortées, d’égarements et de mirages, quand l’avancée du texte ne peut être que hasardeuse :

 

Périlleuse car­a­vane du poème
en mon­ture et har­nache­ment de paroles
à la ren­con­tre de soi
[…] on pro­gresse à l’estime sans l’aiguillon d’une boussole
en éclaireur de soleil et d’étoiles […] à l’orient du hasard  MT

 

Sur le fil du poème
j’avance mot à mot
vers ce que je ne con­nais pas encore et qui se dérobe aussitôt
pour peu que je n’y prenne garde PT 17

 

A quelles fins tous ces efforts « à tra­vers la nuit du poème » ? Le poète s’insurge : « Pourquoi s’obstiner à tran­scrire l’inentendu qui peine en soi », et encore : « Folie de prêter / un quel­conque pou­voir / aux mots que l’on agence / sur blancheur d’écritoire ». Il doute de l’efficace de ce qui ne serait que « fardeau de paroles tou­jours inac­com­plies », et de l’enjeu de « dérisoires archives ». Nom­breuses sont les mis­es en cause de l’entreprise même d’écrire des poèmes, dénonçant tour à tour l’impuissance de l’écriture et l’absolue van­ité de tout pro­jet poétique.

 

Telle­ment dému­ni, hors le buis­son de lumières et d’ombres
qu’immobile tu four­rages dans ta tête, espérant on ne sait quelle
inouïe flam­bée de paroles DVR 12

 

Ain­si l’écrit par­court en silence la page
au risque de figer la parole et le sens
qu’au bout de l’espace anéan­ti­ra la mort CFE 26

 

Entre révolte et souf­france, c’est ici l’espoir déçu et la ten­ta­tion du renon­ce­ment de qui, pressen­tant « l’inutile insur­rec­tion du poème », éprou­ve l’indigence d’une parole promise à l’effacement. Comme si vivre l’expérience de la poésie était vivre l’échec de la poésie.

 

Et ton poème retourn­era au néant
car les mots de papi­er en silence agonisent
lorsqu’à jamais s’efface une voix intérieure
dotée du pou­voir de leur insuf­fler vie DI 13

 

Mais une sorte d’instinct de survie poé­tique dis­sipe le désen­chante­ment, régénère la « voix intérieure » source du poème et ranime la con­fi­ance dans lan­gage de la poésie : « La richesse inal­ién­able des mots nous a sauvés ». Amour du lan­gage, ravisse­ment tou­jours renou­velé devant la sen­su­al­ité et la force d’incarnation des voca­bles : à tout cela, à quoi le poète rend grâce, s’ajoute l’exaltation née de l’extraordinaire puis­sance ontologique du poème :

 

Par bon­heur quelques mots résis­tent à l’usure
sur les lèvres et la langue
leur chair frémit
d’une volup­té intacte
soleil… rivage… 
ils dis­ent la jeunesse
 inso­lente du monde  CFE 1‑II

 

C’est là recon­naître dans la poésie le « con­tre-sépul­cre » qu’évoque René Char. Le poète retrou­ve à tra­vers la langue nou­velle du poème la « clarté native » du regard que l’enfant, inno­cent encore à la lisière du temps, por­tait sur le monde alen­tour. Comme si le temps et la mort reflu­aient, un instant niés par  beauté d’un chant inouï, la perte et l’oubli changés en pléni­tude par et dans le chant poétique.

 

Aubaine du poème
des yeux lavés d’enfance
con­vo­quent un ballet
d’insouciants dis­parus 

dans un temps aboli
c’est la métamorphose
des man­ques et des deuils
en con­certs d’allégresse DI 27

 

Jean-Claude Xuereb s’émerveille de ce mir­a­cle et de la puis­sance que  lui accorde l’écriture : « En ce lieu de sur­plomb de ma vie, j’ai soudain pou­voir d’inverser les signes. Le fruit remonte à l’arbre, rede­vient fleur ».

 

Poème : con­den­sa­tion dans les mots du temps et de l’espace,
par où fusion­nent « qui je fus » et « qui je suis »
en « qui je deviens », à l’instant fugace de l’écriture VJ 38

 

S’il s’agit bien de « con­denser » ce qui de nous se défait et s’échappe, cela ne peut se faire que dans la langue sec­onde du poème, dans la con­caté­na­tion con­certée de mots aux impli­ca­tions récipro­ques, dont « la mémoire biseautée », par une sorte d’irradiation du sens, sus­cite l’imaginaire et appelle à la con­nais­sance poé­tique du monde :

 

Ecrire : préserv­er du naufrage quelques éclats
de la pro­fu­sion de lumière et d’instants traversés,
inclu­sion de fos­siles dans la transparence
à facettes des mots, roule­ment imprévis­i­ble de dés
pro­jetés en avant de soi PDC 49

 

Et c’est en vérité dans le « roule­ment imprévis­i­ble » des mots sur la page, à tra­vers les pro­priétés physiques mêmes de la langue, que le poète rejoint, en un ful­gu­rant sur­croît d’existence, « le dire com­mun porté à sa plus grande inten­sité », ain­si qu’Yves Bon­nefoy définit la créa­tion poé­tique. On voit com­bi­en le lyrisme de Jean-Claude Xuereb, loin de se lim­iter à l’expression de sen­ti­ments per­son­nels, s’affirme dans une inter­ac­tion de l’expérience du monde, des émo­tions qu’elle sus­cite et d’une action sur le langage.

« Poésie de cir­con­stance », dit Jean-Claude Xuereb de son tra­vail. Sans doute occa­sion­nelle, témoignant au jour le jour de ren­con­tres, d’événements, de sen­sa­tions et d’émotions, mais éprou­vée dans l’universalité des cir­con­stances de la con­di­tion humaine. Cha­cune de ces cir­con­stances, si le poète s’en saisit, est à même de man­i­fester l’efficience de la parole poé­tique, sa ver­tu paci­fi­ca­trice et sa puis­sance de resti­tu­tion d’un par­adis. Il n’est pas une page de cette œuvre où ne s’inscrive, en fil­igrane à la beauté du monde, l’espoir porté par ces mots de Camus : « Dans les pro­fondeurs de l’hiver j’ai perçu qu’il y avait un invin­ci­ble été ».

Le tri­om­phe de cet « invin­ci­ble été » illu­mine l’émouvante adresse du poète à sa descen­dance, léguant à tout lecteur, en gage d’avenir, l’offrande d’une poésie dont nous savons qu’elle apporte un sur­croît de sens et de saveur à notre existence.

 

Enfants […] cette mai­son garante de vos racines veille
tel un bougeoir con­fi­ant sur votre dispersion […]

Le chant des cigales pro­longe le couchant
depuis ce lieu de fraîcheur entre deux chênes
où sont ancrés les repères de vos mémoires

Pour quelques instants retenez entre vos mains
une motte de silence de cette terre
où chante la graine des saisons à venir 

 

 

 

 

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Jean-Louis Vidal

Jean-Louis Vidal a publié :

-       Jean-Claude Xuereb, Edi­tions des Van­neaux, col­lec­tion « Présence de la poésie », 2016, pre­mière étude con­sacrée à l’œuvre de Jean-Claude Xuereb.

-       Ce lieu que j’ai choisi, con­tri­bu­tion au n° 15 de la revue « Phoenix », con­sacré à Jean-Claude Xuereb, 2014.

-       Pré­face à une antholo­gie bilingue de poèmes de Jean-Claude Xuereb, Edi­tions de l’Université de Ver­acruz, Mex­ique, 2018.

 

 

Notes[+]