Réfléchir sur le lien entre poésie et philoso­phie, ten­ter de penser leur rap­port, revient à relever un prob­lème. Il s’agit peut-être même d’un prob­lème fon­da­men­tal, d’un prob­lème métonymique­ment exem­plaire des dif­fi­cultés, pour ne pas dire des impass­es du mode de pen­sée dom­i­nant con­sti­tu­tif de notre civil­i­sa­tion. Ni plus, ni moins. Telle est l’idée générale (folle) dont nous ne pour­rons esquiss­er ici que très approx­i­ma­tive­ment les contours.

Il y a prob­lème lorsqu’une ques­tion, un thème ou un sujet, s’offre à des répons­es con­cur­rentes, voire con­tra­dic­toires, mais égale­ment légitimes selon les per­spec­tives qui sont les leurs. Pré­cisé­ment, la ques­tion du lien entre poésie et philoso­phie pose prob­lème : d’un côté, en effet, on ne saurait les con­fon­dre, dans les usages on n’écrit ni ne lit de la poésie comme on écrit et lit de la philoso­phie et récipro­que­ment ; d’un autre côté les pre­miers philosophes écrivaient des poèmes, la ten­ta­tion poé­tique ne s’est jamais démen­tie par­mi les philosophes, jusqu’à aujourd’hui, de la même façon que de nom­breux poètes s’aventurent sur le ter­rain philosophique. Poésie et philoso­phie vivent séparé­ment mais parta­gent régulière­ment leur couche.

Seule­ment voilà, pos­er un tel prob­lème et ten­ter de penser le lien poésie/philosophie en le résolvant, n’est-ce pas implicite­ment dire que les jeux sont faits, que l’approche philosophique pré­vaut, qu’elle l’emporte en pen­sant selon sa stratégie (dialec­tique) led­it lien avec la poésie ? N’est-ce pas recon­duire la fameuse hiérar­chie des arts dont Hegel s’est fait le héraut ? N’est-ce pas, par­tant, con­sacr­er ce que Cas­sir­er nomme : « l’univers scindé du logos » ? Le risque est bel et bien de fonc­tion­ner par dis­tinc­tions exclu­sives, selon des rap­ports biu­ni­vo­ques (ou bien ou bien), de déter­min­er des essences (le pro­pre de la poésie, le pro­pre de la philoso­phie) et de finir par adopter un point de vue supérieur dépas­sant l’opposition pre­mière des deux ter­mes, donc au seul béné­fice du philosophique.

Jean-Philippe Teste­fort, Délivrance du vers, Unic­ité, 2019.

Inverse­ment, entre­pren­dre de réfléchir poé­tique­ment la rela­tion entre poésie et philoso­phie, serait sans doute s’engager sur un chemin sans issue. Cela reviendrait à recon­naître que la poésie est finale­ment sol­u­ble dans la philoso­phie, que la poésie ne peut rien dire poé­tique­ment de pro­pre­ment philosophique, ce qui la mèn­erait à revendi­quer elle-même un domaine pro­pre, donc là encore à se plac­er sous l’autorité du concept.

Il nous faut, par con­séquent, pass­er ailleurs, trou­ver une entrée dans la couche, dans le lieu de leur intim­ité, là où il arrive que la peau de la poésie et celle de la philoso­phie se touchent par­fois jusqu’à l’indiscernable. Et c’est avec un poète non moins philosophe (et dans cet ordre) que nous allons entr­er dans l’interdit, dans leur inter­dit, il s’agit de Paul Valéry. Voici ce qu’il écrit : « La poésie la plus pré­cieuse est (pour moi) celle qui est ou fixe le pressen­ti­ment d’une philosophie.

État plus riche et beau­coup plus vague que l’état philosophique qui pour­rait suivre.

État de général­ité, de non-soi doué de toute la sen­si­bil­ité du soi. –

Plus vrai en un sens que le philosophe qui vient, car celui-ci va s’appliquer à dis­simuler son orig­ine et son moment favor­able que le poète, par une sim­u­la­tion inverse, va, tout à l’heure, exagér­er, dor­er, idéalis­er, achever.

D’une chance il va s’étudier à faire une improb­a­bil­ité. Tan­dis que le philosophe ira la présen­ter comme une cer­ti­tude. » (Cahiers II, Pléi­ade, Gal­li­mard, p.1070)

Relevons quelques points mar­quants de ce frag­ment (don­né dans son inté­gral­ité). À com­mencer par celui-ci : il y a un « état » de la poésie qui est puis­sam­ment philosophique et un « état » de la philoso­phie qui est nég­ligem­ment poé­tique. Autrement dit, cet « état » lui-même n’est ni pro­pre­ment poé­tique ni pro­pre­ment philosophique. L’origine est la même, il y a un même « moment favor­able », une « chance » (instant décisif, inspi­ra­tion, flash, intu­ition, décou­verte…) qui inau­gure, ouvre, stim­ule, motive tant la pro­duc­tion philosophique que la pro­duc­tion poé­tique. Quelque chose advient au et par, tant le philosophe que le poète (pour nous en tenir à ces deux fig­ures de la créa­tiv­ité), quand bien même le pre­mier se lance dans un exer­ci­ce ascé­tique et savant de l’imagination, et le sec­ond dans un exer­ci­ce débridé et esthé­tique de l’imagination (les deux voies fon­da­men­tales de la créa­tiv­ité selon Bachelard). Enfin, Valéry sug­gère qu’il y aurait deux vérités ou deux inten­tions de vérité dif­férentes et apparem­ment hétérogènes, puisque l’une chas­se l’autre, cor­re­spon­dant à ces deux types de pro­duc­tion créa­trice. Davan­tage même, la vérité poé­tique serait plus fon­da­men­tale dans la mesure où elle colle à l’origine, à cet état « de non-soi doué de toute la sen­si­bil­ité du soi », quand la vérité philosophique deman­derait plutôt de se couper de cette expéri­ence fon­da­trice pour génér­er un autre état de la pen­sée, un état désincarné.

Fran­chissons un nou­veau pas qui va ampli­fi­er la portée de ce relevé.

La poésie précède chronologique­ment la philoso­phie et, dans un pre­mier temps, la porte, porte l’expression d’une sagesse encore en vigueur (Hér­a­clite, Par­ménide, Empé­do­cle…). Mais, avec Socrate et plus encore Pla­ton, elle se développe et s’institutionnalise en tant qu’amour, désir de la « Sophia ». Ce savoir-sagesse, dont elle a encore au départ la mémoire, perd peu à peu de sa force et se mue en savoir théorique, car­ac­térisé en par­ti­c­uli­er par la ratio­nal­i­sa­tion morale (reproche adressé à Socrate par Niet­zsche) et plus large­ment à la suite par la con­nais­sance rationnelle. Nous avons là la sim­u­la­tion cor­re­spon­dance, assurée, cohérente et démon­trée, la recherche de la cer­ti­tude dont par­le Valéry (critère de la vérité philosophique qui la par­court his­torique­ment, de façon remar­quable chez Descartes par exemple).

Non seule­ment la poésie précède la philoso­phie et con­tin­ue secrète­ment de l’animer, mais elle sem­ble elle-même répon­dre orig­inelle­ment d’un autre désir de vérité que celui de la philoso­phie (et des sci­ences dans la con­ti­nu­ité), vérité liée à la mémoire, au main­tien de la mémoire, parole ten­ant hors de l’oubli (Aléthéia), qui engramme rythmes et images char­nelle­ment (le poète « exagère, dore, idéalise, achève »), parole con­duc­trice, faisant sagesse sur le plan même où elle opère, celui immé­di­at des com­porte­ments. La poésie orig­inelle est appar­en­tée au vécu mythique. Sa portée est éthique et non point gnoséologique (ce dont relève la morale, spécu­la­tive et appliquée). C’est pourquoi le poème colle à « l’origine », au « moment favor­able » quand le philosophème les dis­simule. Mais c’est dire, que le poème con­stitue le savoir de la ren­con­tre, en sit­u­a­tion (« l’improbabilité »), que son « état plus riche et plus vague » fait le pen­dant de son à‑propos, de l’art de l’improvisation dans l’ordre de ce que Husserl nomme « le monde de la vie ». Le poème est en quelque sorte per­for­matif sur le plan le plus immé­di­at qui est le sien, le plan dis­ons « exis­ten­tiel », là où le philosophème dif­fère dans son principe, sa vérité étant d’ordre critique.

L’approche phénoménologique met en relief le monde de la vie en regard du « monde don­né d’avance » de l’humanité européenne « sci­en­tifi­cisée ». Et cette human­ité est en crise parce qu’elle n’interroge plus les rela­tions les plus immé­di­ates au réel, à la vie par­ti­c­ulière­ment, rela­tions fon­da­men­tales sur lesquelles reposent, mais dis­simulées, tout édi­fice savant, sci­en­tifi­co-tech­nique. Aus­si ne suf­fit-il pas d’un mot d’ordre, d’en appel­er à un retour pseu­do méta­physique à « la ques­tion de l’Être » et d’affirmer la prox­im­ité de la « pen­sée pen­sante » avec la poésie (Hei­deg­ger) pour lever ou dis­soudre ce dont le prob­lème, ini­tiale­ment mis en exer­gue, est de loin en loin le symp­tôme. À savoir, un malaise dans la civil­i­sa­tion (pour par­ler comme Freud), expres­sion à la fois d’un besoin de sagesse et d’une incom­pé­tence à la sagesse.

Telles qu’elles se sont dévelop­pées au fil du temps et jusqu’à nous dans les usages dom­i­nants, excep­tés donc les ten­ta­tives qui font et en sont la con­tes­ta­tion, la philoso­phie sem­ble avoir une tête mais pas de cœur quand la poésie aurait du cœur mais pas de tête, pour résumer un peu car­i­cat­u­rale­ment. Notre recherche per­son­nelle, par l’écriture mais aus­si par la parole enseignante, sup­port­erait de se laiss­er définir à par­tir de cette car­i­ca­ture : trans­met­tre une pen­sée ayant cœur et tête, chair et esprit, ce que la notion « d’imagination cri­tique » recou­vre de façon pro­gram­ma­tique. Écri­t­ure poé­tique emprunte de philoso­phie, écri­t­ure philosophique emprunte de poésie ?

Nous répon­drons en reprenant ce que nous disions pages 147 et 148 de notre Essai hyp­ocrite sur le féminin et quelques thèmes adja­cents :

alors
de la philoso­phie, cet essai hypocrite ?
trop sou­vent, sans doute
par excès cer­taine­ment, par entraine­ment, emballe­ment linéarisé
par la parole, l’écriture
par l’épure de l’épure induite par le loisir
par la déréal­i­sa­tion statu­taire, au moins un peu, d’un antique priv­ilège en prove­nance directe de l’héritage patriarcal
mais
posez la ques­tion à qui de droit
il vous rira au nez
trop approx­i­ma­tive comme écriture
trop sen­tie, animée
presque poétique
alors ?
l’appétence involon­taire pour la phénoménologie
à l’enseigne de ma for­ma­tion philosophique
pataugeait déjà dans la même ambiguïté
            veine de pen­sée biaisée
            qui éloigne de l’exactitude dis­til­lée des pré­ten­tions savantes
mais
si la justesse est affaire terrestre
elle se tend entre la mer des émois et le ciel des contemplations
            pont jeté au-dessus de deux rives éro­sives et mobiles
            Z d’écriture à perpétuité
enfin
autant que dure une perpétuité
alors
entre pro­fondeur et totalité
entre corps à corps et fleurets mouchetés
une pen­sée courtoise
mais
freinée sur le seuil de l’idéal
et de toutes les his­toires s’ensuivant de la con­fu­sion des incarnations
bref
sans ric­o­chet troubadour
                        tout au plus gardé pieuse­ment secret
                                              cou­vé par le silence.

Com­plété de ce texte extrait de délivrance du vers :

le fin mot de l’histoire
effectivement
il n’a servi à rien
il ne sert à rien
et il ne servi­ra à rien
de chercher à le traquer
dans les réal­ités du monde

bien sûr le tremblement
des émo­tions dans les nuées
l’avait glacé
ce mot
façon­nant au revers
de com­muns ennemis
exploitant à tou­jours nou­veaux frais
l’artifice du grand interlocuteur

désor­mais que ces voûtes fissurées
folklorisées
ont per­du de leur force
au comble même de leur puissance
que leur vigueur est aux soins palliatifs
le mot se refait
fine­ment hors des fins
en aveugle
dans le désert des messies calcinés

nous n’avons encore rien vu
non
quelque chose comme le moment du non
de la poésie

du non du refus
au non de l’autre
bien des den­telles de barbarie
fleuriront
qui nous con­train­dront à nous ré
orient
er.

Parole souf­flée, à la fois poé­tique et philosophique, parole, donc, ni poé­tique, ni philosophique, pour le moins, tout à fait, parole infans, défini­tive­ment :

« Parole con­den­sant toute lumière, Parole encore non par­lée, con­tenant toute vérité, Parole encore souf­frant d’être muette comme le hurlement silen­cieux entre les mâchoires paralysées du tétanique. » (René Dau­mal, Le Con­tre-Ciel suivi de Les dernières paroles du poète, Poésie-Gal­li­mard, p. 41)

Jean-Philippe Teste­fort, 06 jan­vi­er 2024

Jean-Philippe Teste­fort, antholo­gie audio­vi­suelle des poètes vivants (pro­pos & poèmes) par Reha Yünlüel.

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