Julie Leroi, J’avais des palmes et une queue et autres poèmes

Par |2025-09-07T09:06:51+02:00 6 septembre 2025|Catégories : Julie Leroi|

À l’époque où j’avais des palmes et une queue,
une lumière irra­di­ait à tra­vers un écran de brume, un écran
sou­ple qui me séparait de quelque chose de fon­da­men­tal. Le monde
était utile, et mon exis­tence y participait.

Je me sou­viens du jour où je les ai per­dues : le monde
est devenu flou
avant de retrou­ver, soudain,
une net­teté nou­velle. J’é­tais passée

de l’autre côté. Ma queue était tombée, naturellement,
comme une mue, mes palmes s’é­taient atrophiées
avant de dis­paraître. Quand je me baigne dans la mer,
elles me revi­en­nent en pen­sée, mais j’ai aus­si conscience

de ce qui me manque. Ce pois­son est mon frère et cette eau, le berceau
de mes orig­ines. Un coquil­lage dans ma poche me rappelle
que tu existes, même si
je ne te vois jamais. Il est

bleu comme tes yeux. Je l’ai
ramassé en pen­sant en toi, ce qui en fait la chose
la plus pré­cieuse au monde.
Un squelette sec­tion­né : voilà ce qui nous attend,

voilà ce qui nous uni­ra et nous unit déjà, nous : gens
d’hi­er et d’au­jour­d’hui, gens d’hi­er et de demain, humains
en cette terre, ter­riens en cet univers
où un gigan­tesque trou noir a avalé le passé

loin­tain, avant de le recracher en un autre système
où je me baigne nue, avec toi, si beau, si majestueux,
nos palmes bat­tant l’eau
avec tant de facilité,

nos queues s’en­roulant l’une autour de l’autre dans une sublime
étreinte
que les étoiles, les planètes
n’osent même pas regarder.

Le renard bleu

Entre nous il y a un renard bleu
que cha­cun regarde avant de regarder l’autre.
Si nous pou­vons le voir, c’est justement
qu’il y a quelque chose entre nous.

Son regard est doux,
et il sent bon et sa four­rure est infin­i­ment douce
et infin­i­ment chaude.
Bien­tôt tu me diras : que ta peau et douce ! 
et je te dirai : que tes yeux sont bleus
et que tu sens bon ! Avant de plonger dans le lac
où l’amour s’agite, délais­sant des vagues de sueur
qui trem­per­ont nos corps jusqu’à l’in­térieur de nos cils
et de nos cheveux.

Une fois, j’ai con­nu l’amour pro­fond, c’était
il y a bien longtemps. Tu es venu
rem­plac­er cette image tout comme moi, je viendrai
répar­er tes blessures, au moins
quelques unes, au moins
un tout petit peu. Je viendrai
dire à ton corps nu que rien n’est fini, et ton esprit
l’au­ra com­pris. Je me baign­erai à la sur­face de ta peau pour que tu puisses
t’é­couler plus facile­ment. Alors,
tu pour­ras con­tem­pler les con­trées à par­tir desquelles la mer
s’a­grandit, pleine du sou­venir de ses mon­tagnes et de

ce renard bleu
qui les as par­cou­rues, longue­ment, avant de te rencontrer,
et de me ren­con­tr­er, et de
s’établir quelque part,
exacte­ment entre nous.

Jeune homme dans un wagon

Dans le wag­on du train, il y a un jeune homme
au joli muse­au, il me rappelle
un autre jeune homme
ayant par­cou­ru l’une de mes précé­dentes vies, en un lieu
assez proche de l’en­droit où roule ce train. Trente années
et cent kilo­mètres sépar­ent ces deux jeunes hommes,
ce qui n’est pas grand-chose, ce qui est
énorme.

Même nez fin, même men­ton, mêmes yeux
rusés, même côté ani­mal – un ani­mal intelligent
vouant sa vie à la musique et aux plaisirs. Je le
regarde comme une image du passé, un passé
qu’il répète sans le savoir, et indéfin­i­ment, comme nous tous,
y ajoutant peut-être une toute petite chose,
y retran­chant peut-être une autre petite chose,
quoique cela demeure tout à fait incertain.

Il ne sait pas encore ce qu’il est
en train d’ac­com­plir – cela, il le saura peut-être
dans vingt ou trente ou quar­ante ans, après avoir découvert
dans le wag­on d’un train ou au milieu d’une foule ou au
super­marché, l’im­age d’une jeune fille appar­tenant à
son pro­pre passé, une jeune fille qui ressem­blera peut-être
à celle qui me tourne le dos, à présent, et qui regarde
ce joli muse­au, et qui rit,
rit, pen­sant être la pre­mière à désir­er autant

le corps d’un autre, au point
de vouloir l’emplir, et de s’en emplir,
brûlant de combler le moin­dre de ses creux,
la moin­dre de ses failles.

Mon cœur est une chauve-souris

Mon cœur est une chauve-souris
pris­on­nière d’un exil
de néons sans arbre
sans ciel et sans cet air du soir qui
fait de nous des dieux

mon cœur n’a pas l’aile brisée
mais déchirée, il paraît que
la mem­brane se répare à cet endroit
il suf­fit d’at­ten­dre un peu
mais je pense à ce désir

qui me gon­fle et me bouleverse
ce désir fou de gag­n­er le corps
d’un autre comme on gagne le sommet
d’une mon­tagne, ce désir fou de dire :
tu ne sais pas comme tu m’émeus

tu ne sais pas ta beauté ton importance
viens que je te dise monsieur
viens, et je t’a­ban­donne l’eau de
ma riv­ière, cette eau où tu pourras
entr­er la douceur de tes mus­cles serrés

cette eau, je te la réserve
je la réserve à la volon­té ten­due de tes désirs
je la réserve à ce rêve que tu as collé
à la vie, ce rêve si beau parce qu’il est si grand
si grand qu’il est per­du d’avance

Présentation de l’auteur

Julie Leroi

Née en 1979, Julie Leroi vit et tra­vaille en Nor­mandie. Elle partage sa vie entre l’écri­t­ure et son tra­vail de secré­taire au sein d’une asso­ci­a­tion œuvrant pour l’é­tude et la pro­tec­tion de la faune sauvage. Elle écrit des nou­velles et des poèmes, dont cer­tains sont pub­liés en revue (Lichen, margelles dans un numéro à venir). Elle pré­pare actuelle­ment un recueil de nouvelles.

© Pho­to d’Al­ban Van Wassenhove

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