À l’époque où j’avais des palmes et une queue,
une lumière irradiait à travers un écran de brume, un écran
souple qui me séparait de quelque chose de fondamental. Le monde
était utile, et mon existence y participait.
Je me souviens du jour où je les ai perdues : le monde
est devenu flou
avant de retrouver, soudain,
une netteté nouvelle. J’étais passée
de l’autre côté. Ma queue était tombée, naturellement,
comme une mue, mes palmes s’étaient atrophiées
avant de disparaître. Quand je me baigne dans la mer,
elles me reviennent en pensée, mais j’ai aussi conscience
de ce qui me manque. Ce poisson est mon frère et cette eau, le berceau
de mes origines. Un coquillage dans ma poche me rappelle
que tu existes, même si
je ne te vois jamais. Il est
bleu comme tes yeux. Je l’ai
ramassé en pensant en toi, ce qui en fait la chose
la plus précieuse au monde.
Un squelette sectionné : voilà ce qui nous attend,
voilà ce qui nous unira et nous unit déjà, nous : gens
d’hier et d’aujourd’hui, gens d’hier et de demain, humains
en cette terre, terriens en cet univers
où un gigantesque trou noir a avalé le passé
lointain, avant de le recracher en un autre système
où je me baigne nue, avec toi, si beau, si majestueux,
nos palmes battant l’eau
avec tant de facilité,
nos queues s’enroulant l’une autour de l’autre dans une sublime
étreinte
que les étoiles, les planètes
n’osent même pas regarder.
Le renard bleu
Entre nous il y a un renard bleu
que chacun regarde avant de regarder l’autre.
Si nous pouvons le voir, c’est justement
qu’il y a quelque chose entre nous.
Son regard est doux,
et il sent bon et sa fourrure est infiniment douce
et infiniment chaude.
Bientôt tu me diras : que ta peau et douce !
et je te dirai : que tes yeux sont bleus
et que tu sens bon ! Avant de plonger dans le lac
où l’amour s’agite, délaissant des vagues de sueur
qui tremperont nos corps jusqu’à l’intérieur de nos cils
et de nos cheveux.
Une fois, j’ai connu l’amour profond, c’était
il y a bien longtemps. Tu es venu
remplacer cette image tout comme moi, je viendrai
réparer tes blessures, au moins
quelques unes, au moins
un tout petit peu. Je viendrai
dire à ton corps nu que rien n’est fini, et ton esprit
l’aura compris. Je me baignerai à la surface de ta peau pour que tu puisses
t’écouler plus facilement. Alors,
tu pourras contempler les contrées à partir desquelles la mer
s’agrandit, pleine du souvenir de ses montagnes et de
ce renard bleu
qui les as parcourues, longuement, avant de te rencontrer,
et de me rencontrer, et de
s’établir quelque part,
exactement entre nous.
Jeune homme dans un wagon
Dans le wagon du train, il y a un jeune homme
au joli museau, il me rappelle
un autre jeune homme
ayant parcouru l’une de mes précédentes vies, en un lieu
assez proche de l’endroit où roule ce train. Trente années
et cent kilomètres séparent ces deux jeunes hommes,
ce qui n’est pas grand-chose, ce qui est
énorme.
Même nez fin, même menton, mêmes yeux
rusés, même côté animal – un animal intelligent
vouant sa vie à la musique et aux plaisirs. Je le
regarde comme une image du passé, un passé
qu’il répète sans le savoir, et indéfiniment, comme nous tous,
y ajoutant peut-être une toute petite chose,
y retranchant peut-être une autre petite chose,
quoique cela demeure tout à fait incertain.
Il ne sait pas encore ce qu’il est
en train d’accomplir – cela, il le saura peut-être
dans vingt ou trente ou quarante ans, après avoir découvert
dans le wagon d’un train ou au milieu d’une foule ou au
supermarché, l’image d’une jeune fille appartenant à
son propre passé, une jeune fille qui ressemblera peut-être
à celle qui me tourne le dos, à présent, et qui regarde
ce joli museau, et qui rit,
rit, pensant être la première à désirer autant
le corps d’un autre, au point
de vouloir l’emplir, et de s’en emplir,
brûlant de combler le moindre de ses creux,
la moindre de ses failles.
Mon cœur est une chauve-souris
Mon cœur est une chauve-souris
prisonnière d’un exil
de néons sans arbre
sans ciel et sans cet air du soir qui
fait de nous des dieux
mon cœur n’a pas l’aile brisée
mais déchirée, il paraît que
la membrane se répare à cet endroit
il suffit d’attendre un peu
mais je pense à ce désir
qui me gonfle et me bouleverse
ce désir fou de gagner le corps
d’un autre comme on gagne le sommet
d’une montagne, ce désir fou de dire :
tu ne sais pas comme tu m’émeus
tu ne sais pas ta beauté ton importance
viens que je te dise monsieur
viens, et je t’abandonne l’eau de
ma rivière, cette eau où tu pourras
entrer la douceur de tes muscles serrés
cette eau, je te la réserve
je la réserve à la volonté tendue de tes désirs
je la réserve à ce rêve que tu as collé
à la vie, ce rêve si beau parce qu’il est si grand
si grand qu’il est perdu d’avance