Il y a une âme dans cette revue, on la croise, on la vit. On la ressent au fil des pages que l’on lit. Une âme, celle des beautés et des douleurs, de tout ce qui a fait le trag­ique du siè­cle passé. Et cette âme vit en Fario, ses pages de papi­er à l’ancienne, et sa belle couleur beige tout autant à l’ancienne. Elle vient d’un monde ancien, donc, cette revue, monde voilé que l’on aurait ten­dance à oubli­er afin de mieux se ras­sur­er, de mieux sur­vivre en pen­sant cro­quer à pleines dents un lieu con­tem­po­rain que nous pen­sons et affir­mons mod­erne, pour mieux ne pas le regarder. En cela, le récent numéro de Fario est un choc pour son lecteur, quand bien même ce dernier con­naît l’aventure de cette excep­tion­nelle revue. On ne trou­blera per­son­ne en dis­ant ici que les revues de cet acabit ne sont pas légions aujourd’hui. À cela, les raisons sont divers­es et ce n’est pas ici notre pro­pos. Ce monde d’avant que l’on arpente en lisant Fario est cepen­dant monde de main­tenant. Car la sim­ple exis­tence d’une telle revue, évo­quant aus­si bien l’intériorité des hommes durant les affres des folies d’hier que cette autre âme que notre moder­nité con­teste tant, l’âme des lieux, de leur géo­gra­phie, ici la Bucovine de Rose Aus­län­der par exem­ple, cette exis­tence est un déni pro­fond de tout ce qui pour­rit actuelle­ment l’être même de nos vies. Quelle impor­tance que tous ces « avoirs » pense-t-on en fer­mant les pages de ce douz­ième numéro, douze, il n’est guère de hasard, de Fario ? Nous voulons être et nous ne le savons plus. Du moins, nous mimons le « bon­heur » de ne plus le savoir ni le vouloir. Fario est un miroir de nos insuff­i­sances col­lec­tives con­tem­po­raines. On peut se men­tir et pass­er son chemin, on peut aus­si plonger dans le ques­tion­nement que posent sans cesse, et avec une cer­taine urgence, Vin­cent Pélissier, le directeur de la revue, et son équipe, un ques­tion­nement répété sans le dire. Dans l’importance du silence.

Pour bien saisir ce qui est « l’engagement » de cette revue, au sens noble et non tris­te­ment dévoyé hier par des fig­ures lit­téraires et idéologiques aux­quels on attache sans aucun doute encore bien trop d’importance, mais cela ne dur­era guère, on se reportera à cette note d’intention signée Vin­cent Pélissier :

http://www.editionsfario.fr/spip.php?article2&site=1

Il y a beau­coup en ces quelques lignes. Comme dans les noms des écrivains pub­liés par les édi­tions du même nom, dans le sil­lage de la revue : Salah Stétié, Hen­ri Droguet, Fer­nand Deligny, Serge Airol­di, Gün­ther Anders, Pierre Bergounioux, Gus­tave Roud ou James Sacré. Les édi­tions Fario sont ain­si l’éditeur du tome 2 de L’obsolescence de l’homme, maître livre de Anders sans lequel Debord n’eut peut être pas été Debord, du moins ce Debord , celui qui compte tant pour nous, et dont nous pré­ten­dons ici que la pen­sée vit pour main­tenant. Être l’éditeur de ce livre, cela aus­si est beau­coup. J’évoquais Debord. Sa sil­hou­ette plane dis­crète­ment sur Fario, revue qui crée une sit­u­a­tion sur­prenante, celle du ques­tion­nement de la sit­u­a­tion qui nous a créés. On ne sera donc pas sur­pris de crois­er, selon les numéros, les plumes d’Anders ou Jappe.

En ce numéro 12 de Fario, on lira des textes de Jean-Paul Michel, ouvrant l’interrogation sur l’illusion de ce que furent nos utopies, nour­ries de celles du passé, et leur devenir ter­ri­fi­ant, une inter­ro­ga­tion comme un fil « rouge » en Fario, Bau­douin de Bod­i­nat, Mar­cel Cohen, une belle nou­velle d’Henri Droguet, des lignes de Dominique Buis­set qui réfléchissent en nous ce que sont le poème et le poète (« Et quand lui-même il vient à l’image, c’est dans un plan sec­ond, sim­ple fig­ure d’un être au monde »), rap­pelant com­bi­en est ici essen­tielle le jeu/je de la mesure. Vien­nent ensuite une nou­velle de Car­o­line Fourgeaud-Lav­ille, les car­nets de Jean-Luc Sar­ré, avec des ful­gu­rances : Oran. Été 43. Être le fruit d’une nég­li­gence, une faute d’étourderie, une coquille, un cuir, un lap­sus… C’est, au bout du compte, plutôt léger à porter. J’aurais trou­vé plus con­trari­ant qu’on ait pu « me vouloir ». Ou plus loin : Minu­it. Le grossier claque­ment d’une paire de tongs offusque la lune. Puis un beau texte de Serge Airol­di, ponc­tué par un poème de Novel­la Can­tarut­ti qu’il faut absol­u­ment lire, un inédit de Fer­nand Deligny, et le texte lu en forme de pied de nez par l’écrivain grec Thanas­sis Valti­nos lors de sa récep­tion à l’Académie. Une fois par­venu là, au mitan de la revue, le lecteur ren­con­tre les ate­liers croisés de Richter et de Kluge, l’artiste et le cinéaste ayant con­stru­it un dia­logue en regards. Suit un entre­tien pas­sion­nant avec Kluge. Puis huit thès­es de Gün­ther Anders, dont la pen­sée ne cesse de hanter notre époque, dans le silence peureux le plus com­plet –ou presque.

L’heure est alors à la poésie. Un beau poème de Bill Zavatsky, autour de Bill Evans, nais­sance d’une ami­tié aus­si. Et Rose Aus­län­der. Que dire ? Sinon les larmes qui mon­tent aux yeux. Fario pub­lie ici en bilingue, dans une tra­duc­tion excep­tion­nelle signée François Math­ieu, un ensem­ble, Pour qu’aucune lumière ne nous aime, un recueil de l’immense poète de langue alle­mande, poète qui résume à elle seule tout le 20e siè­cle, et dont la poésie dit, aus­si à elle seule, l’âme de la revue Fario. Ces pages suf­fi­raient à légitimer l’acquisition de ce volume.

Ain­si, cette Arche :

 

Dans la mer
une arche
d’étoiles
attend

 

la cen­dre
survivante
après
le déluge de feu

 

Cela n’est guère con­nu mais il n’y aurait pas de Recours au Poème sans la poésie de Rose Aus­län­der, une poésie dont l’influence irrigue, creuse un sil­lon qui n’apparaît pas encore claire­ment mais con­stru­it forte­ment. Dans le silence appar­ent, et l’illusion bruyante.

La revue pour­suit ce tra­vail, celui de don­ner à lire les voix de Czer­nowitz, depuis son orig­ine, ou presque. Son numéro 10 com­por­tait ain­si la qua­trième par­tie d’une Chronique du ghet­to de Czer­nowitz et de la dépor­ta­tion en Transnistrie, avec des textes traduits par François Math­ieu. D’une cer­taine manière, la pub­li­ca­tion des poèmes de Rose Aus­län­der pour­suit cette chronique qui, témoignant de qua­tre années de l’histoire d’une ville-cap­i­tale, résume celle du 20e siè­cle, et de ce fait… nous résume.

Pour finir, Fario demande à trois écrivains, Gilles Orlieb, Antoine Emaz et Jacques Lèbre, Où écrivez-vous. Un ques­tion­nement suivi. 

Mais je dois revenir en arrière, volon­taire­ment, au texte de Mar­cel Cohen, lu à l’orée de ce numéro, inti­t­ulé La sphère de Magde­bourg. Écrire la Cat­a­stro­phe, témoignage et fic­tion texte qui, dans le sil­lage de ren­con­tres ini­tiées par Cécile Wajbrot en 2011, inter­roge le rap­port entre l’écriture et la Cat­a­stro­phe, la Shoah. Toute l’aventure de Fario est ici, dans la poésie de Aus­län­der et dans la pub­li­ca­tion d’un texte tel que celui de Mar­cel Cohen, lequel nav­igue entre écri­t­ure de sa pro­pre mémoire et pen­sée sur ce qu’est écrire sa pro­pre mémoire, autrement dit sur l’impossible qu’est cette écri­t­ure. Que nous est-il arrivé à tous dans ce qui est arrivé aux vic­times des tragédies du siè­cle passé, sem­ble deman­der Mar­cel Cohen, et avec lui la revue Fario, oui, que nous est-il arrivé, à nous qui pré­ten­dions, et pré­ten­dons tou­jours sem­ble-t-il, être la cul­ture. Nous, qui sommes le lieu de la mise en fonc­tion d’usines à fab­ri­quer la mort des êtres humains, d’abord, des êtres ensuite.

Revue Fario n° 12, hiv­er 2012- printemps.

Les numéros 10 et 11 sont tout aus­si fon­da­men­taux, et l’on gag­n­era à se les procurer.

(deux numéros par an).

26 rue Daubigny – 75017 Paris.

revue.fario@gmail.com

 Site : http://www.editionsfario.fr/

Abon­nement : 50 euros.

Le numéro : 28 euros. Chaque numéro, autour de 400 pages.

 

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