Quel curieux titre d’abord, Les Hommes sans Epaules ! Et quand on com­prend que ce titre se réfère à un livre de J. H. Ros­ny Aîné, Le Félin géant, aux temps immé­mo­ri­aux de l’âge des cav­ernes et de la fic­tion pop­u­laire, le mys­tère ou le trou­ble s’épaississent.

Mais, peu à peu, à force de fréquenter la revue et de relire la qua­trième de cou­ver­ture qui invari­able­ment cite le pas­sage fon­da­teur, la puis­sance de la sug­ges­tion opère : « Zoûhr avait la forme étroite d’un lézard ; ses épaules retombaient si fort que les bras sem­blaient jail­lir directe­ment du torse : c’est ain­si que furent les Wah, les Hommes-sans-Épaules, depuis les orig­ines jusqu’à leur anéan­tisse­ment par les Nains-Rouges. Il avait une intel­li­gence lente mais plus sub­tile que celle des Oul­hamr. Elle devait périr avec lui et ne renaître, dans d’autres hommes, qu’après des mil­lé­naires. » Tiens, se dit-on, les poètes ne sont pas seule­ment des prophètes ou des phares ou des lin­guistes paten­tés ou des uni­ver­si­taires désœu­vrés. Une autre fil­i­a­tion est pos­si­ble, ils sont aus­si (d’abord ?) une com­mu­nauté, et elle tra­verserait le temps avec ses rites, son intel­li­gence lente et sub­tile ; une com­mu­nauté par­fois effon­drée, par­fois renais­sante, ayant un rap­port pro­pre à l’histoire et une façon bien à elle d’épouser le réel et d’imprégner l’aujourd’hui ; une com­mu­nauté rassem­blée par une espèce d’utopie faite de détache­ment et d’excès. Tiens, se dira-t-on, voilà un réc­it qu’on ne m’a jamais pro­posé, une médi­ta­tion que l’on ne m’a jamais ouverte. Cette com­mu­nauté des invis­i­bles serait-elle le pro­pre de la poésie ?

Je ne suis pas un spé­cial­iste de l’histoire lit­téraire. D’autres que moi auraient plus de crédit pour situer cette revue dans le paysage des soix­ante dernières années. Puis, il y a l’excellent site de la revue qui donne toutes les indi­ca­tions néces­saires pour suiv­re le pas-à-pas de l’aventure que furent les trois péri­odes de ses pub­li­ca­tions : 1953 – 1956 ; 1991 – 1994 ; 1997 à nos jours. Toute­fois, en recher­chant dans les orig­ines de la revue, il me sem­ble trou­ver les deux pôles autour desquels s’articule Les Hommes sans épaules (HSE) : le pre­mier pôle tourne autour de la générosité, l’ouverture non pas seule­ment à la poésie – ce qui est le min­i­mum atten­du d’une revue de poésie – mais aux poètes : « Nous inviterons nos amis à s’expliquer sur ce qui leur paraît essen­tiel dans leur com­porte­ment d’être humain et de poète. » Et aus­sitôt l’ouverture pro­posée est reliée – si j’ose cette métaphore théologique – à la présence réelle de l’homme poète. Le deux­ième pôle se trou­ve dans le texte adressé par Hen­ry Miller aux fon­da­teurs lors du début de leur aven­ture : l’appel à la jeunesse et avec elle au refus de l’embrigadement : « Ne vous adaptez pas, ne pliez pas le genou. » Je n’épiloguerai pas sur le thème rebat­tu de la jeunesse, mais sur sa con­di­tion dic­tée par Miller : le refus de suiv­re les appels à l’adaptation, et, ce qu’il induit : suiv­re son chemin, par­fois par la révolte, et le plus sou­vent et le plus dif­fi­cile­ment, en restant indif­férent à l’ordre donné.

Une revue serait donc une com­mu­nauté de poètes… Peut-être con­vient-il aujourd’hui de s’interroger sur le besoin et la néces­sité de renouer avec l’être ensem­ble en poésie. Peut-être sommes-nous aujourd’hui trop ermites, trop ana­chorètes dans ce mode ; peut-être devons-nous réap­pren­dre la richesse de la ren­con­tre en poésie, des frot­te­ments, des inter­péné­tra­tions, des jeux d’échos et de répons qu’offre une com­mu­nauté d’hommes et de femmes. La revue porte bien en ses gènes cette ardente voca­tion. Pour Les Hommes sans épaules, comme le rap­pel­lent ses textes fon­da­teurs, elle en est sa rai­son d’être. En m’y abon­nant il y a plus de quinze ans, je n’en avais que faible­ment con­science et c’est bien ain­si. On n’instrumentalise pas une ren­con­tre, on la fait.

Fort de ces années ami­cales, je voudrais redire mon attache­ment à cette revue en le résumant en trois points : d’abord, me frappe la grande diver­sité des poètes qu’elle rassem­ble. Par elle, j’aime enten­dre la poly­phonie des poètes d’aujourd’hui, enten­dre une foule en marche, avec ses soli­taires, ses fig­ures stel­laires ou obscures. On devine des cor­re­spon­dances, on pressent des engage­ments incom­pat­i­bles deux à deux, on touche des univers qui se coudoient sans s’éprouver. A ce titre, HSE ren­voie une image fidèle d’aujourd’hui, où la poésie est éclatée, frag­ile mais à l’œuvre, sans doute, servie et pro­tégée par son anony­mat actuel, qui préserverait la diver­sité de sa faune et de sa flo­re. Il faut s’avancer dans le ter­ri­toire d’une revue pour en décou­vrir le champ et la pro­fondeur. Par son ouver­ture, HSE par­ticipe et donne à voir, avec la sim­plic­ité d’une revue, la vital­ité de la poésie d’aujourd’hui.

Ensuite, HSE c’est une fig­ure pleine d’histoire(s) – 60 ans l’année prochaine ; ce qui se traduit par un attache­ment et une sen­si­bil­ité par­ti­c­ulière aux poètes qui tra­ver­sèrent cette péri­ode. Elle pro­pose son réc­it, ses repères, son écoute sur ce temps long, que sans elle, on appréhen­derait – peut-être trop il me sem­ble – en la réduisant à quelques fig­ures emblé­ma­tiques. Peut-être croit-on se ras­sur­er en la résumant ain­si. Peut-être aus­si que la mise en réc­it effraie, tant l’ensemble parait hétéro­clite ? Mais la poésie est aus­si une his­toire comme elle a besoin d’histoires pour s’éprouver. Sur elle, s’accrochent les mar­ques du temps, le sou­venir des poètes et des com­mu­nautés qu’elle abri­ta, les luttes, les peurs, les quêtes, les illu­sions, les recherch­es dont elle fut le récep­ta­cle. A l’écouter par le biais d’une revue, on entend des phrasés, on écoute des mou­ve­ments qui se déga­gent et dans ce réc­it qui ne se dit pas, se dévoile peu à peu ce dont notre mémoire se tapisse. Ain­si, par cette mise en per­spec­tive des HSE, par l’illustration offerte plus que par l’explication, sa lec­ture par­ticipe à human­is­er le regard sur la poésie, et si j’ose, à la mon­tr­er comme une his­toire d’hommes et de femmes engagés par et dans leur créa­tion. Ou pour dire les choses autrement, je trou­ve dans cette revue, un juste équili­bre entre poètes, poèmes et poésie.

Enfin, HSE est aujourd’hui une revue à la fois studieuse et généreuse. L’effort fourni pour écrire une biogra­phie et une bib­li­ogra­phie de chaque poète présen­té, de présen­ter une repro­duc­tion sans apprêt de pho­tos, de con­stru­ire de forts dossiers, utiles et per­ti­nents, ou encore de pro­pos­er une large palette de recen­sions, tout cet effort souligne à la fois un sérieux et un engage­ment au ser­vice de la poésie peu com­muns ; et plus pro­fondé­ment encore, der­rière cette égal­ité de traite­ment entre poètes con­nus et incon­nus, une volon­té de faire lien, de con­stru­ire une com­mu­nauté de poètes, posi­tion quelque peu utopique, mais si pleine de générosité, et à vrai dire, si néces­saire aujourd’hui.

Voilà, en quelques mots, l’intérêt très per­son­nel que je porte à HSE, à cette com­mu­nauté des invis­i­bles. Cela n’entame en rien, bien sûr, le bien-fondé des autres revues de poésie, dont Arpa, La Revue de Belles-Let­tres, Nunc bien sûr et aujourd’hui Recours au Poème ! Au con­traire, c’est par HSE que je me suis ouvert à d’autres revues. C’est pourquoi aus­si, de manière très sub­jec­tive, il me sem­ble que la place qu’occupe HSE dans le petit monde des revues de poésie reste sin­gulière car elle traduit un besoin et un engage­ment lucides qui doivent être vive­ment soutenus.

Pour tout ren­seigne­ment sur cette superbe revue :

http://www.leshommessansepaules.com/

 

image_pdfimage_print