Et de quelle manière ! Ce 27e numéro de la tou­jours très belle revue Nunc, accom­pa­g­né de dessins et de pho­togra­phies superbes de sculp­tures de Paul de Pig­nol, s’organise autour d’un dossier con­sacré au poète anglais Gérard Man­ley Hop­kins. Aus­si con­nu et impor­tant dans le monde anglo-sax­on que peut l’être Rim­baud dans le monde fran­coph­o­ne. Un poète qui fait d‘ailleurs l’objet d’études régulières dans le cadre de la Hop­kins Quater­ly, revue basée à Philadel­phie (www.hopkinsquaterly.com). À l’évidence, la place accordée à ce poète dans nos con­trées, ou le peu de place plutôt, mérit­erait un essai à elle toute seule. Tout juste peut-on lire Hop­kins en se procu­rant un vol­ume de la col­lec­tion Orphée, col­lec­tion rede­v­enue depuis peu active, ou bien chez Arfuyen, un pre­mier tome de ses poésies traduites par Jean Mam­bri­no, en atten­dant le sec­ond dont la paru­tion est annon­cée. Un ancien numéro de la revue Po&sie aus­si, il y a une dizaine d’années. La col­lec­tion de poche Poésie Gal­li­mard a dû s’endormir. Il y a donc des veilleurs, c’est heureux. La revue Nunc est de ceux là, pro­posant ce qui est sans aucun doute le plus impor­tant dossier jamais con­sacré à Hop­kins en langue française, avec de nom­breux poèmes dans les tra­duc­tions de René Gal­let, Jean Mam­bri­no et Jacques Dar­ras. Hop­kins est devenu célèbre et impor­tant après sa mort, lui qui n’eut pas le bon­heur de voir ses poèmes édités de son vivant. Out­re la force de sa poésie, l’importance de ce poète tient à la façon dont il a renou­velé en un geste unique la langue poé­tique anglaise, ce que son tra­duc­teur dis­paru il y a peu, René Gal­let, appelait le « rythme bondis­sant ». Cette écri­t­ure est analysée ici par Emi­ly Tay­lor Mer­ri­man, par ailleurs col­lab­o­ra­trice de la Hop­kins Quater­ly, dans un arti­cle solide, une écri­t­ure dont elle dit ceci : « Pour ceux qui con­nais­sent peu le prêtre et poète Ger­ard Man­ley Hop­kins, l’invention du sprung rhythm (ou « rythme bondis­sant » dans la tra­duc­tion française de René Gal­let) et l’usage qu’il en fit peu­vent appa­raître comme un étrange mys­tère poé­tique. En vérité, cette nou­velle forme prosodique n’est guère com­plexe dans son essence, mais cer­taines obscu­rités entourent la manière dont le poète a écrit sur le sujet, de même qu’elle ren­ferme cer­tains élé­ments para­dox­aux qui l’ont fait appa­raître comme ésotérique, rebu­tante voire bizarre, mais aus­si exal­tante. Plus de cent ans après son inven­tion pat Hop­kins, le rythme bondis­sant con­tin­ue de sus­citer de l’intérêt dans cer­taines sphères sans toute­fois pro­duire un con­sen­sus (…) La valeur du rythme bondis­sant ne réside pas seule­ment dans ses inno­va­tions tech­niques – qui, à l’instar de nom­breuses grandes inno­va­tions, remon­tent à des formes plus anci­ennes – mais aus­si dans ses ram­i­fi­ca­tions qui dépassent le domaine de la ver­si­fi­ca­tion en elle-même pour ouvrir à de dimen­sions à la fois poli­tiques et méta­physiques ». De quoi s’agit-il ? De cela :

 

Sévère, out­re terre, égal , accordable,│voussuré, démesuré… saisissant
Le cré­pus­cule œuvre à la nuit incommensurable│l’universelle matrice, demeure, tombe.
Ses ten­dres lueurs d’ambre, retirées en sin­u­ant vers le couchant,│sa lumière grise, désolée,
                                                                                                                                           [sus­pendue là haut
Se dis­sipent ; des primes étoiles,│prééminentes nous surplombent,
Célestes fig­ures-de-feu. Car la terre│a dénoué son être ; sa diaprure est finie, dis-
per­sée, entière­ment con­fon­due, en cohues ;│l’un trem­pant dans l’autre, se pâtant ; tout
À présent se démé­more, se démembre│en entier. Mon cœur tu me souf­fles vrai :
Notre cré­pus­cule nous domine, notre nuit│tombe, s’abat pour notre fin.
Seules les branch­es feuil­lées en becs dragonesques│damassent le jour morne, au poli
                                                                                                                                       [d’outil ; noires
Pro­fondé­ment noires. Notre ora­cle, Ô notre ora­cle !│Que la vie épuisée, oh que la vie dévide
sa var­iété jadis si dense, tachetée, veinée│toute sur deux bobines, sépare, par­que, enclose
À présent tout entière en deux trou­peaux, deux enceintes – noir, blanc ;│bien, mal, compter
                                                                                               [seuls, faire cas de ces seuls, songer
À ces deux seuls ; pren­dre garde à un monde où ces│deux seuls dis­ent, se contredisent ;
                                                                                                                                             [à une torture
Où les pen­sées ten­dues, tor­dues d’elles-mêmes, désen­gainées, désabritées│crissent contre
                                                                                                                   [des pen­sées gémissantes.

 

Nous sommes au 19e siè­cle. On pren­dra garde aujourd’hui, avant de clamer sa moder­nité à tout va, de lire Hop­kins. Car le poète était homme du 19e siè­cle − et prêtre. Un prêtre catholique dans une Angleterre protes­tante, Angli­cane. En une époque décul­turée et par­fois fière de l’être, cela dira peu. Pour­tant, devenir catholique dans cette Angleterre-là, c’était un acte plus que courageux. C’était se met­tre au ban de sa famille et d’une par­tie de la société. Pass­er à l’ennemi. Donc, poète mod­erne, boulever­sant la langue poé­tique anglaise, catholique et… Jésuite de sur­croît. De quoi rabat­tre cer­tains caque­ts. Hop­kins n’a rien pour plaire de nos jours. Si ce n’est que sa poésie est une des plus grandes de l’histoire de la poésie. Encore faut-il repouss­er au loin ses a pri­ori bien pen­sant pour l’approcher.

Par­courant ce bel ensem­ble, on lira un texte magis­tral sur la vie et la récep­tion du poète, signé Adrien Graffe, le même ayant dirigé le dossier ; Puis Ron Hansen, l’auteur de L’assassinat de Jessy James par le lâche Robert Ford, roman ayant don­né lieu à un immense film éponyme, sur l’amitié pro­fonde et cepen­dant cri­tique entre le poète et l’un de ses pairs, Robert Bridges, très recon­nu en son temps, et qui sera à l’origine de l’édition des poèmes d’Hopkins ; Michael Edwards sur le dit de cette poésie ; le philosophe Jérôme de Gra­mont s’interrogeant sur ce qui retient et libère en Hop­kins l’écriture du poème ; Michèle Drap­er sur la nature dans cette œuvre ; Jean-Marie Lecomte sur son lan­gage et l’imagination ; Jean-Bap­tise Sèbe sur la façon dont Urs von Balthasar a lu le poète ; une prom­e­nade de Claude Tuduri. Le tout se ter­mine par un texte de René Gal­let, auquel la revue rend aus­si hom­mage. Les études sont entre­coupées par les poèmes d’Hopkins, sous l’égide des trois tra­duc­teurs. Un dossier qui per­met une plongée extra­or­di­naire dans une œuvre majeure.
Il fal­lait bien cela pour les dix ans d’une telle revue.
Mais Nunc pub­lie aus­si, en son début, et comme à son habi­tude, des poètes con­tem­po­rains. On trou­vera ain­si, par exem­ple, les très beaux poèmes (La Peur, en par­ti­c­uli­er) de Fran­co Mar­coal­di, traduits de l’italien par Roland Ladrière, ain­si qu’une sizaine de poème signés Gwen Gar­nier-Duguy, dont sa très belle Mai­son Sacrée. Six poèmes qui se ter­mi­nent par Le soulève­ment du vivant. Six poèmes pour dire Le chant des racines. Un ensem­ble de grande force.
Notons pour ter­min­er l’article éclairant de Christophe Lan­glois au sujet de Tranströmer.
Bien sûr, on peut pass­er à côté de ce numéro si on n’est pas con­cerné par la poésie.

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