300 pages con­sacrées à la poésie coréenne con­tem­po­raine, on mesure dif­fi­cile­ment l’extraordinaire tra­vail que cela représente pour l’équipe de la revue Po&sie. Ce vol­ume est un mon­stre. Dans le bon sens du terme, celui qui désigne un ouvrage immé­di­ate­ment incon­tourn­able dans son domaine. Et en effet on ne pour­ra plus se pencher sur la poésie actuelle de cet endroit du monde sans en pass­er par ce livre excep­tion­nel. Dix ans après un numéro inti­t­ulé « Poésie sud-coréenne », Corée 2012 est con­sacré entière­ment à des poètes d’aujourd’hui. Le vol­ume est divisé en deux grandes par­ties, de tailles iné­gales. La pre­mière, orchestrée par le pro­fesseur Jeong Myeong-Kyo, pro­pose une antholo­gie de la poésie coréenne con­tem­po­raine, laque­lle occupe les ¾ du livre. Elle est suiv­ie d’une par­tie « essais ».

L’anthologie de poésie est elle-même divisée en cinq par­ties, « déter­minées par l’histoire pro­pre de la poésie au sein de l’histoire générale de la Corée » (p.7) :

Libéra­tion
Luttes
Vivre
Diver­gences
Ren­con­tres

Chaque par­tie réu­nis­sant plusieurs poètes. L’ensemble met en scène une poésie mar­quée par l’histoire récente vio­lente de la Corée, entre occu­pa­tions, guer­res, dic­tatures et divi­sion de la pénin­sule. On est frap­pé à la fois par cette vio­lence et par la volon­té de résis­tance, y com­pris main­tenant face au mael­ström économique con­tem­po­rain, mais aus­si par la manière dont cette poésie a inté­gré la moder­nité poé­tique, s’étant inter­rogée sur la langue et ayant reçu la « cul­ture occi­den­tale » sou­vent comme une voie de libéra­tion. Ce sont donc des sen­ti­ments mêlés, par­fois même con­tra­dic­toires qui ani­ment la lame de fond des poésies ici pro­posées aux lecteurs. Cette par­tic­u­lar­ité de l’histoire de la poésie coréenne dans l’histoire de la Corée est explic­itée par un texte lumineux de Jeong Myeong-Kyo, en ouver­ture. Il écrit par exem­ple ceci : « Ce que la généra­tion de Jeong Hyun-jong a décou­vert, c’est la démoc­ra­tie, et c’est la posi­tion de l’individu mod­erne. Cepen­dant, Hwang Ji‑u, Lee Seong-bok et Kim Hye-soon, qui ont fait leur appari­tion dans le milieu lit­téraire dix ans après Jeong, ont douté de l’indépendance de la sub­jec­tiv­ité indi­vidu­elle, et leur atten­tion s’est portée sur les rela­tions entre cir­con­stances et exis­tence. Du temps de leur généra­tion, la Corée a con­nu une crois­sance économique ful­gu­rante, mais la mod­erni­sa­tion fut menée par une autorité répres­sive alors même que la richesse matérielle se déploy­ait dans le pays. Dans ces con­di­tions, l’oppression poli­tique a gelé le pays. Les sen­sa­tions et les images que Lee Seong-bok nous livre hâtive­ment font vibr­er, en un indi­vidu, le monde entier avec toute son agi­ta­tion, un monde où se mêlent asservisse­ment et oppres­sion, plaisir et douleur, espérance et péché. La seule chose que le poète a com­prise, dans cette vibra­tion du monde en lui, c’est qu’il faut accepter le « pus de l’amour » comme un des­tin, c’est qu’il faut vivre avec ce pus. Ain­si Lee Seong-bok a‑t-il trans­for­mé la con­cep­tion du lan­gage poé­tique. Ce lan­gage poé­tique, chez lui, ne tend pas à représen­ter le monde ou à exprimer le moi, il vise à (re)connaître le monde. Le lan­gage est pris dans le monde tel qu’il est. Aban­don­nant la syn­taxe, le lan­gage se fait impur ; il se tord, hurle, rejette. Le lan­gage devient lui-même le pus de l’amour ».

Suiv­ent alors des textes de 27 poètes. De façon toute sub­jec­tive, je retiendrais les poèmes des auteurs suiv­ants : Park Yn-hui, Ko Un, Moon Chung-hee, Cho Jung-Kwon, Hwang Ji‑u, Hwang In-suk, Song Chan-ho, Huh Su-kyung, Kim Haeng-suk, Jin Eun-young, Yi Jun-gyu, Kang Jeong.
Mais l’ensemble est d’une telle richesse ! Citons cet extrait de Jin Eun-young qui de mon point de vue traduit assez l’un des tons de l’ensemble :

 

J’écris des poèmes.

Car il est plus impor­tant de me servir de mes doigts que de ma tête. Mes doigts vont s’étirer au plus loin de mon corps. Regarde l’arbre. Pareille aux branch­es qui se trou­vent au plus loin du tronc, je touche les souf­fles de la nuit calme, le bruit de l’eau qui coule, l’ardeur d’un autre arbre qui brûle (…)

[extrait de Poème des longs doigts, tra­duc­tion de   Kim Hyun-ja.

 

Ensuite, la par­tie Essais fait elle aus­si immé­di­ate­ment date. J’en retiens en par­ti­c­uli­er les textes de Jean-Claude de Crescen­zo au sujet de Ko Un, de Jean Bellemin-Noël évo­quant les par­tic­u­lar­ités de la tra­duc­tion à qua­tre mains en com­pag­nie de Choe Ae-young, celui de Young Kyung-hee au sujet d’un groupe de 9 artistes (romanciers, poètes et pein­tres), [lu], groupe d’expériences textuelles, choisi afin de mon­tr­er le rôle de l’avant-garde dans le con­texte coréen. La par­tie com­mence par un texte pas­sion­nant de Ju Hyoun-jin, Poésie, cat­a­combe de la mémoire. Quelle dis­tance de la poésie à l’histoire ?, qui aide à penser ce qu’est le « fardeau » du poète, coréen sans doute – mais pas seule­ment, très certainement.

Un numéro de revue à lire et à con­serv­er pré­cieuse­ment dans sa bibliothèque.

image_pdfimage_print