La revue La Tra­duc­tière, dont la grande orig­i­nal­ité est d’être con­crète­ment ouverte sur le monde, par l’acte de pub­li­er des textes en langue orig­i­nale accom­pa­g­nés de leur tra­duc­tion en français et en anglais, offre son 31e  numéro. Une revue dont il peut sem­bler inutile de van­ter la grande qual­ité tant c’est une évi­dence, et même une référence du point de vue de l’aventure de Recours au Poème. Cette année, Jacques Ran­court et son équipe pro­posent deux dossiers intrin­sèque­ment liés : « Poèmes que nous sommes » et « Domaine roumain ». Deux ensem­bles liés de par les noms qui com­posent les dossiers (des poètes et écrivains roumains inter­vi­en­nent au sujet du poème) et par le con­tenu des textes pro­posés par le dossier roumain, un dossier de très grande qual­ité. Et même : un dossier appelé à faire date. Les mots de présen­ta­tion rédigés par Ran­court ne peu­vent que réson­ner en nos pages : « Sommes-nous, ne sommes-nous pas, en tant qu’êtres humains, des poèmes ? Parta­geons-nous avec ces derniers une com­mu­nauté de des­tin ? ». Ici, nous ne pen­sons pas qu’une telle ques­tion soit incon­grue, bien au con­traire. La poésie et le Poème ne sont pas le lieu d’un amuse­ment ou d’un loisir, mais celui en effet d’une des­tinée col­lec­tive. Ce ques­tion­nement est donc, de notre point de vue, une des ques­tions fon­da­men­tales du présent, ques­tion qui con­duit au-delà du poé­tique, au cœur de ce que notre ami Paul Ver­meulen nomme le « méta-poé­tique » : nous sommes con­va­in­cus que la réponse à ce type d’interrogation est affir­ma­tive, et que c’est l’une des raisons pour lesquelles la poésie con­serve sa charge d’acte poli­tique (méta-poé­tique), sa réal­ité en tant que forme poli­tique de la résis­tance aux con­di­tions faites à l’humain aujourd’hui. Ou plutôt : que la poésie renaît en tant que lieu même du Poli­tique résis­tant. Les bar­ri­cades d’hier approchent le siè­cle d’âge. Le fait poli­tique con­tem­po­rain est autre que les vieux démons sans cesse agités, de con­di­tion­nements en con­di­tion­nements. Imag­ine-t-on, vers 1920, des intel­lectuels ou des poètes ressas­sant des événe­ments datant de 1814 ? Agi­tant sans cesse, un siè­cle après, le « démon Napoléon » pour effray­er les âmes frag­iles ? C’est un peu ce qui se passe dans l’imaginaire « résis­tant » con­tem­po­rain, blo­qué sur 1945 et 1968. Peut-être cela per­met-il de se con­stru­ire une bonne con­duite à moin­dres frais (ces bar­ri­cades-là sont tout de même fort peu dan­gereuses en 2013) mais cela ne pose aucune ques­tion essen­tielle sur notre con­tem­po­rain. Ques­tions essen­tielles ? Par exem­ple : quel est cet humain qui con­tin­ue de naître sous nos yeux au cœur de l’arraisonnement subit par ce même humain en ter­ri­toires de tech­no-sci­ence débridée ? Que devient le monde, et par ric­o­chets suc­ces­sifs, que devi­en­nent l’homme et la poésie quand l’espace devient virtuel ? Des ques­tions par­mi d’autres, par souci de saine provo­ca­tion. Et pour insis­ter à ce pro­pos : face à de telles ques­tions, essen­tielles pour com­pren­dre et saisir ce que nous sommes en ce monde, en lequel nous sommes main­tenant, la poésie est, de notre point de vue, une des sources de la résis­tance réelle, un des vecteurs du com­bat en cours, et sans doute, pen­sons-nous, le vecteur prin­ci­pal, c’est-à-dire l’acte qui s’oppose le plus en pro­fondeur aux trans­for­ma­tions pro­duites par la sit­u­a­tion mise en œuvre sous cou­vert  de tech­no-sci­ence et de vir­tu­al­i­sa­tion du réel au cœur même de l’âme humaine. Quoi de plus poli­tique ? Cette per­spec­tive induit aus­si un lien de con­cor­dance entre la poésie et, par exem­ple, la philoso­phie, le théâtre ou la danse, et l’immense tra­vail choré­graphique en cours sur les souf­frances imposées aux corps par le monde con­tem­po­rain. Ce n’est pas le lieu de dévelop­per ce point (les liens intrin­sèques entre poésie et danse con­tem­po­raine par exem­ple) mais Recours au Poème tra­vaillera cette matière. Il reste, et on le com­pren­dra aisé­ment, que, face à de telles per­spec­tives, les petites chapelles des « milieux poé­tiques » et les petits débats péti­tion­naires qui sem­blent par­fois les agiter nous parais­sent pour le moins insignifi­ants. À la ques­tion posée par Jacques Ran­court, Recours au Poème répond par l’affirmative. De par sa sim­ple exis­tence.

Ain­si, par le prisme du poème, La Tra­duc­tière ne pose pas, en sa dernière livrai­son, de ques­tion anodine. « Poèmes que nous sommes » réu­nit une cinquan­taine de poètes, par­mi lesquels quelques poètes et tra­duc­teurs amis et qui col­la­borent sou­vent à notre aven­ture (Eliz­a­beth Brunazzi, Max Alhau, Jean-Luc Wau­thi­er, Mar­i­lyne Bertonci­ni), et pro­pose une série de textes de poètes réfléchissant de divers­es manières sur cette ques­tion. Ain­si, Shizue Ogawa : « Le moment d’inconscience arrive et j’incarne une masse physique. Cette expéri­ence s’appellerait dans un lan­gage boud­dhiste « kuu », le vide. De l’aboutissement de ce courant naturel naît le poème ». On peut le regret­ter ou refuser de le sen­tir, reste que l’acte poé­tique en lien avec le Poème, principe uni­versel de vie, est acte relié au tout d’une vie s’exprimant sous le voca­ble de sacré. La poésie con­stru­it le tem­ple de l’Homme au cœur même du Poème. Et tout le reste est amuse­ments pro­vi­soires, sans pré­ten­tions ni guère d’incidences. Poésie et Poème sont un au-delà du lit­téraire, une voie ini­ti­a­tique exprimée dans la diver­sité des voix. Tout poète est-il con­scient de cela ? Non, bien enten­du. Cepen­dant, l’absence de con­science que j’ai d’une réal­ité ne sig­ni­fie pas que cette réal­ité n’existe pas. Ce point est par­ti­c­ulière­ment déli­cat à saisir en un moment du con­tem­po­rain où tout un cha­cun pense que ce qui existe dépend de son unique per­cep­tion. Les temps sont à l’auto-centrage sur des egos illu­soires. Cha­cun refuse dieu en s’auto procla­mant petit dieu. Ce n’est pas grave : quand quelque chose est à ce point vis­i­ble et exac­er­bé, c’est qu’il est déjà mort. Ain­si, oui, ce dieu-là (ou ce dieu démul­ti­plié) est mort. Niet­zsche est un prophète. Tous les poèmes présen­tés ici ne défend­ent évidem­ment pas ce point de vue, que nous exposons en con­science de son statut de sim­ple « point de vue ». Au con­traire, la grande qual­ité de ce dossier est de met­tre le fait « d’être poème » en débat, et des textes s’opposent entière­ment à ce possible.

Le dossier inti­t­ulé « Domaine roumain » est une vraie res­pi­ra­tion. Pro­posés par Lin­da Maria Baros et traduits par ses soins, les poèmes du dossier offrent un panora­ma de la poésie roumaine con­tem­po­raine, incom­plet sans aucun doute, c’est la règle du jeu. Un dossier n’a pas besoin d’être « com­plet ». On ter­mine ces pages frap­pé par la puis­sance en acte des poésies présen­tées. Je pense ain­si aux textes de Stanes­cu (« La poésie, c’est l’œil qui pleure…), Grete Tartler, Cass­ian Maria Spiri­don, Gabriel Chi­fu ou Dan Mircea Cipar­iu. On aimerait main­tenant lire une par­tie de ces poètes en France, sous forme de recueils. En atten­dant, on se pro­cur­era ce vol­ume, riche et fort. 

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