Michel Bourçon a beau­coup pub­lié, on peut retenir notam­ment par­mi les ouvrages récents : Et ain­si les arbres, édi­tions Poten­tille (2012), Les rues plu­vieuses n’iront pas au ciel, Les Car­nets du Dessert de Lune (2014), le très beau Jean Rustin, la vie échouée, édi­tions la tête à l’envers (2014) où ses textes sobres accom­pa­g­nent par­faite­ment les mag­nifiques repro­duc­tions du pein­tre, Le moin­dre geste, le pré # car­ré, 2015. Poète dis­cret, qui ne se place pas volon­tiers dans la lumière, il avance néan­moins en écri­t­ure de manière affir­mée, dans une den­sité poé­tique crois­sante qui lui vau­dra, j’en suis cer­tain, une recon­nais­sance beau­coup plus large, très prochaine­ment. Si l’on retrou­ve dans ses derniers livres, les thèmes et la manière qu’on aura pu observ­er dans les précé­dents, il est toute­fois un change­ment notable dans les deux opus pub­liés cette année (ce peu de soi, édi­tions la tête à l’envers ; Demeure de l’oubli, édi­tions p.i.sage intérieur) : finis, les retours à la ligne, nous avons désor­mais de petits pavés de prose poétique.

 

ce peu de soi

 

Quel  meilleur titre pour cet ensem­ble de poèmes ? En effet, une idée d’effacement en tra­verse le déroulé en demi-teinte. « En sus­pens, le temps n’est qu’un pour­voyeur de mots traçant leur chemin sur la langue, autour de laque­lle nous ne sommes qu’ébauches, dans le jour qui s’en va de com­pag­nie avec la mort et revien­dra avec elle à son bras. » peut-on lire en ouver­ture de la par­tie éponyme de ce livre (la deux­ième sur qua­tre qui le con­stituent). Efface­ment ou dilu­tion de l’être face aux grandes ques­tions — le sens, la fin promise à tout et à tous – dans des nota­tions sans grandil­o­quence : « Quelque chose se détache de nous au moment où nous voyons une feuille tomber sur le sol […] ». Une intran­quil­lité se dit, tran­spire, pour autant nulle méta­physique appuyée ou trop intel­lec­tu­al­isé, plutôt un pig­ment par­ti­c­uli­er sur le papi­er, qui affleure et donne cette col­oration. Ain­si, le pre­mier petit pavé de ce poème (chaque texte du livre en com­porte deux à chaque fois, hormis le dernier) :

« Les yeux regar­dent de vastes éten­dues de terre, longue­ment, au point de les sen­tir peser en soi, éprou­ver leur aban­don ou leur attente d’être cul­tivées, quand der­rière nous, il y a tout ce qui nous attend et que nous ne voulons plus voir. »

L’ensemble est certes empreint de grav­ité, d’une obses­sion de la dis­pari­tion (de soi, des êtres aimés…), mais sans com­plai­sance mor­bide, on croit même pou­voir respir­er, sous cette chape : « Nous regar­dons, sans lire, la page écrite. A cet instant, nous aime­ri­ons, de leur apparence de nymphe, voir des mots s’extraire quelque chose d’ailé, de leur chrysalide. » ou encore : « Dans la fenêtre le jaune d’or des feuilles embrase le ciel. La voix, calme­ment, dit aimer l’automne. Une mouche lui répond sur la vit­re. », comme un désir d’apaisement.

« Il y a, en plein midi, tout ce qui vient et s’en va à la fois, il y a une vie fan­tôme, quelque chose qui se retient d’apparaître, et, portés par la houle des champs de blé, des mur­mures trop loin­tains pour en saisir le sens. Tout sem­ble, non pas à imag­in­er ou à accom­plir, mais à rejoin­dre. »

Rejoin­dre. N’est-ce pas sou­vent la ten­ta­tive du dire poé­tique ? Dans ce peu de soi que décline Michel Bourçon, l’auteur, dont je sais les rit­uels d’écriture, a cet entête­ment du pris­on­nier qui creuse son tun­nel jour après jour. Les après-midis que lui lais­sent les horaires ingrats de son dur méti­er ali­men­taire, il répète sieste, café, disque d’une musique qui n’accaparera pas trop son atten­tion pour sa seule écoute ; et écri­t­ure, assis face à la fenêtre. Une écri­t­ure qui, à l’image des musiques min­i­males qu’il affec­tionne dans ces moments-là, va chercher à rejoin­dre ce peu de soi  que l’existence laisse aux indi­vidus d’une extrême sen­si­bil­ité et où « Chaque chose devient le vis­age de l’attente qui sera tou­jours là et nous retrou­ve partout. »

Ces poèmes ont été écrits entre sep­tem­bre 2011 et décem­bre 2013, on a là, déjà, la mesure de la durée sur laque­lle s’est peu à peu con­sti­tué ce qui deviendrait en 2016 seule­ment un livre. Le temps a une impor­tance cap­i­tale dans ce recueil, il est évo­qué avec insis­tance, ques­tion­né, dénon­cé : « Le temps qui nous est impar­ti est un emmure­ment. » car il est la dimen­sion qui con­tient notre mou­ve­ment vers son terme, c’est pourquoi le poète n’a pas besoin de philoso­pher avec la pré­ci­sion du con­cept car il le sait, le sent, l’attend et s’attache à en touch­er l’essence dif­férem­ment, comme dans ce bref et unique poème de la dernière page :

« Le jour prend fin, mais jamais l’attente que l’on peut voir, le soir, au creux de mains trem­blantes, éclore auprès des lam­pes. »

 

Demeure de l’oubli

 

Cette jeune mai­son d’édition pub­lie seule­ment deux livres par an (un homme, une femme), cette année il s’agit de Sylvie Durbec et donc, de Michel Bourçon. On retrou­vera dans l’écriture de Michel cette den­sité, ce resser­re­ment qui sem­ble pren­dre encore de l’ampleur. On retrou­vera aus­si les thèmes du précé­dent livre : le temps qui passe et nous efface, le vide, le ques­tion­nement impuis­sant, l’acharnement à dire mal­gré la van­ité recon­nue de ce dire : des pier­res qui s’entassent en somme, tel un cairn qui n’a d’autre util­ité qu’être là. « Rien ne vient dans le jour figé où nous con­tin­uons sans plus savoir ce que nous pour­suiv­ons, tant de gestes qui se pré­cip­i­tent et fondent dans le vide, de masques retirés pour d’autres, sus­pendus dans le temps que jamais nous ne rat­trap­er­ons. » Même grav­ité que dans l’ouvrage précé­dent et une dés­espérance tan­gi­ble : « Au soir, nous ne rejoignons qu’une dépouille abru­tie de fatigue que rien ne con­sole, pas même le vin. » Ce sen­ti­ment de dérélic­tion, écrit par de nom­breux autres poètes, est ici dis­tribué au fil des pages en vari­a­tions sub­tiles, ponc­tuées d’intrusions du réel, par­fois lumineuses : « […] en lev­ant la tête, nous voyons nos pen­sées chang­er de forme et les oiseaux jar­diner le ciel. », « Un ébroue­ment d’ailes sur le toit donne l’impression de regag­n­er ce qui nous entoure, de s’extraire de ce qui n’était plus que la vie prostrée, per­due en elle-même, tra­ver­sées par la pluie et la tristesse. » Il s’agit, une fois de plus de « rejoin­dre » —  soi et le monde — de dire ce qui est fendil­lé, brisé, de ten­ter une répa­ra­tion, sans illu­sions, mais de com­pos­er avec « le mys­tère d’être là », les oiseaux – ils revi­en­nent sou­vent dans les poèmes de Michel, sym­bol­es peut-être d’une libéra­tion souhaitée, d’un essor…

« Retiré dans le calme, on se sent relié à une chaise, une porte, un livre, aux pépiements d’oiseaux au dehors, enfin à notre place par­mi les choses qui nous entourent, fon­du en elles avec le soir. »

Il y a, dans ce tour­ment per­pétuel et cette impos­si­ble con­so­la­tion, l’espoir d’une com­mu­nion sere­ine avec le monde qui émerge çà et là : « Par­fois, la tête veut pren­dre le large, haut dans le ciel, rejoin­dre le sil­lage blanc des avions, fuir les rumeurs de la ville, mais en empor­tant avec elle les bruisse­ments des feuilles d’arbres au pre­mier plan sonore, depuis cette fenêtre de cui­sine, grande ouverte sur l’automne écla­tant. »

Un lyrisme para­dox­al tra­verse cette écri­t­ure pour répon­dre au vide (titre d’un feuil­let de l’auteur, pub­lié par Franche Lip­pée, 2000). Le chant, ici, n’est pas celui, out­ré, des tragédies, non plus celui, exta­tique, des con­tem­plat­ifs ou des mys­tiques, mais une sorte de politesse vis-à-vis de l’existence, qui n’exclut ni sa dureté ni sa beauté, l’interpelle avec l’élégance du con­damné qui regarde le bour­reau et voit déjà plus loin que le coup qui va l’abattre.

On aura com­pris que la tonal­ité générale peut sem­bler som­bre, que l’oubli évo­qué dans le titre (déjà en 1993 avec Dernière touche à l’oubli, chez Polder/Décharge) con­cerne les per­son­nes dis­parues, par­tant le sur­gisse­ment du manque de sens, l’incompréhension, le douloureux séjour dans sa pro­pre exis­tence, mais peut-être aus­si l’oubli de soi, pour rejoin­dre l’autre, et plus large­ment l’entier univers, dans une pos­ture hési­tante, insat­is­faite, humaine donc. « Entre le monde et soi, s’interposent les mots. », mais on n’a pas d’autre out­il pour rester ancré, con­stru­ire la passerelle sans sauter…

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