« Poésie Ô lap­sus », Robert Desnos

 

Le Scalp en feu est une chronique irrégulière et inter­mit­tente dont le seul sujet, en rai­son du manque et de l’urgence, est la poésie. Elle ouvre un nom­bre indéter­miné de fenêtres de tir sur le poète et son poème. Selon le temps, l’humeur, les néces­sités de l’instant ou du jour, ces fenêtres chang­eront de forme et de for­mat, mais leur auteur, un cynique sans scrupules, s’engage à ne pas dépass­er les dix à douze pages, ou à peine plus, pour l’ensemble de l’édifice.

Le SCALP est pub­lié, simul­tané­ment ou non, par les mag­a­zines en ligne : LA CAUSE LITTERAIRE  /  RECOURS AU POEME.

Lecteur, ne sois sûr de rien, sinon de ce que le petit bon­homme, là-haut, ne lèvera jamais son cha­peau à ton pas­sage car, fraîche­ment scalpé, il craint les courants d’air. (M.H)

 

Som­maire

 

I — La poésie en soi  (Quête 1) – p.2

II — Renais­sance d’une mai­son de poésie :

̶  de L’Atlantique à Alcy­one  ̶   p.6

III – Les Recueils  -  p.7

À l’ordre de l’oubli  de Jean-Louis Bernard – Alcy­one – 68 pp.-18 € — p.7

De l’acide cit­ron­nier de la lune  d’Anna Jouy – Alcy­one – 51 pp. – 16 € — p.8

Rural­ités de Mar­cel Migozzi  — Alcy­one – 52 pp. —  16 €  —  p.10

Les 3 recueils édités en 2016, dans la col­lec­tion « Surya »

IV – Notes bio­bib­li­ographiques  - p.12

 

 

 

I  —  La poésie-en-soi  (Quête 1)

C’est, avec une asser­tion mêlée comme les eaux des riv­ières à leur con­flu­ence, que m’a été posée cette sim­ple ques­tion auda­cieuse et risquée, et j’ignore si quelqu’un est par­venu à lui don­ner une réponse sat­is­faisante : celle-ci, de Louis Aragon : 

« J’appelle poésie un con­flit de la bouche et du vent la con­fu­sion du dire et du taire une con­ster­na­tion du temps la déroute absolue »  —  Grenade, Le Fou d’Elsa.[1]

Cette pen­sée éton­nante m’a sem­blé une flèche touchant sa cible au cœur : ma pen­sée floue de la matière poé­tique   ̶   pourquoi ceci m’est à moi « poésie » et ne l’est pas pour mon voisin, ma voi­sine ?  ̶   Je fus éton­né, au sens le plus éty­mologique de l’étonnement, frap­pé par l’ampleur et la com­plé­tude de cette réponse du poète, et cela en dépit de ses couleurs néga­tives : « con­flit, con­fu­sion, con­ster­na­tion, déroute… »

M’est apparue l’insuffisance de ma pro­pre réponse : « Poésie est muta­tion, tra­duc­tion dans la langue mater­nelle, selon des cadences très intimes, de la langue sour­cière mal con­nue, celle des émo­tions et des intu­itions. »  Je liais cela à l’autobiographie, par défaut, dirait-on aujourd’hui. J’adhère tou­jours à cet avis de Frédérick Tris­tan : « La poésie n’est jamais fictive. »

L’explosive déf­i­ni­tion de la poésie par Aragon m’en a bouché un coin (si j’ose dire), tout en me per­me­t­tant de com­pren­dre que sa pos­i­tiv­ité, son élan, sa force… ne rési­dent pas dans un ordre par­ti­c­uli­er, fût-il celui des vers réguliers et rimés dans des stro­phes bien ordon­nées, (tout cela d’ailleurs ne lui nuisant pas automa­tique­ment), mais pré­cisé­ment dans un désor­dre inouï qui met­tra aux pris­es le dire et le taire, la bouche (la voix ?) et le vent (qui l’interrompt ou la cou­vre,), la « déroute absolue », qui telle une armée anéantie, meurt comme meurt seul un homme blessé sur le champ de bataille du poème. Il y aura donc silence et con­ster­na­tion (épou­vante) qui sup­posera encore la résur­rec­tion du poète-sol­dat, car le poème, voire l’œuvre, atten­dent encore et toujours.

Mon mou­ve­ment a été d’interroger des poètes de divers hori­zons, fam­i­liers par­fois, notam­ment à tra­vers ces SCALPS. Ils m’ont apporté des répons­es per­son­nelles, sou­vent fort inci­ta­tives, mais aucun(e) d’entre elles n’a fixé l’axe de la poésie dans le grand chari­vari du lex­ique et de la syn­taxe, leur bous­cule­ment, leur ren­verse­ment jusqu’à un plus rien à ajouter sinon ma défaite, celle du texte poé­tique. Cette défaite éprou­vante doit sans doute s’appeler victoire.

Reste à déter­min­er ce qui fait, ne serait-ce que pour moi lecteur ou audi­teur, que « ce » poème relève sans aucun doute de la poésie, et tel autre non. On ne peut ici que par­ler en son pro­pre nom. Si l’impression poé­tique[2] est absente, non per­cep­ti­ble, on s’adressera en général aux pro­fesseurs, dès le lycée, à l’université… Ailleurs non, cela n’intéresse pas. Spé­cial­istes et cri­tiques entrent dans le jeu ; j’entre rarement dans leur jeu. Ma seule ambi­tion est de tra­quer la poésie-en-soi. La même bataille, en somme, mais sans oblig­a­tion de définitions.

Pour cela, la (ma) méth­ode précé­dente n’ayant pro­duit que d’intéressantes approx­i­ma­tions, je m’en vais  ̶   sans crainte de me con­tredire  ̶  ten­ter d’interroger ceux qui, poètes et hommes de réflex­ion ont abor­dé aux mêmes rives, ten­té de don­ner leurs avis, leurs analy­ses de la poésie, et cela le plus sim­ple­ment pos­si­ble, car je me noie aisé­ment dans l’abstraction et la com­pli­ca­tion des grandes théories. J’approcherai, com­menterai ain­si les entre­tiens, déc­la­ra­tions spon­tanées (enfin on les sup­posera telles) générale­ment énon­cées par des poètes dans le souci de la com­préhen­sion de tous.

Michel Deguy, armé comme il se doit de divers­es qual­i­fi­ca­tions et fonc­tions qui créent d’emblée la dis­tance du sérieux : « Créa­teur de la revue Po&sie, édi­teur, philosophe et poète », il vient d’accorder au Monde du 28 octo­bre 2016, un intéres­sant entre­tien. Entre autres choses, il y fait ces déclarations :

« [Je suis] L’héritier d’une tra­di­tion, d’une trans­mis­sion qui fait voisin­er depuis 2500 ans ce qu’on appelle philoso­phie et poésie. […] Je me situe dans cette médi­a­tion entre les deux que j’appelle la poétique. »

Il va de soi que tra­di­tion et trans­mis­sion sont d’indispensables clés à la mise en œuvre de la poésie, à chaque époque de l’histoire humaine. On note que Michel Deguy fait « voisin­er » philoso­phie et poésie. Il ne les fait pas fusion­ner et il a rai­son. Elles sont de natures dif­férentes bien que l’une puisse instiller dans l’autre, par moments, ses poi­sons, ses drogues, ses élixirs de vie[3]. On est un peu déçu de ce que la medi­a­tio, qui est quelque chose comme une con­cil­i­a­tion, quelque chose comme l’ouvrage d’une force inter­mé­di­aire, pro­duise non la poésie, mais le poé­tique, qui sonne à son tour comme un con­cept, une théorie, voire une sci­ence. Manie con­tem­po­raine de vouloir du sci­en­tifique dans la lit­téra­ture : la vacuité, la stéril­ité du struc­tural­isme ont illus­tré puis dis­crédité cette manie.

À la ques­tion, que trans­met-on dans l’écrire », et à quoi et à qui ?  ̶  Michel Deguy répond : « … un attache­ment à la langue, à la beauté de la langue. Un faire voir par le dire. […] … c’est trans­met­tre un attache­ment au ter­restre, à ce que les philosophes appel­lent l’ouverture au monde. »

Man­i­fester un attache­ment à la langue et à sa beauté est, certes, l’une des fonc­tions de la poésie. Sans doute pas la seule. « Un faire voir… » sug­gère l’entreprise didac­tique. Sans doute pas la pre­mière exi­gence. Mais je dirais alors musiques de la langue, ses com­bi­na­toires mul­ti­ples du son et du sens[4]. Quant à « l’ouverture au monde », c’est un petite affiche-bateau, une carte postale de la pen­sée qui pense comme il faut que l’on pense.

« La chose est en effet men­acée par son devenir image, ce qui est une affaire sans précé­dent… la screeni­sa­tion, c’est-à-dire ce qui se passe à l’écran sous l’injonction de vivre en direct. »

Michel Deguy a mille fois rai­son. L’image donne à voir en sur­face, et quoiqu’elle n’empêche pas absol­u­ment d’écrire, son sens est brouil­lé soit par le com­men­taire qu’on lui accole (« on lui fait dire n’importe quoi » — M.D.B[5]), soit par l’émotion bru­tale qu’elle engage. Il m’est arrivé d’écrire que « l’image est ce qui empêche de voir ». Pour la poésie, elle l’anéantit dans un faux réel ou, pire, dans un réel présen­té comme poétique.

Ensuite, pour Michel Deguy, vien­nent le reliques du passé  (dans la langue, bien sûr) qu’il tend à con­cevoir comme « pertes » ou « rebuts » à ne pas con­serv­er, mais à « trans­former » (traduire ?) dans notre langue présente, sans super­sti­tion ni idol­âtrie. On peut n’être pas d’accord : gar­dons le passé comme notre socle, notre tré­sor pre­mier, vivant et non pas sur­vivant, regret­tant que,  sauf excep­tion, nos écol­iers ne puis­sent plus com­pren­dre ni s’intéresser à qua­tre vers de Racine. Soyons cer­tains qu’un vers de Charles d’Orléans par­lera tou­jours à notre âme : « Je meurs de soëf emprès de la fontaine… » et que Rim­baud, Ver­laine, peut-être Michel Deguy lui suc­cèderont sans encombre.

À la ques­tion adja­cente « Pensez-vous beau­coup à vos lecteurs ? », Michel Deguy répond « Bien sûr !… », et de dévelop­per le sujet de l’enseignant, de celui qui par­le à l’autre, aux autres… « L’acte d’écrire implique le des­ti­nataire, c’est-à-dire la pub­li­ca­tion. » C’est un lan­gage d’employé des postes : « le des­ti­nataire ! » La pub­li­ca­tion est un tout autre prob­lème. Certes, le poème gagne à être lu, porté par la voix et pub­lié si pos­si­ble. Mais s’il ne l’est pas, out­re l’espoir de l’être plus tard, il n’en demeure pas moins poème. L’écrivant, le poète est d’abord en soi, dans le flux intérieur de la vie qui le pos­sède et l’anime.

La postérité ?  « Je ne pense pas que vous trou­viez un auteur qui dise espér­er être lu dans 200 ans. Le rap­port à la gloire, à l’immortalité, a com­plète­ment changé. C’est le con­tem­po­rain qui m’intéresse. Le présent. »  Ici encore, n’être pas d’accord est le bon sens même. Qu’en est-il des bons écrivains que le présent refuse, qui n’ont que la postérité en point de mire.  « Auteurs » ? Il en est de toute sorte : la postérité a même retenu les recettes d’un Api­cius. Si la bib­lio­thèque d’Alexandrie n’avait pas brûlé, la postérité nous eût légué, en com­pag­nie d’une foule d’écrivains mineurs, voire médiocres, un nom­bre con­séquent d’écrivains de haute volée. Pour « l’immortalité » elle relève de la foi ou de la super­sti­tion, mais il est curieux que Michel Deguy ne s’arrête pas sur la fugac­ité du présent, le bruit bavard de sac­ristie qui nous assour­dit dans « le con­tem­po­rain », fût-il laïque et nation­al. Du vent, le présent ! Je finis avec Hér­a­clite, cité par le poète Jean-Louis Bernard : 

« Il faut aus­si se sou­venir de celui

Qui oublie où mène le chemin. »

M.H.

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II —  Renaissance d’une maison de poésie

De L’Atlantique à Alcyone. 

Je célébrai en ces ter­mes, dans mes Car­nets d’un Fou XLIII (au 8 août 2016)[6], le retour d’une mai­son de poésie de grand large sous une apparence nou­velle  : « On peut se réjouir encore aujourd’hui. Nous apprenons que la mai­son d’édition de l’Atlantique, qui avait été con­trainte de dépos­er son bilan il y a une bonne année de cela, « ressus­cite » sous le nom d’ALCYONE. L’impôt avait dévoré son mod­este pat­ri­moine édi­to­r­i­al. ALCYONE reprend le départ avec un autre type de con­trat avec l’État et son admin­is­tra­tion fis­cale. Nous savons que nous sommes, quant à l’imposition, le deux­ième État européen le plus exigeant. Nous n’ignorons pas non plus que notre sys­tème de pro­tec­tion médi­co-social, quoique en voie de l’être, n’est pas encore entière­ment ruiné, et que de le main­tenir a un prix. » « Trois recueils poé­tiques inau­gurent cette reprise d’activité. Ils sont signés d’Anna Jouy (De l’acide cit­ron­nier de la lune), de Mar­cel Migozzi  (Rural­ités) et Jean-Louis Bernard (À l’ordre de l’oubli). J’aurai le plaisir et l’honneur de célébr­er à l’automne cette remise sur orbite de la poésie qui est, avec l’attention que l’on doit aux enfants, l’activité humaine pri­mor­diale témoignant de la pen­sée, du cœur et des îles des essences sen­si­bles au milieu de l’océan pol­lué des vul­gar­ités dans lesquelles nous baignons. » Voici. L’automne est venu.

Alcy­oné (‘Αλκυóνη) est fille d’Éole, roi des vents. Zeus et Héra la changèrent en l’oiseau Alcy­on, lui lais­sant, après le sol­stice d’hiver, jouir de jours sans tem­pêtes afin qu’il puisse cou­ver ses œufs (les poèmes ?). Le moins que nous puis­sions faire est le souhaiter bon vent aux nou­velles éditions.

Édi­tions Alcy­one  —  B.P. 70041  —  17 102  Saintes Cedex

Cour­riel :  editionsalcyone@yahoo.fr

 

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III —  Les Recueils

 

§ —  À L’ORDRE DE L’OUBLI, de Jean-Louis Bernard

 

 

« à cloche-mot / nous entrons / dans le vide tac­i­turne  / d’une attente sans voix » J.-L.Bernard

Ce beau recueil témoigne tout au long de l’attente d’un retour de mémoire, de celle de l’enfance à celle de temps qui nous ont précédés, de la préhis­toire, m’a‑t-il sem­blé, à celle de temps moins loin­tains que des livres, des images ont offerts à nos rêver­ies. « La mémoire est silex / la mémoire est glycine ». Jusqu’à l’instant qui s’échappe. Jusqu’à l’anxiété à con­tem­pler l’abyme du temps (« le lieu d’avant le monde ») : « se sou­vien­dra-t-on d’avoir oublié ». Voilà l’enjeu ini­tial et pro­fond, une affaire de vie et d’effacement du vivant, sans doute.

Le mou­ve­ment est donc lancé. Il faut demeur­er atten­tif à tout, aux êtres qui nous entourent, au végé­tal, au minéral d’abord, puis à notre monde lus­tré par les vents si présents et act­ifs dans ces vers qui pour être tirés à bout por­tant n’en sont pas moins de belle ampli­tude : « souf­fle dis­per­sé / sur la paille / en infinie coulée : péren­nité de l’éphémère » … Monde sen­si­ble oblig­a­toire­ment lié, presque à la manière d’un pari, à la trace, à l’écriture : « mais déchiffre inlass­able / l’écriture du vent / palimpses­te sur la paroi / du taire. »  Cru­elle évo­ca­tion de fille : « cer­taines gouttes / chan­cel­lent / d’autres se lovent / lan­guides sul­fureuses / au creux de nos / désirs. » Notre vie, notre temps lim­ité, qui nous tire et nous entraîne, l’être vivant voudrait au moins agrandir sa cage, l’extraire du temps, la rou­vrir… Mais quoi, c’est impos­si­ble : « le vent / seul abri pour nos traces / les porte sur son aile / ou bien en son reflet ». Traces incer­taines, donc, si fulig­ineuses, qui s’égareront dans les nuées. Mais pas le temps, non pas le temps de faire halte, et moins encore de s’accrocher au ter­rain, non, il faut marcher, marcher… Il n’y a aucune pos­si­bil­ité d’évasion, aucun sub­terfuge : « j’ai con­jugué le cru / et le sacré  //  sous l’archet de parole / vibrait la / soli­tude. »  La parole, le poème ont-ils quelque pou­voir ? , « le chas­seur obstiné / attend un signe / de l’ailleurs. » Faire halte, c’est pour atten­dre, rien d’autre, et « Peut-être / juste après le pas­sage / man­querons-nous / aux heures. » Le plus, le mieux que nous puis­sions espér­er… Mais rien à faire, nous devrons « marcher… marcher / dans la jun­gle du jour : par plaintes et collines / à tra­vers ombres / et décom­bres » (p.59)  C’est des­tinée, fatal­ité. Nous aurons donc marché. Tra­ver­sé nos espaces et notre temps pour, à la fin, tir­er « un chèque à l’ordre de l’oubli »  Grande poésie de la pen­sée, du retour sur soi, sur l’être mince et vul­nérable et néan­moins endurant que nous sommes. Pas de méta­physique, les dieux sont des images ou des absences. De la physique pure, de l’inéluctable, mais sans dés­espoir ni afflic­tions, nous-mêmes en somme, notre partage sur terre et nulle part ailleurs. C’est ain­si que j’ai lu, certes en lui rog­nant quelques plumes, ce poème mag­nifique.  ̶   M.H.

 

§  —  DE L’ACIDE CITRONNIER DE LA LUNE,  d’Anna JOUY

 

 

« L’éclosion des poudres noires, l’incognito du poème dans les deuils de la nuit. »  ̶   A. Jouy

Vers libres alter­nent dans ce recueil avec dis­tiques, pros­es brèves et, ici ou là, éclats dans l’œil et l’oreille, des pier­res lancées con­tre les vit­res sour­des de nos maisons d’esprit, des apho­rismes ou presque… C’est cela la forme D’Anna Jouy, poète née en Suisse romande, non un con­tin­u­um rigoureux mais une rigoureuse et kaléi­do­scopique lib­erté d’allures, comme d’une cav­ale. D’emblée, des inver­sions logiques, des visions : « les pois­sons du ciel per­dent leurs liss­es écailles […] Et au col­let le las­so de la bise / Qui serre son écharpe sur ma voix ».  Le « la » est don­né. Rien ne sera comme d’habitude. Quelle parole lais­sera vivre le las­so-écharpe étran­gleur ? L’aube est à chaque page, con­stru­ite sur « un vide salu­taire » réservé pour elle dans la mémoire… et pour­tant Anna Jouy établit son lecteur / audi­teur (on oublie trop que les poèmes peu­vent aus­si être lus et enten­dus) dans « l’inconstructible glacis de l’aube ».

Le monde physique paraît aporé­tique, ambigu, plongé dans ses indé­ci­sions comme dans ses cer­ti­tudes paysagères.  La poétesse rejoint l’espace antérieur où se par­le « cette langue étrangère [qu’elle] ne con­naît pas » mais dont elle éprou­ve les caress­es liq­uides, « Langue de la pratic­ité des choses, là où vivre est encore sim­ple et de l’enfant. »

Il faut main­tenant se lancer, défi­er les objets du monde, l’ombre, les vas­es et le vin… La vigneronne boira son vin de l’année, a‑t-elle un autre choix ? « Mon vase penché et la main qui trem­ble, un peu mil­lésime chargé de lies. » On l’entend bien : ici, le lan­gage de l’existence con­crète est autre car le « rien » nous envahit par cent ouver­tures, il donne l’assaut : « … il ne vous arrive de fait plus rien non plus. Sinon ce qu’on doit s’inventer, ce qu’on doit recréer de toutes pièces… » Pour ne pas s’estomper dans le poème absent, brouil­lé, et ne pas devoir s’établir dans le vide inté­gral, il faut tout recréer, soi-même, le décor alen­tour (le mot est mien)… Dès lors une médi­ta­tion pro­fonde engage le Poème, la voix, dans un creuse­ment inces­sant et presque une chas­se. La page, la par­ti­tion sont blanch­es  ̶   « La neige est mon enfance.  ̶   et rude pour­tant la tâche.

Des élé­ments vien­nent l’aide ou l’obstacle. Le vent invite à appren­dre toutes les langues étrangères, et nulle­ment au sens sco­laire habituel. « La harpe du vent » creuse mon espace de vie : « J’essaie alors de savoir quelle matière me forme pour n’avoir aucune douceur, aucune légèreté, aucune trans­parence. » La parole peut s’instaurer : « … les vib­riss­es de la parole se met­tent en mou­ve­ment et dansent. » Notre monde, tout le monde, « ce monde mail­lé de ren­vois […]… Saurons-nous l’écrire ? » La grande, la belle et sig­nifi­ante poésie nous invite par­fois à deux mou­ve­ments con­traires : la repren­dre à notre compte, donc la redire autrement, ou la met­tre à bonne dis­tance pour une tra­vail d’observation et de dis­sec­tion. Il faut aller au moyen terme. Je tente l’effort, assis entre deux chais­es, dans une com­mode incom­mod­ité. J’ai cru, j’ai pen­sé, goû­tant à « l’acide cit­ron­nier de la lune »  ̶   car la lune est aus­si un cit­ron, n’est-ce pas ? Fière astronome, la  poétesse !  ̶, nous sommes sous-ten­dus de nature, éter­nelle par­turi­ente de nous-mêmes aus­si. J’ai cru être plongé dans une lente et con­stante inter­ro­ga­tion, ou, plus authen­tiquent, le mitrail­lage des ques­tions :  « Met­tre l’accent sur ce ton diaphane de l’aube, la press­er de me recon­naître, qu’elle me sorte de la nuit, qu’elle pèle mon obscu­rité, qu’elle me redéfinisse des humains et des vivants. »

À l’amoureux, à l’autre… : « M’as-tu aimée dis ? »

L’espoir du jour suiv­ant, peut-être : « Mais aube, y es-tu ? »

Il n’y a pas de dés­espoir, ici, dans ces attentes et ces repris­es de con­science ; de l’inquiétude, oui ; une colère dis­crète, une révolte tenue en laisse… L’appel au seul pos­si­ble, je jour suiv­ant, m’émeut au plus pro­fond   ̶   « Mais aube, y es-tu ? »  ̶ . Nous n’avons qu’elle et sa lumière vari­able, puisque ni dieux ni Dieu ne sont là. Cette cer­ti­tude néga­tive et heureuse mal­gré tout m’est du moins apparue. Le doute fécond engen­dre poésie et musique avant toute chose, ensuite philoso­phie, pen­sée, ten­dresse, pour ce que j’ai cru com­pren­dre, à la fin. Puis l’inéluctable qu’Ana Jouy dit ain­si, avec élé­gance mais sans rien dis­simuler : « Il n’y a ici que de féro­ces lan­gages, avec la mort dessus. » « Ici on brise grève dans le semis des gran­its, on jar­dine les abor­ds de sa tombe, songeurs. » Par­fois, l’aube elle-même n’est pas drôle : « J’ai mis ma danse dans une hor­loge molle. »

À la fin des fins : « Met­tre un trait noir au cor­ral des couleurs, con­tenir les lumières à leur séjour  ̶   tout ce soleil dis­sipé qui veut remon­ter sa riv­ière  ̶   fray­er dans la nuit de sa nais­sance. […]  À quoi se rac­crocher ? » Quelques pas encore :

« Tan­dis que l’aube dévisse des couloirs de la nuit

Tenir son échelle et se faire la belle.’

« Genio y figu­ra », comme dis­aient les Espag­nols. Le loup meurt dans sa peau. Allure et car­ac­tère. On va puis on s’en va. Reste la trace, offerte au promeneur des bois, des temps et de l’espace impar­tis aux humains. Médi­ta­tion mou­ve­men­tée. Tel le poème.   ̶    M. H.

 

*

 

§  —  RURALITÉS,  de Mar­cel Migozzi

 

 

« Sous les cyprès / Mis­tral flapi  et au tapis / Le chat du voisin passe en noir / Plusieurs bruits meurent plusieurs fois / Pas de ques­tions ?»  ̶  M. Migozzi

Rural­ités libère les poèmes brefs, coups d’œil atten­tifs arrêtés sur les objets de la nature au sens le plus quo­ti­di­en qui se puisse imag­in­er. Ce n’est pas reposant pour autant, car le fau­teuil, au jardin, tourne lui aus­si dans le cosmos.

Regard à dis­tance, d’abord : les labours, les mottes, les corneilles « Avec un ciel per­venche / En miettes. » Entrée en matière dans le reg­istre du con­stat, soit d’une sup­posée accep­tance des faits, des choses, à la façon de Lucrèce ! Cela se met en mou­ve­ment : « Une étable puis l’abreuvoir / L’allégé bleu  // Puis le soudain / Espace   la  /  Mon­tagne danse. » La tran­quil­lité de l’inéluctable comme dans une pein­ture de Corot : « Le soir vien­dra / À vach­es lentes. » De natu­ra rerum.

Est-ce un monde nié par la réal­ité mon­di­al­isante en marche  ̶   soit la F.N.S.E.A. et les « grands groupes », comme ils dis­ent ? De ce monde qui s’enfonce, celui de nos enfances et pour quelques années encore de notre bel âge, Mar­cel Migozzi retient les beautés, les col­oris pat­inés, vis­i­bles entre les branch­es du jardin qui sem­ble d’abord, chez lui, ne devoir pas mourir. Un témoignage pour l’après et le main­tenant, un témoignage maintenu ?

«  Pas­sons //  L’olivier a offert du vert / À ses rejets    une mésange  / De l’écume  /  À ses dessous ». Cette déli­catesse print­anière émeut et touche l’âme. J’y songe (qu’on me par­donne de songer au même pas que M. Migozzi), dans mon jardin, cet été, les mésanges ne sont pas venues ? Tou­jours je m’inquiète. Où ont — elles passé l’été ? Dois-je me fier à l’intuition du poète : « Vers la beauté déjà / Pous­sière / Le papil­lon se hâte   va… » Il prend note, lui aus­si. Com­ment ne pas voir ce qu’on ne voit pas :  « Dans le cyprès aucun oiseau. » ?

La gira­tion du monde est inin­ter­rompue : « Yeux de som­meil   on perd con­science /  Chat-chaise de jardin-olivi­er-ciel   mélange »… Qui penserait à l’interrompre ? Qui le voudrait ?  MM. Galilée, New­ton, Coper­nic, Ein­stein & Cie se sont penchés sur le prob­lème. Même con­stat. C’est impos­si­ble. Soyons obstiné­ment patients : « En vieil­lis­sant   il faut / Recom­mencer l’appel des présences dis­crètes ». C’est là toute l’entreprise de Mar­cel Migozzi. Et puis quoi… Sous le prunier mort « Ce poème n’est pas en bois / Et change lui aus­si /// Mais quoi ». 

Prise en con­sid­éra­tion de cette évo­lu­tion, il faut aller vers l’ailleurs, vers la suite, les mois «  en bre… l’automne » par exem­ple, vers l’ «adieu » de ses feuilles ratis­sées, revenir à L’invisible passé des morts ? » « Entre passé et non passé. » L’interrogation dit la dif­fi­culté. Il sem­ble bien que le poète se fau­file dans les inter­stices du temps et qu’il n’y aura sans doute « Pas de place pour le dernier vivant », ajoutant ce « Déjà ? » qui sonne comme un glas. 

Un appar­ent détache­ment sem­ble être l’attitude voulue dans cette excur­sion aux paysages anciens, déjà. C’est l’empire du Déjà. « L’enfant y demande à son cœur / Pourquoi il a déjà vieil­li ». Déjà, déjà…  « Comme le temps passe »  ̶   entend-on sur les places de villes et des vil­lages, dans les escaliers des immeubles… Alors, pour repren­dre de ce poil de la bête qui nous meut, nous rend l’énergie, le poète s’adresse à l’enfant  (je pense pou­voir dire « à toute enfance ») lui sig­nalant ce qu’il y a encore à voir et à hon­or­er par­mi les beautés du jardin exténué, les oiseaux d’abord, ceux de François d’Assise et du par­adis pre­mier   ̶  rouge-gorge, mésange bleue, char­bon­nière, oui, si famil­ières, si auda­cieuses !, rossig­nols, chardon­nerets, dont un seul nous inter­roge encore :  « Qui es-tu ? ».  Les enfants des villes ont par­fois la chance de les (re)connaître  car des péd­a­gogues de bonne volon­té les entraî­nent dans les bois, les parcs, pour les y ren­con­tr­er. Puis vien­nent les fleurs, « l’écume / éclaboussée d’abeilles », neige sur l’amandier, « la fleur (ou la chair) est si nue /  qu’elle n’a rien sous elles / à elle », les fleurs qui finiront par se fan­er, réduites à ce « … pétale isolé / délà mar­bre // déjà ». 

L’hiver peut-il con­trevenir à la loi ? On le croirait, on le désir­erait : «  neige   fille / de nuque pure   ou de /// poitrine   nue / lai­teuse  ///  neige   mère / désir­able ».  Nos­tal­gie des désirs et des anci­ennes amours, à quoi répon­dent d’autres sou­venirs, atro­ces, qui ren­dent inutile (selon moi) le sur­saut : «neige   l’étoile / au revers   jaune /// là-bas   les corps / brûlés   du siè­cle /// neige restante / à la mémoire  /  il neige   encore ».  C’est comme le coup de grâce. Ces belles et dures Rural­ités ne s’achèvent pas en apothéose, ni en célébra­tion, ni même en trist­esses avouées. Les faits sont là. Ils s’enfoncent, nous enfon­cent. Regar­dons la vérité en face. La mort est gri­maçante dans ses instru­men­tal­i­sa­tions les plus répug­nantes : le poème du temps humain reste trag­ique. Tirez-en vos leçons, car je n’en ai pas à vous don­ner affirme le poète dans un con­stant et vigoureux implicite. Cela étreint, est superbe.   ̶   M.H.

 

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IV – Notes biobibliographiques

Jean-Louis BERNARD Poète et cri­tique, Jean-Louis Bernard, né en 1947 à Biar­ritz, vit à Greno­ble depuis 1975. La mon­tagne, le sud, le temps nour­ris­sent son écri­t­ure poé­tique. Il a écrit et pub­lié plus de trente recueils  et obtenu le prix de la Décou­verte poé­tique en 2001. Dernières pub­li­ca­tions : Au juste amont du songe (La Licorne), 2oo8 En lisière d’absence (L’Atlantique), 2010 Cal­ligra­phie de l’ombre (Jacques Bré­mond), 2011 Entre trace et obscur (Sac à Mots), 2011 Dans la tanière obscure du soleil (Encres Vives), 2012 Côté ubac (Le Petit Pavé), 2012 Et la parole s’est faite nuit (L’Atlantique), 2013 Savoir le lieu (Edit­in­ter), 2013 A l’heure grise (L’Ecritoire d’Estieugues), 2014 Dans l’inédit du gouf­fre (Encres Vives).

Anna JOUY, est née en Suisse romande, y vit et y tra­vaille, notam­ment dans un Cen­tre de for­ma­tion pour femmes en grandes dif­fi­cultés. Elle éla­bore des spec­ta­cles musi­caux et poé­tiques, des mis­es en scène. Elle a aus­si écrit des romans policiers…  Ses recueils poé­tiques pub­liés : Ciseaux à puits, 2008, Pold­er-Décharge ; La mort est plus futée qu’une souris, 2008, Le Pas de la Colombe ; Au crible de la folie,  2011, L’Atlantique ; Agrès acro­bates, 2013, Ed. P.I. Sage Intérieur.

Mar­cel MIGOZZI, poète français, est né à Toulon, en 1936, d’une famille ouvrière d’origine corse. Il vit dans le Var. Il a obtenu les prix Jean-Mal­rieu (1985), Antonin-Artaud (1995) et Des Charmettes-Jean-Jacques Rousseau (2007). Il a pub­lié dans de nom­breuses revues, col­laboré à des ouvrages col­lec­tifs, antholo­gies, livres d’artistes… « Il aime une poésie lis­i­ble, incar­née, en souci du monde quo­ti­di­en. » (Ed. Alcy­one). Par­mi ses trente et quelque recueils de poésie, les derniers : Un pied tou­jours dans mon quarti­er, La Porte (2014) ; Pom­meraie Par­adis, Tipaza, (2014) ; Des heures froides, L’Amourier, (2014) ; L’heure qui chas­se, Gros textes (2014) ; Temps morts, Encres Vives (2015).

 

 

 


[1] Louis Aragon, Œuvres poé­tiques com­plètes, Pléi­ade, vol.II

[2] Je ne pré­tends pas éclair­er « le poé­tique », et reviendrai sur cette sub­stan­ti­va­tion du qualificatif. 

[3] On pensera à Hér­a­clite, Niet­zsche, Rilke…

[4] Dans ce sens, l’oubli, le mépris, voire l’hostilité dans lesquels sont tenues aujourd’hui les Fables de La Fontaine,  fon­da­tri­ces (avec peu d’autres œuvres) de la langue mod­erne et con­tem­po­raine, est un mal­heur dou­blé d’un déni de jus­tice. Les esprits étroits et courts n’y voient que de « la morale », dont ils ne savent rien tout en la détestant.

[5] M.D.B.  Ma Con­seil­lère en titre.

[6] On retrou­ve aisé­ment ces Car­nets sur le site : LA CAUSE LITTERAIRE — http://www.lacauselitteraire.fr/carnets-d-un-fou-xlv-par-michel-host

 

 

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