Comme d’habi­tude, c’est une copieuse livrai­son que ce n° 39 : 302 pages très pré­cisé­ment. Elle est dédiée (actu­al­ité oblige car elle est datée du pre­mier semes­tre 2015) aux jour­nal­istes de Char­lie heb­do assas­s­inés en jan­vi­er de la même année et aux autres victimes…

           Elle s’ou­vre sur la pub­li­ca­tion du dis­cours d’Yves Bon­nefoy lors de la remise du prix que lui a décerné la Foire Inter­na­tionale du Livre de Guadala­jara au Mex­ique (en 2013). L’idée maîtresse de ce dis­cours est la rela­tion dialec­tique entre la langue con­ceptuelle (en usage dans les tech­niques et les sci­ences, même sociales) et la langue sen­si­ble (en usage dans la lit­téra­ture et, plus par­ti­c­ulière­ment, dans la poésie)… Ain­si, nous dit Bon­nefoy, le mot arbre ne ren­voie pas seule­ment à la fig­ure pro­posée par le dic­tio­n­naire mais aus­si à un arbre unique, avec ses branch­es, ses feuilles et qui a pris racine en un endroit pré­cis d’un ter­ri­toire particulier…

            Puis suit un dossier con­sacré à deux poètes, Lucien Beck­er et Claude Vigée. À chaque fois, une présen­ta­tion (par  Christophe Dauphin pour le pre­mier, par Paul Farel­li­er pour le sec­ond) suiv­ie de poèmes. Les poèmes choi­sis de Lucien Beck­er (extraits de recueils parus de 1945 à 1961) lais­sent paraître une poésie très sage quant à la forme (util­i­sa­tion d’un vers libre très proche de l’alexan­drin mais qui y suc­combe à l’oc­ca­sion, regroupe­ments fréquents des vers en qua­trains, poèmes de qua­tre, et très rarement de cinq ou six, stro­phes…). Mais le poème chante un monde cam­pag­nard voire agri­cole aujour­d’hui dis­paru… Puis, il se fait l’ex­pres­sion d’une pen­sée où l’amour char­nel de la femme est très présent. Mais une voix comme fêlée se fait enten­dre : “l’homme meurt en cher­chant un  peu d’air”, “la lib­erté est encore plus belle que l’amour” quand l’homme ne va pas vers la mort qui est inéluctable. De Claude Vigée (qui est excellem­ment présen­té par Paul Farel­li­er), je ne dirai pas grand-chose car je suis totale­ment étranger à la cul­ture biblique ou hébraïque. Ont cepen­dant retenu mon atten­tion : son poème “Le chant de ma vingtième année” (mais qui appar­tient à la préhis­toire du poète), la nos­tal­gie si fréquente dans ses poèmes, cette pein­ture de “l’ex­il” et cette affir­ma­tion implicite que la langue sen­si­ble est préférable à  l’au­tonomie du sig­nifi­ant…  Mais un vers me hante par­ti­c­ulière­ment, sans doute pour des raisons dif­férentes de celles qui l’ont poussé à l’écrire : “un matin fleuri­ra pour les humil­iés de la terre”

            Le dossier cen­tral est con­sacré à Alain Borne. N’en déplaise à cer­tains, j’ai décou­vert ce poète par Aragon qui écriv­it en août-sep­tem­bre 1941 son poème “Pour un Chant nation­al” que je ne lus que beau­coup plus tard, vers 1964 sans doute, en étu­di­ant LesYeux d’El­sa paru en 1942… Christophe Dauphin signe un essai d’une bonne trentaine de pages. Il s’y fait le thu­riféraire de Ben­jamin Péret, se réfugie sous l’aile tutélaire de Jean Rous­selot pour mieux atta­quer Aragon. Ce qui ne l’empêche pas, quelques para­graphes plus loin, de citer Alain Borne qui recon­naît à La Rose et le Résé­da (d’Aragon) et à Lib­erté (de Paul Élu­ard) d’avoir eu une effi­cac­ité cer­taine sur la con­science pop­u­laire. C’est que la Poésie n’ex­iste pas, mais qu’il existe dif­férents types de poésie : le véri­ta­ble cli­vage est entre la mau­vaise poésie et la bonne, non entre l’alexan­drin et le vers libre, non entre la prose et le vers, non entre la poésie pure et la poésie didac­tique, etc ! Aragon, lui-même, ne s’écri­ait-il pas en 1959 “Je ne me laisse pas can­ton­ner à une forme, puisque en aucun cas, je ne con­sid­ère la forme comme une fin, mais comme un moyen, et que ce qui m’im­porte c’est de don­ner portée à ce que je dis, en ten­ant compte des vari­a­tions qui inter­vi­en­nent dans les fac­ultés de ceux à qui je m’adresse…” Non que je veuille absol­u­ment défendre la Poésie  nationale et ses suiveurs… Reste, nous dit Dauphin, que Borne est un poète majeur de l’amour ; citant ce dernier, il ajoute : “L’amour, la vie, la mort. Rien en dehors de cela…”  Le témoignage d’Hen­ri Rode qui suit est com­posé de deux textes, l’un de 1972, le sec­ond de 1995. Ce qu’il faut retenir de cette dou­ble approche , c’est le por­trait d’Alain Borne en El Des­dicha­do… C’est un  por­trait plein de sen­si­bil­ité, éclairant, attachant, voire fasci­nant. Il faut remerci­er Les Hommes sans épaules d’avoir exhumé ces deux textes… Vient ensuite un choix de poèmes d’une quar­an­taine de pages qui per­met de mieux con­naître Alain Borne…

            Deux autres dossiers (présen­ta­tion et poèmes) sont con­sacrés à Yusef Komanyakaa et à Jean Pérol. Le pre­mier est un poète new-yorkais né en 1947 qui a con­nu le racisme pro­pre aux USA et été engagé dans la guerre du Viet-Nam Ses poèmes en por­tent la mar­que. On peut lire dans la présen­ta­tion, en con­tre­point du témoignage qu’il apporte sur la guerre du Viet-Nam, quelques mots sur la rareté ici des poèmes par­lant de la guerre d’Al­gérie : c’est oubli­er, qu’en 1960, Action Poé­tique fai­sait paraitre son n° 12 (qui fut saisi mais réédité en jan­vi­er 1962) regroupant plus de 40 poètes autour de la guerre d’Al­gérie, dont Frank Venaille et Guy Bel­lay ; c’est oubli­er Gérard Cléry et quelques autres. On ne présente plus Jean Pérol mais on apprend qu’à la demande d’Aragon il réal­isa, pen­dant la ving­taine d’an­nées qu’il pas­sa au Japon, une série d’en­tre­tiens avec les plus grands écrivains de ce pays… Ses poèmes, mar­qués par l’ur­gence et l’indig­na­tion, ne con­va­in­quent pas totale­ment car l’his­toire ne comble jamais les creux, elle ne fait que les accentuer : c’est le pou­voir de la poésie de chang­er le monde pour de bon qui est posé… Mais me touche Pérol quand il dit la prox­im­ité de la mort comme dans “Où demain ne vient plus”, la soli­tude et le mau­vais côté de l’hu­man­ité comme dans “Lais­sé”. Pour dire vite, très vite… Le reste de la livrai­son est occupée par divers­es présen­ta­tions, par des notes de lec­ture très var­iées et par des poèmes…

            Si Les Hommes sans épaules font une très large place à leurs proches (mais pas exclu­sive­ment), c’est que la revue est l’or­gane d’ex­pres­sion d’une cer­taine con­cep­tion de la poésie. Il faut le savoir pour ne pas être déçu de ne pas y trou­ver ce qui était atten­du. Mais n’en est-il pas de même pour toutes les revues de poésie ? Aus­si faut-il lire Les Hommes sans épaules dès lors que l’on veut avoir une vision com­plète (ou la plus com­plète pos­si­ble) de la poésie qui s’écrit ici et aujourd’hui…

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