Il arrive à l’auditeur de radio de s’impatienter en écoutant l’énumération des offices de la moin­dre per­son­nal­ité : « ain­si donc, vous êtes diplo­mate, voyageur, clavecin­iste à ses heures, para­pen­tiste, cuisinier, philosophe, écrivain & j’en passe… »

Mais, con­cer­nant Jacques Lacar­rière, les dresseurs de liste pein­eraient à faire le tour de ses mul­ti­ples tal­ents ; « je suis pléthorique » aimait-il à dire. Comme l’illustre encore cet excel­lent dossier que Les hommes sans épaules con­sacrent, dix ans après sa mort, au poète « por­teur de feu ».

Sujet en out­re bien­venu pour redonner de la Grèce une autre image que celle de men­di­ant de l’Europe qui pré­vaut ces temps-ci. Dans l’introduction, citant Lacar­rière, Christophe Dauphin rap­pelle que l’histoire de celle-ci n’a été « qu’une suite de com­bats pour sa libéra­tion, on y retrou­ve très sou­vent le poète au milieu même des com­bat­tants ». (6)

S’ensuit une biogra­phie économe et directe écrite par César Birène, que com­plète un flo­rilège extrait du beau recueil paru en 2011 chez Seghers :

La dormeuse

D’après une gravure de Picasso

Tu cueilleras tout aus­si bien des fleurs dans le soleil. Tes bras respir­eraient jusqu’au zénith le feuil­lage que les forêts soumet­tent à l’espace. Ne cherche pas à con­quérir la pluie que sup­posent les toits, à chevauch­er les fleuves sur des arbres géants. Reflète-toi entre deux ciels et tu con­naî­tras l’amitié que les astres te portent.

… entre deux ciels, cet usage flu­ide et trag­ique à la fois du présent, du futur et du conditionnel.

 

Mais l’originalité du dossier tient à cette somme (posthume) de Lacar­rière sur ses con­tem­po­rains grecs : un très beau cadeau. Bien sûr, on croise des fig­ures con­nues comme Rit­sos, Seferis et Cavafy, qu’il est tou­jours intéres­sant de (re)lire sous la plume du tra­duc­teur ami­cal qu’était Lacarrière.

Je m’étendrai d’avantage sur les noms moins connus.

Par un usage tout aus­si intéres­sant du con­di­tion­nel, Anghé­los Sikélianos, mort en 1954, se tient à cheval sur le pro­fane et le sacré, sur la terre et au som­met où les noms des dieux sont gravés :

 

Ou j’aurais pu soudain
Devançant le cor­beau des Ténèbres
Hale­tant sur mes pas pour s’emparer de moi,
Rassem­bler toutes les forces vives
Et m’élancer au-delà des cer­cles étroits de l’univers
Pour chercher dans la nuit
Mon dur des­tin de créateur.

Mais aujourd’hui, je Vous le dis,
Je veux rester à Vos côtés,
Ne plus Vous per­dre un instant
Car j’ai fait de mon cœur une aire
Pour que Vous y dansiez.

Telle parole, en ces temps de tran­shu­man­isme et d’hybris général­isé, ne peut que con­sol­er le sage !

Voix plus intérieure sai­sis­sant des instants, des sen­sa­tions et des lumières en équili­bre pré­caire, que celle d’Andéas Embirikos, un des pre­miers freu­di­ens grecs, ami de Yourcenar :

 

Accroisse­ment
Par­fois il nous arrive de porter à nos lèvres
La main d’une lumière aurorale
Immo­biles et bouche scellée
Dans le silence du paysage
Avant que la ville bruis­sante de fontaines
Ne s’éveille aux cris bru­taux jetés dans le soleil
Par les éboueurs matinaux.

Nos souf­frances ne furent pas inutiles
Les voici soule­vant leurs voiles et révélant
Leurs bras livides et tuméfiés,
Les voici s’éployant vers le cœur de la ville
Rel­e­vant un à un les doigts des endormis
Comme des mages ori­en­taux et gagnant
Le cortège odor­iférant des caïques
Traçant, tres­sant au cœur des rues
Des espaces aus­si sou­verains que les yeux
D’une femme éper­due de rêve.

 

Les notices de Jacques Lacar­rière font bien enten­du par­tie du charme de cette pub­li­ca­tion, elles sont per­son­nelles, tirées des ren­con­tres et des ami­tiés que ce dernier a cul­tivées. Un pas­sage con­sacré à Odysséas Elytis (1), « le buveur de soleil », en témoign­era pour les autres : « Au cours d’un entre­tien que j’eus avec lui après sa paru­tion, Elytis me con­fia qu’il avait écrit ce poème pour com­penser l’injustice et la non-récom­pense dont le monde con­tem­po­rain fai­sait preuve à l’égard des souf­frances de son pays. Le titre, emprun­té à un hymne byzan­tin très célèbre, peut se traduire par Digne ou Loué soit — sous-enten­du : ce monde. C’est un hymne à toutes les Grèce, l’ancienne, la byzan­tine, celle des guer­res de l’Indépendance et celle d’aujourd’hui — qui, elle, sor­tait à peine de l’Occupation et de la guerre civile — ain­si qu’à ses tra­di­tions, ses paysages et surtout sa langue ».

 

J’ai peine à ne pas faire enten­dre les autres voix : celle d’Aris Alexan­drou, le dés­abusé et de Dim­itri Christodoulou tout en « résis­tance et vig­i­lance ». Ter­mi­nons ce frus­trant tour d’horizon par l’humour de Nanos Valaoritis :

 

Ain­si donc nous sommes assiégés
Et nous le sommes par qui
Par toi et par moi, par machin-chose
Nous sommes sans cesse assiégés
Par les fron­tières, les douanes, les con­trôles de passe­ports, Inter­pol, la police mil­i­taire, les tanks, le bagout, la bétise, (…)

 

Drôle ? Après tout, pas tant que cela.

 

Il serait dom­mage de ne pas sig­naler, dans ce riche numéro, le dossier que Paul Far­reli­er con­sacre au regret­té Claude-Michel Cluny. Jean Pérol rend hom­mage à leur ami­tié « libre, sou­ple, vive, affectueuse ». Un remar­quable flo­rilège mon­tre que le fon­da­teur de la col­lec­tion « Orphée » fut d’abord un poète :

… Ce matin, est-ce pour sus­citer quelque regain de courage ? j’ai retourné des travaux anciens, de ceux que je ne me suis pas résigné à ven­dre. Ce fut pénible. Ce qu’on a lais­sé au cours des années dormir, face au mur, et que l’on rend au jour, sur­git comme d’une tombe. Le leurre des ent­hou­si­asmes s’écaille, la vie peinte à fresque sur un mur mangé par le salpêtre. Au vrai, on se déprend tôt de soi.

 

 

 

1. voir aus­si : Odysséus Elytis, Axion Esti [To Axion esti]
Trad. du grec par Xavier Bor­des et Robert Longueville. Intro­duc­tion de Xavier Bordes
Col­lec­tion Du monde entier (repris en col­lec­tion « poésie », Gallimard

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