Choix de poèmes de Claude Vigée établi par David Schnee.

 

« Par­fois je crois sur­pren­dre un écho dans l’oreille de ces mots murmurés,
Que des voix de jadis, depuis longtemps per­dues, dis­aient presque en silence :
Ain­si suinte la pluie de cam­pagne en automne
A tra­vers les feuilles mortes, avec tant de patience,
A la lisière du petit bois de chêne gris et touffus
Où le ruis­seau chuchote,
Puis elle s’enfuit goutte à goutte dans la terre,
A pas de souriceaux, comme fait la semence,
Par le chemin profond,
La sente aux orties noires »
(p.559)

« Les Orties Noires » pour­rait être une de ces bal­lades dialec­tales, nos­tal­giques et douces-amères, agré­men­tées de comptines :

  « Hop­pelé hop­pelé raïdada
Savélé savélé saïdada
Le cheval blanc galope, trapp, trapp,
L’enfant s’est trop penché,
Il se jette en arrière,
Dis­paraît dans la trappe
— Tombe au fond du trou noir … »
(p. 571)

Si Claude Vigée ne lui don­nait dès les pre­mières pages un ton caus­tique et grave :

« La rafale du nord abat l’ancienne vie
Dans le champ d’épines brûlées :
Déjà tinte l’acier dans la main du faucheur
Lorsque la lame heurte les glaçons de décembre,
En attaquant, la nuit, les hautes orties roides. »
(p. 559)

En exer­gue aux « Orties Noires », dans l’édition de ses Poésies Com­plètes (1936 – 2008), inti­t­ulée « Mon heure sur la Terre », pub­liées en 2008 aux édi­tions Galaade dans la col­lec­tion « Le siè­cle des poètes », ces deux vers pro­gram­ma­tiques de Claude Vigée extraits de son poème « La lune d’hiver » :

« Sur­vivant, j’apporte ici le témoignage de notre jeunesse brisée ;
Rescapé, je dis le des­tin d’une généra­tion vouée toute entière au désastre »
(p. 558)

Si le pre­mier vers intro­duit le thème de l’enfance dis­parue, cassée par l’Histoire ; le sec­ond évoque l’indicible de la Sec­onde Guerre Mondiale.

Ce long poème en vers libres, struc­turé en trois par­ties, est dédié à Adrien Finck (uni­ver­si­taire ger­man­iste, poète dialec­to­phone et ami). C’est qu’il faut savoir que « Les Orties Noires » ont été rédigées d’une seule traite en dialecte alsa­cien (puis traduits en français par Claude Vigée lui-même), « en l’été de guerre 1982 » (cf. p. 585) alors qu’il réside depuis la fin des années 60 à Jérusalem.
Exilé aux Etats-Unis durant le sec­ond con­flit mon­di­al, après avoir été cahoté de ci de là en France au grès de l’invasion alle­mande puis de l’occupation, il y mèn­era des études de let­tres, aban­don­nant celles de médecine ini­tiées en France, qui le con­duiront à une charge d’enseignement universitaire.
Sa chère Alsace natale (décrite dans les deux tomes du « Panier de Hou­blon ») qu’il n’a plus revue depuis les vacances précé­dant la déc­la­ra­tion de guerre, lui revient donc comme une résur­gence vio­lente par l’intermédiaire de la langue, du « verbe ». Et avec elle les sou­venirs de l’enfance :

« A pro­pos, dites-moi, qu’est-il donc advenu
De ces gen­tils garçons, de ces filles mignonnes,
Qui jadis, avec moi, étaient assis en rond,
Si sages, si tranquilles,
Sur les gradins de bois, un rang der­rière l’autre,
A l’angle de la place des pla­tanes, là-bas,
Dans l’antique bâtisse de la salle d’asile ,
Avec leurs têtes rondes
Aux cheveux bruns bouclés,
Leurs nattes de soie blondes
Soigneuse­ment tressées ? »
(p. 562)

Et le gâchis de la guerre :

« Qu’est-elle dev­enue, leur ten­dre chair d’enfant ?
On l’a ven­due, traquée, meur­trie et torturée ;
Mais per­son­ne, jamais, n’a pu la retrouver. »
(p. 564)

Car le poème « Les Orties Noires » est bien plus qu’une ode à la langue natale :

« Goss­es de Bis­chwiller, hors des salles d’asile,
A par­tir d’aujourd’hui peut-être
Ne vous fait-on plus honte
Quand, pleins de toupet dans les rues,
Sans respect pour les convenances,
Même sous les yeux des gens bien,
Vous osez entre vous, gaiement,
Si le cœur vous en dit,
Laiss­er trot­ter au vent votre langue natale … »
(p. 584)

C’est une dénon­ci­a­tion du con­cert des Nations (à com­mencer par la France et l’Allemagne) :

« Quoi qu’il arrive, un jour
Il faut qu’on en finisse, avec nos collections
D’insectes et de nations : »
(p. 565)

La troisième et dernière par­tie du recueil sem­ble être un mes­sage d’espoir pour l’avenir. Il demeure toute­fois terni par le lourd passé de l’histoire récente :

« Sache, libre et rieur,
(tant que tu peux encore),[…] »
(p.584)

Une « héroïne » revient péri­odique­ment hanter les vers de Claude Vigée : « Dame Marthe-au-Pilon », ou la faucheuse sous les traits de la guerre.
Pour­tant, le sort qu’elle réserve aux alsa­ciens n’est pas le même selon leur confession :

« Les petits juifs, — en bal­lade à Auschwitz,
A Belsen ou à Maïdanek, -
Les petits chré­tiens à Tambov :
On a beau chercher, chacun
Niche dans un autre coin ! »
(pp. 566 – 567)

Dis­tin­guo de taille et qui porte à conséquence !

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