La revue presque car­rée (21x25) et ses larges marges à côté des poèmes qui don­nent envie de glos­er comme sur les anci­ennes bibles.

Un numéro qui offre un dossier sur le « sijo » coréen, com­posé et traduit par Patrick Wert­sk­ing. Forme courte (…) il est devenu, en Corée, la forme poé­tique majeure à par­tir du XII­Ie siè­cle pour attein­dre son plus grand engoue­ment au XVIe siè­cle. Sous des dehors sim­ples et direct (… pro­posant) une sagesse uni­verselle, que le voile mince de la vie quo­ti­di­enne et banale enveloppe et révèle, comme une image qua­si spécu­laire. Après l’avoir dis­tin­gué du tan­ka et du haïku, l’auteur se pose la ques­tion du sens de cette présen­ta­tion au pub­lic fran­coph­o­ne d’aujourd’hui : avec plus d’émotion et de sen­ti­ment que les vieilles for­mules guindées ou céré­monieuses (…) le sijo offre une assez grande lib­erté pour devenir entière­ment com­pat­i­ble avec l’essor poé­tique con­tem­po­rain. Suit, méthodique­ment, un exposé sur la ryth­mique, la rhé­torique et les thèmes, suivi d’un choix d’auteurs clas­siques mais aus­si contemporains :

 

Vous me deman­dez com­bi­en j’ai d’amis ? l’eau et la pierre, le bam­bou et le pin.
La lune qui se lève sur la colline ori­en­tale est une joyeuse compagne.
En plus de ces cinq com­pagnons, devrais-je en désir­er d’autres ?
Yun Seon­do (1587—1671)

 

Plus orig­i­nal que bien des auteurs d’articles exo­tiques et his­toriques, Patrick Wert­sk­ing se livre à un « si j’osais le sijo » de bon aloi, dans l’esprit de « bien vivre là, les pieds sur ma terre ou dans la boue, selon les saisons » :

 

Le car­refour de la grand’route
et deux pas­sants se rencontrent

Des sages, ils par­lent de leurs vies,
mêlent leurs différences

Ils pour­suiv­ront leurs chemins,
séparés, pour tou­jours, liés

 

Ces formes cour­tes se dis­posent tête bêche sur les pages presque car­rées, aérées et dens­es à la fois. Con­clues par un plaidoy­er pra­tique pour écrire du sijo fran­coph­o­ne. « Il est temps de s’y met­tre ! », nous dit cet auteur généreux qui renoue avec une spon­tanéité de l’écriture cri­tique, tournée vers le partage et fort rob­o­ra­tive en ce début d’année.

°

Out­re un entre­tien avec un pro­fes­sion­nel du livre con­cerné par la poésie — cette fois-ci, un libraire —, ce numéro donne une place de choix à d’étranges textes de Gertrude Stein (parus à La main courante en 2000). Pierre Cour­taud, leur tra­duc­teur, par­le de pièces « conçues sur un mode qui se veut proche du cubisme (… et qui doivent) nég­liger les his­toires en faveur de quelque chose comme un rit­uel continu (…) »

 

Les villes environnantes.
Les chats égoïstes.
Et les oiseaux.
Les oiseaux volent.
Les auto­mo­bilistes aussi.
Écoute-moi quand je parle.
Je déteste même le vinai­gre de framboise.
Nous en avions en Californie.

 

On imag­ine en effet les pos­si­bil­ités musi­cales de ce texte dans la voix de comé­di­ens auda­cieux. Si vous en con­nais­sez, don­nez-leur la revue, vous fer­ez une bonne action, d’autant que le nom de Gertrude Stein ne pour­ra qu’éveiller la curiosité du public.

°

Par­mi les poètes invités, fidèles au lyrisme mil­i­tant des pub­li­ca­tions de l’Atelier de l’agneau, je sig­nalerai Johan Grzel­czyk et ses « con­stats », poèmes accom­pa­g­nant cha­cun une pho­to. Exem­ple : un pylône sur­mon­té de relais télé­phoniques ; « c’est cette ten­sion vers l’en avant / (… qui) dévoie l’instant / le lamine jusqu’à néant / et piège les con­clu­sions dans un per­pétuel à venir ».

Une étude de notre amie Car­ole Mes­ro­bian sur « L’épigraphe au début du roman­tisme », abor­de un de ces détails de l’histoire lit­téraire, à pre­mière vue incon­gru, et qui nous fait mieux que les grands thèmes ressen­tir le sel d’une époque ! Où l’on apprend, entre autre, que les nom­breuses cita­tions de Shake­speare au fron­tispice des livres de Stend­hal ren­voie « à cette lib­erté esthé­tique (…de) cet auteur nova­teur qui a réus­si à mêler les reg­istres et les gen­res littéraires ».

Un dossier inti­t­ulé « Provo­ca­tions » avec un entre­tien de Cen­dres Lavy sur la « supercherie de la cen­sure » à l’âge d’Internet. Com­mençant par se référ­er au « repen­tir », Cen­dres Lavy exam­ine de manière stim­u­lante et assez nova­trice la « pro­pa­gande du quo­ti­di­en, incon­sciente, omniprésente (et) partagée et reléguée par chacun‑e ».

Un petit salut de Julien Blaine et… de très belles mis­es en pages de Jean-Bernard Thomas illu­mi­nent ce dossier, trois let­tres d’un abécé­daire éru­dit, à l’air foutraque, mais pas tant que cela. Textes cal­ligram­més ou inver­sés, affron­tés, alpaguant vigoureuse­ment le lecteur-pas­sant et l’invitant sur la « Planète des signes ». On les imag­ine en très grand, non sur des murs mais sur le sol. Devenir soi-même, dans ce sein tur­bu­lent et paci­fique, signe. Et s’aventurer.

image_pdfimage_print