Aux pas­sagers de Mar­guerite Char­bon­nier est un titre1 Mar­guerite Char­bon­nier, Aux pas­sagers, coll. « Poésie(s), L’Harmattan, 2015. sous forme de dédi­cace à ses lecteurs. Il sem­ble que la poétesse ait puisé son inspi­ra­tion dans les voy­ages de Paris vers ces « régions de grande province humide » (14) qu’elle affec­tionne tant2 Les chiffres entre par­en­thès­es cor­re­spon­dent à la pag­i­na­tion du recueil.. Les lecteurs sont donc les pas­sagers d’un train qui met en mou­vance l’écriture  poétique :

êtes-vous
avec moi 
prêt pour ce grand voyage 
qui brûle 
en nous déjà 
et qui nous fait lever 
chaque aube 
pour demain
(49)

Le poème est une invi­ta­tion au voyage.

Marguerite Charbonnier, Aux passagers, coll. « Poésie(s), L’Harmattan, 2015.

Mar­guerite Char­bon­nier, Aux pas­sagers, coll. « Poésie(s), L’Harmattan, 2015.

Dans le train, le bruit est par­fois si réguli­er qu’il équiv­aut au silence, le mou­ve­ment si con­tinu que l’esprit le prend pour l’immobilité. C’est du silence de ce lieu que jail­lit l’inspiration du poème de Mar­guerite Charbonnier.

Cette poésie, proche de la sen­si­bil­ité et de la forme brève des haïkus est imprégnée par la notion des saisons :

le déverse­ment du temps 
sur nous 
sur notre vie 
et nos saisons
(22)

La ful­gu­rance de l’instant est cap­tée par un dis­tique : une prairie aveuglante / de chants d’insectes (20) ; un ter­cet : l’aube / son regard froid jeté / de son front blanc dégagé (16) ; ou, encore, ce neu­vain : « tass­es remuées / les soirs d’été / bruit / choqué / des vais­selles / des cafés / des tables / des villes /de prom­e­nade (66).

L’instant est un don de ce mou­ve­ment qu’il est pos­si­ble de vivre dans d’autres véhicules que le train :

il arrive un instant où le car d’où
qu’il vienne 
même chargé des monts des rivières 
des alpes glorieuses 
des villes et d’horizons splendides 
des orients
passe le tour­nant familier 
l’angle de rue où l’on va au pain
(71)

Être en par­tance ne se conçoit que s’il y a, quelque part, un autre être qui vous attend : « et com­ment font tous ceux / qui n’ont pas / quelque part quelqu’un / qui les attend pour ce pro­jet / et qui plonge avec eux / dans la vague / ou le ciel / ou l’infini des forêts » (27). Ce sera un des seuls ques­tion­nements d’un recueil dont la tonal­ité est surtout sérénité, cer­ti­tude, joie et espoir :

Tout fleuve est pas­sage à l’espère (44)

La nature, elle aus­si pour exis­ter est en attente du regard poé­tique : « nar­ciss­es des patiences innées / atten­dez que nos yeux éblouis / dans l’herbe verte / vous regar­dent (11)

Le seul antag­o­nisme réside entre la nature que l’œil décou­vre à tra­vers la vit­re du train en mou­ve­ment et la ville figée aux tours de verre. Vit­re de la trans­parence : « l’ardeur immense / la froide emprise / la belle glace / o vit­re franche » (22). Verre de l’apparence : « verre glis­sant des apparences / monde de verre / glis­sent nos mains / con­ver­sa­tions / fac­tices / con­seillers de loin / télé­con­seillers (51).

Dans le monde de la trans­parence, les choses sont vues dans la réelle présence de leur beauté, mais dans le monde de l’apparence, le regard se voile de mélancolie.

Alors que tous les vers du recueil com­men­cent par des minus­cules, les majus­cules n’apparaissent qu’en trois endroits qui sont autant de sta­tions poé­tiques. D’abord dans deux stro­phes con­tiguës, de quinze et cinq vers, au milieu du livre, qui décrivent la déso­la­tion du gigan­tisme urbain :

Tours de l’humain
Sœurs inhumaines
Absentes vides aux yeux de verre 
Sans le voir 
Au bord du fleuve debout sans fin 
Atten­dez-vous que l’onde s’use
Ou le ciment 
S’effrite
Pour revenir 
Aux berges tendres 
D’argile autrefois 
Habitées alors 
De prairies de vie 
De ver­sants boisés 
D’osiers pâles et saules verts 

Sœurs d’enfantine ardeur 
Patientes sans savoir
Con­stru­ites par folie 
Dressées par déraison
Et pau­vres d’abandon (53)

Les majus­cules mar­quent l’orgueil inhu­main qui a saisi l’homme mod­erne mais elles peu­vent aus­si désign­er la néga­tion du voy­age, l’absurde tourn­er-en-rond, la crainte du retour vers le point de départ de la Cap­i­tale, que sym­bol­isent les ronds-points, comme le mon­tre la deux­ième occur­rence des majus­cules, dans ce ter­cet : « Que de ronds-points / Uni­versels acci­den­tels / Semés dic­tés au long des routes » (86). Enfin, l’étrange troisième occur­rence des majus­cules, dans ce qua­train qui sonne la fin de l’automne et l’entrée dans la sai­son de l’hiver parisien : « Odeur de la feuille / D’automne / De la terre / Du dernier oiseau » (92). Sen­sa­tion mélan­col­ique, rêvée au milieu des hautes tours de la ville, dans les cours citadines aux bar­reaux majuscules : 

cours d’anciens immeubles à Paris 
où l’on peut faire des rêves 
si longtemps 
des années d’ennui
de silence 
de vie de sauvage enfance 
des pris­ons d’espoir
(89)

Si les majus­cules des villes engen­drent la mélan­col­ie, c’est que leur cen­tre en est occulté : « villes qui ont l’allure / d’éternelles / ban­lieues / étalées en ruban le long des voies rapi­des / de cen­tre com­mer­cial en zone /industrielle / parc de loisir / d’activité / zone / rési­den­tielle / pan­neaux indé­cis men­tion­nant / le cen­tre / caché / où des traces / de vie nor­male rap­pel­lent qu’un jour / des villes furent bâties / pour des hommes (69). Le rythme des saisons est don­né par le cen­tre, autant géo­graphique que spirituel :

cen­tre
des sources et des plateaux 
cœur de France
(62)

Quel est le pro­jet de ce livre ? La poétesse le révèle : il s’agit de « descen­dre le tra­jet / de notre des­tinée » (27), de retrou­ver notre cen­tre qui se trou­ve sur la route de notre Midi :

Paris Vier­zon Limo­ges Brive Toulouse Agen 
le grand air frais qui court 
dans le train du pays 
les retours et les arrivées 
du sud 
places cam­pagnes et villes 
habil­lées du midi 
dans­es et par­lers légers 
nobless­es héritées de race sou­veraine
(55–56)

Le mou­ve­ment qui engen­dre l’inspiration poé­tique est por­teur d’un rythme qui donne la clef du secret de l’écriture :

pour l’amour de vous 
et de moi 
appelons-nous d’un nom nouveau 
d’un nom qui sonne et qui chante
au grand air 
qui nous réveille 
et nous révèle 
un nom d’espace
un nom de langue 
secrète 
et douce 
de langue 
anci­enne et neuve 
comme un grand fleuve 
passe
sage et usé sous les ponts de l’Histoire
et comme 
bouil­lant aux bancs des galets ronds 
dans les mon­tagnes sans témoins 
sa source 
petite et vive glacée 
jail­lit
(65)

Cette langue secrète du cœur, le lecteur la décou­vri­ra dans un sizain, caché dans un tout petit com­par­ti­ment, au fin fond de ce train poé­tique con­duit par la main écrivante de Mar­guerite Char­bon­nier ; c’est la langue d’Oc des trou­ba­dours et des poètes du Félib­rige qui, intérieure à la langue poé­tique de l’auteur, invis­i­ble à l’œil lisant, impulse le rythme des sonorités d’une poésie qui se présente comme un « défi de vivre / en amants / et en enfants / la lib­erté » (11) 

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Alain Santacreu

La quête d’Alain San­tacreu se joue depuis des années autour d’un mot : con­tre­lit­téra­ture. Dans une post­face remar­quable à un recueil de ses essais, Au cœur de la talvera, Matthieu Bau­mi­er a dit de lui : « Le sait-il seule­ment ? Alain San­tacreu est un poète. Je le sais bien moi qui ai recon­nu la poésie en l’écriture née du dedans de lui » ; et, plus loin, il ajoute : « Alors, si l’écriture vis­i­ble de San­tacreu s’exprime apparem­ment en forme d’essai, l’état d’esprit qui ani­me mots et let­tres tracés est cepen­dant celui de la poésie. » La con­tre­lit­téra­ture est une poé­tique, cela est si pro­fondé­ment vrai que la démarche sin­gulière d’Alain San­tacreu a par­fois recours au poème… 

À lire : Alain San­tacreu, Au cœur de la talvera,  (post­face de Matthieu Bau­mi­er), Arma Artis, 2010.

Site de l’auteur : contrelitterature.com

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