Poète, essay­iste, jour­nal­iste et  tra­duc­teur roumain, Miron Radu Paraschives­cu (1911 — 1971) est un témoin de son époque, qu’il a mar­quée sur les plans intel­lectuels et lit­téraire, notam­ment pas son activ­ité de jour­nal­iste, et son sou­tien aux écrivains d’a­vant-garde tels que  Leonid Dimov, Vir­gil Maziles­cu, Iulian Neacşu, Sanziana Pop. Il a décou­vert, soutenu et pub­lié des nom­breux tal­ents lit­téraires par­mi lesquels quelques-uns des plus grands prosa­teurs roumains comme Marin Pre­da ou Nor­man Manea .

Son fils, André Pas­cal, poète de langue française, nous  pro­pose ici sa tra­duc­tion d’une sélec­tion de poèmes de Miron Radu Paraschives­cu, précédés d’une “Let­tre à la jeunesse”  écrite en 1961 :  ce témoignage d’une péri­ode his­torique mar­quée par la cen­sure de la dic­tature com­mu­niste (instau­rée en 1945 et ren­ver­sée en 1989), par­le encore avec per­ti­nence de lib­erté et de jeunesse.

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Tra­duc­tion d’An­dré pascal

 

LETTRE A LA JEUNESSE

Jeunes gens, je par­le avec vous main­tenant et je vous demande ce que vous avez com­pris du splen­dide slo­gan de notre temps : “le peu­ple prend son des­tin dans ses pro­pres mains et le mène jusqu’au bout” ? Ou bien pensez-vous que ceci s’applique unique­ment au peu­ple, comme une notion abstraite, et non pas à cha­cun d’entre nous ? D’autant plus que nous souhaitons devenir des artistes, c’est-à-dire nous voulons exprimer à tra­vers notre œuvre l’âme de la collectivité.

Vous voulez devenir quoi, des épigones, comme du temps d’Eminescu, ou des créa­teurs, tels que notre époque l’exige de nous ? Des con­formistes serviles, ou des nova­teurs révo­lu­tion­naires ? Vous, peut-être, non pas peut-être mais sûre­ment, vous ne savez pas autant que nous, qui avons dépassé la moitié d’un siè­cle, quel tré­sor est la jeunesse. Mais elle est un tré­sor unique­ment si vous vous obstinez à le garder intè­gre. Et le plus grand symp­tôme de cor­rupt­ibil­ité de l’esprit est le con­formisme. Que je me fasse bien com­pren­dre : je ne fais pas ici l’apologie de l’indiscipline ; la dis­ci­pline est néces­saire à n’importe quelle armée et l’adhésion de la jeunesse à la dis­ci­pline de la cama­raderie est spon­tanée et tou­jours sincère. Alors que le con­formisme c’est juste­ment le con­traire de la spon­tanéité et de la sincérité. Le con­formisme c’est hypocrisie, lâcheté, « cal­cul », mani­gance, mesquiner­ie. Peut-être que de telles qual­ités sont bonnes dans le négoce ou dans la diplo­matie, mais elles ne mènent à rien dans le domaine artis­tique. A rien si ce n’est à l’échec. Il suf­fit à un jeune de vingt ans une seule année de pra­tique dans le con­formisme pour ressem­bler non pas à quelqu’un dans la quar­an­taine, dans la soix­an­taine, mais à un centenaire.

Jeunes gens, n’attendez pas qu’on « vous donne » la lib­erté, apprenez à la gag­n­er ! Quand j’entends cer­tains d’entre vous se plain­dre comme les femmes : « Si on m’avait per­mis d’écrire comme je veux ! » Mais quoi ? Atten­dre que les alou­ettes tombent toutes rôties ? La lib­erté sig­ni­fie pour les indi­vidus comme pour les peu­ples la même chose : pren­dre son des­tin dans ses pro­pres mains et le men­er jusqu’au bout. Libre, ne con­fon­dons pas les ter­mes, n’est pas la même chose que disponible. Au con­traire, libre est celui qui s’est engagé dans une grande cer­ti­tude pour laque­lle il est tou­jours prêt à sac­ri­fi­er sa vie. Paul Valéry dis­ait à Stéphane Mal­lar­mé, qui regret­tait de ne pas être com­pris par le pub­lic : « — Mais dites-vous qu’il existe quelque part, ici, sur terre, un jeune qui est tou­jours prêt à se laiss­er découper en morceaux pour Votre poésie ! » L’éloge est présen­té ici par Valéry non seule­ment pour la poésie de Mal­lar­mé, mais dans une égale mesure au jeune qui est prêt à se laiss­er découper en morceaux pour sa cer­ti­tude. C’est la révo­lu­tion qui nous accorde cette lib­erté, c’est elle qui nous donne les cer­ti­tudes fon­da­men­tales de la vie, mais en même temps elle ne nous les accorde pas. Pour un poète, pour n’importe quel vrai artiste, la cer­ti­tude fon­da­men­tale de sa vie fait corps, c’est la même que celle de son art. Et la pre­mière marche de la cer­ti­tude, dans la vie comme dans l’art, c’est la sincérité vis-à-vis de nous-mêmes, la seule à tra­vers laque­lle nous pou­vons égale­ment être sincères vis-à-vis du monde. Donc deman­dons-nous si ce que nous avons dit dans notre art est unique­ment ce que nous auri­ons du dire, ce pour quoi,  si nous n’avions pas pu exprimer, on aurait pu mourir, comme dis­ait quelque part Tol­stoï. Tout ce que nous avons écrit sans être con­traints par un implaca­ble com­man­de­ment intérieur – et c’est ici la preuve que la plus pro­fonde lib­erté ne sig­ni­fie pas disponi­bil­ité mais option – ne fait que nous retranch­er la lib­erté intérieure, en nous faus­sant par­fois sans que nous nous en aperce­vions. La lib­erté est une chose trop pré­cieuse pour la retrou­ver partout et pour qu’elle puisse être accordée par n’importe quel fonc­tion­naire admin­is­tratif ; une telle lib­erté ressem­ble plutôt à l’aumône. Ce que vous assure notre époque sont les con­di­tions max­i­males pour la con­quête et la réal­i­sa­tion de cette lib­erté. Mais ce serait une naïveté de croire qu’elle puisse être obtenue sans com­bat. Je vous demande, donc : quel est votre combat ?

Quand je vois, dans les rédac­tions et les bureaux des maisons d’édition, des jeunes vieil­lis avant de men­er com­bat, alors je m’effraye. Quand je lis une de leurs pro­duc­tions lit­téraires, écrite et pub­liée non pas en rai­son du besoin de dire quelque chose qui leur tenait à cœur, mais par besoin de gag­n­er de l’argent, je m’épouvante. Le con­formisme va main dans la main avec la cor­rupt­ibil­ité. Mais alors, nous n’avons plus rien à atten­dre de ces jeunes.

J’ai eu l’idée de pro­pos­er, il y a env­i­ron qua­tre ans, aux forums de l’état, la pub­li­ca­tion d’une revue lit­téraire qui fai­sait savoir qu’elle ne paye aucune col­lab­o­ra­tion — en dehors, évide­ment, de ce qui aurait pu être obtenu  de sa dis­tri­b­u­tion com­mer­ciale. Ain­si on pou­vait être sûrs de s’être débar­rassé des chas­seurs d’honoraires, que les jeunes qui se présen­tent à la rédac­tion pour pub­li­er leurs vers ou leur prose soient guidés par un démon intérieur, et non pas pour gag­n­er une cen­taine, deux, trois. On m’a fait remar­quer : d’accord, mais de quoi vont vivre les jeunes poètes ? Comme si les hon­o­raires des revues pou­vaient leur assur­er le néces­saire pour vivre. Ils vont vivre de leur tra­vail. De n’importe quel tra­vail. En tout cas, l’écriture devrait être la dernière source de revenu. Dans notre jeunesse, aucun d’entre nous n’a tardé, fût-il homme de peine de la rédac­tion, en rédi­geant la cor­re­spon­dance de province et jusqu’à l’épreuve de nuit, et je vous assure que si c’était dif­fi­cile, c’était aus­si beau, car c’était con­forme à l’idéal de pureté de la jeunesse. La poésie — l’écriture — restait la récom­pense à tra­vers laque­lle, comme Marx a défi­ni l’art, « l’homme se rend le plus grand bon­heur à lui-même ». Nous avons appris en tra­vail­lant et nous avons appris le méti­er des maîtres plus âgés que nous. A l’époque on n’imaginait pas une mai­son d’édition qui nous paye parce qu’elle nous impri­mait un livre. C’est nous qui payions les maisons d’édition ou les imprimeries pour nous faire pub­li­er – et cela nous sem­blait naturel qu’il en soit ain­si – mais aujourd’hui, quand la jeunesse a le débouché assuré, on peut exiger qu’elle con­naisse son méti­er. Je pense que l’une des voies les plus fer­tiles pour décrocher son méti­er, c’est, pour les jeunes, une entre­prise à eux, une pub­li­ca­tion qu’ils puis­sent réalis­er eux-mêmes, et la réalis­er de telle manière qu’elle puisse être rentable. Bien-sûr, le strict néces­saire doit leur être fourni : le papi­er et l’imprimerie, une rédac­tion et les quelques rédac­teurs per­ma­nents. Mais pas des sub­ven­tions pour les hon­o­raires, ni des salaires pour les col­lab­o­ra­teurs. Ces derniers doivent être gag­nés par eux-mêmes, par la qual­ité de leur pub­li­ca­tion. Des lecteurs assoif­fés d’une bonne lit­téra­ture, ça existe. La preuve c’est le tirage des revues d’aujourd’hui.

Pour réalis­er une bonne pub­li­ca­tion, on a besoin, de la part des jeunes, de courage, de per­son­nal­ité, de lutte con­tre la rou­tine et la bureau­cratie. En ce sens j’ai fait mon expéri­ence per­son­nelle, et assez triste. A Cluj, je rédi­geais, en 1950, le men­su­el « L’Almanach lit­téraire », qui devien­dra par la suite « L’Etoile ». Là, j’ai essayé d’apprendre aux jeunes écrivains à réfléchir par eux-mêmes. Cer­tains – les moins nom­breux – ont appris quelque chose ; ne vous imag­inez pas qu’ils sont les plus loués dans les mag­a­sines, au con­traire ils sont les plus calom­niés et pris pour exem­ple négatif. Il n’y aurait même pas besoin de telles recom­man­da­tions ; on ne peut pas écrire facile­ment comme eux car ce sont des indi­vid­u­al­ités fortes. D’autres n’ont pas aimé réfléchir par eux-mêmes, mais par la tête de mon ami, Tra­ian Sel­maru. Mais, appren­dre à penser en révo­lu­tion­naire, sig­ni­fie d’abord appren­dre à être soi-même. Lorsqu’on entend cer­tains jeunes rédac­teurs de revues ou maisons d’édition, cachant leur esprit tim­o­ré devant « les forums d’en haut » ou « la direc­tion de la presse », on réalise qu’ils ne sont ni jeunes, ni révo­lu­tion­naires. Que leur soif d’innovation artis­tique et de courage dans la pen­sée n’est qu’un vain mot. Mais qu’est-ce que cette direc­tion de la presse ? Que sont ces « forums d’en haut » ? Ne sont-ils pas nos col­lab­o­ra­teurs ? Ou sont-ils un épou­van­tail pour main­tenir le con­formisme ? Je ne pense pas – et j’ai toutes les raisons de ne pas le croire :  en 1953, lorsque je m’opposais, non pas à la direc­tion de la presse, mais à toute sorte de rédac­teurs con­formistes et tim­o­rés par un con­formisme qui leur était pro­pre et non pas imposé par moi – pour imprimer une recueil de vers inti­t­ulé « Louanges », j’avais fait hom­mage d’un poème avec dédi­cace à Georges Enesco, qui était encore en vie. On m’a demandé de renon­cer à cette dédi­cace. J’ai refusé, en deman­dant que le livre soit trans­mis à la direc­tion de la presse et si la direc­tion de la presse décidait de le cen­sur­er, tant pis pour elle. La dédi­cace n’est jamais arrivée à la direc­tion de la presse, mais à un cama­rade « d’en haut » qui m’a expliqué qu’il était préférable de la sup­primer. J’ai répon­du que je préfèrais ne pas pub­li­er le livre plutôt que de retir­er la dédi­cace. Je pen­sais que je j’avais per­suadé mais voilà que le livre est sor­ti, avec le poème, sans dédi­cace. Qui l’avait enlevé, je ne sais pas. Mais il s’agissait évidem­ment de quelqu’un de la rédac­tion de la mai­son d’édition. Et le cama­rade « d’en haut », qui s’opposait à l’apparition de cette dédi­cace, vous savez qui c’était ? Le cama­rade Tugui. Quel sym­bole est devenu, entre temps, George Enesco, nous le savons. Et nous savons égale­ment ce qu’est devenu le cama­rade Tugui.

La chose s’est répétée il y a deux ans, lorsque je me suis opposé aux Edi­tions de la Jeunesse, pour l’apparition de « La déc­la­ra­tion pathé­tique ». Il y avait là un poème sur les malchanceux, poème que j’estime très val­able comme on dit. Mais la mai­son d’édition, par ses rédac­teurs, a insisté pour que je l’enlève. J’ai refusé. Ils ont fait sem­blant d’ac­cepter pour m’informer ensuite que la direc­tion de la presse avait enlevé le poème du livre. Lorsque j’ai demandé : « Qui à la direc­tion de la presse, je veux le savoir », les rédac­teurs ont fait marche arrière et ont recon­nu que c’était eux qui l’ont sup­primé du livre.

Enfin, récem­ment, j’ai trans­mis un poème au Jour­nal Lit­téraire. Le poème était dédié au plus grand maître de la langue poé­tique roumaine, depuis Emi­nes­cu et jusqu’à nos jours – Ion Bar­bu – décédé dans un silence pénible ; au moins pénible pour l’Union des Ecrivains, qui est passé out­re le fas­cisme de Goga et de Rebre­anu (et elle a bien fait car ce n’est pas le fas­cisme qui reste der­rière eux) mais qui n’a pas voulu par­don­ner les égare­ments poli­tiques de Ion Bar­bu, mal­gré le fait que ni sa poésie d’avant, ni celle d’après 23 août n’avaient rien à faire avec le fas­cisme mais avec Anton Pann et avec la plus grande tra­di­tion et inno­va­tion de la langue poé­tique roumaine. Mal­gré le fait que j’aie insisté pour que le poème soit imprimé avec la dédi­cace mémorielle, où alors qu’il ne soit pas imprimé du tout, je me suis retrou­vé avec le poème pub­lié dans la revue, évidem­ment sans dédi­cace. L’explication, écrite cette fois, du rédac­teur qui m’avait demandé le poème : « Il a été retiré du calan­dre dans la nuit de mer­cre­di car il a été décidé par les forums d’en haut qu’il n’est pas le moment de par­ler main­tenant de Ion Bar­bu… ». Il est facile de devin­er qui étaient les « forums d’en haut » : le cama­rade Paul Georges­cu et ses con­frères. Il est évi­dent que nous avons à faire avec des sit­u­a­tions typ­iques de con­formisme et des « machi­avélismes » bureau­cra­tiques des rédac­teurs. Car la com­bine est la forme spé­ci­fique de la dic­tature bureaucratique.

Mais il y a une chose qui me sem­ble par­ti­c­ulière­ment grave dans tous ces procédés ;  de deux choses l’une : soit un écrivain répond de sa per­son­ne devant les forums, petits ou grands, de ce qu’il pense et ce qu’il couche sur le papi­er soit il en est inca­pable et à la mer­ci du bon plaisir de chaque rédac­teur de revue ou de mai­son d’édition.

C’est pourquoi, jeunes gens, ne vous habituez pas à être traités d’une autre manière que celle de votre inten­tion et de votre cœur ! N’apprenez pas à faire des con­ces­sions car à ce moment là il ne restera plus rien de votre jeunesse. Ne faites pas de con­ces­sions ni vis-à-vis des autres mais en pre­mier lieu ni vis-à-vis de vous-mêmes. J’ose affirmer : même par erreur, une telle intran­sigeance est, par elle-même, de nature révo­lu­tion­naire. Alors que, même au ser­vice de la plus noble cause, un con­formisme tim­o­ré est de nature con­tre-révo­lu­tion­naire. Car – et je vais m’arrêter là – je vais m’arrêter avec les mémorables mots d’un grand écrivain de la France pop­u­laire (Georges Bernanos), des mots qui vous con­cer­nent telle­ment et pré­ten­dent encore plus de vous – « C’est la fièvre de la jeunesse qui donne à un peu­ple la tem­péra­ture nor­male. Lorsque la jeunesse refroid­it, le reste du monde claque des dents ».

Ne soyez pas, jeunes con­frères, froids et – encore moins – tièdes ! Faites le devoir pour lequel vous sen­tez que vous êtes venus au monde. Mais faites-le avec toute la chaleur dont un  jeune cœur est capa­ble. Et si vous vous sen­tez capa­bles de com­pro­mis­sions et de renon­ce­ments pru­dents, jetez plutôt pour tou­jours la plume, car une telle plume ver­sa­tile ne vous apportera ni lau­ri­ers, ni accomplissement !

Miron Radu PARASCHIVESCU

(Jour­nal, novem­bre 1961)

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