25 août 2010

Les mots sont dans les his­toires que tu m’as fait voir.
Tout ce qui n’est jamais vu, tout ce qu’on ne dit pas aujourd’hui !
Aveu­gle, le corps con­tin­ue, fait con­fi­ance, obligé de rester.

Ta main ne cherche pas les champignons.
Ta main a fer­mé tes yeux avec des sparadraps.
Tu vois ? Qu’est-ce qu’on peut faire ?

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Com­bi­en de mots qui n’existent plus.
Le pré­cis repas n’est pas la soupe.
La mer n’est pas l’eau qui reste ici.
Une aide c’est trop demander.
Mourir et n’y a aucun vivre et n’y a rien, m’enlève les mots.
Et pas de sauts, de mains qui ensem­ble se tiennent
à la corde, sourires, caress­es, bais­ers. Une lande imprononçable
est le lit dans la mai­son de repos des mourants,
agitée, dans les spasmes de sen­tir que l’on vit encore.
Province d’Udine, Codroipo, le malade des deux poumons,
le pan­talon large, le vis­age avec la peau sur les os,
le nez effilé ne sont pas l’histoire à racon­ter, ni les souvenirs.
Aride savoir, aride sentir.
Et je dis, ren­dez-vous compte, n’ayez pas juste vingt ans,
et une vie comme tou­jours, à me faire juste du mal.

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MERE

 

Le parole non sono per chi non c’è più.
Si com­muovono e pos­sono dire il viso morto.
Gli occhi era­no quel­li che mostrava,
il vesti­to sepolto quel­lo vis­to altre volte.
Vedere che non ci sei più, non dire niente.

3 octo­bre 2011

Les mots ne sont pas pour qui n’est plus là.
Ils s’émeuvent et peu­vent dire le vis­age mort.
Les yeux étaient ceux qu’elle montrait,
l’habit enseveli celui vu d’autres fois.
Voir que tu n’es plus là, ne rien dire.

[Une tra­duc­tion dif­férente dans « Poez­ibao » 8 déc.
2011, et dans « le nou­veau recueil » 4 sept.
2012 ; un autre texte traduit, ‘Il respiro dentro’
a été finale­ment sup­primé par l’auteur]

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Qu’est-ce que je dois regarder pour sen­tir que ce n’est pas si vrai,
et réus­sir à te déplac­er dans les activ­ités domestiques,
à te pouss­er de nou­veau le long des routes. Et entre les raies
proches des cheveux je regarde les sen­tiers du sous-bois
jau­ni. Et j’arrive à voir les ruelles de Naples,
les années Trente, les chats, les jupes longues d’une jeune fille.
Et tu me dis : tu sais que c’est vrai, toi reste fort et serein,
com­bi­en de jours devant toi ! Moi je suis morte un lundi,
tu es arrivé à me regarder, j’étais une chose vêtue
de cet habit bleu que tu m’avais offert et toute la broderie
du foulard. Si bien élé­gant, si bien beau.

 [Idem]

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Les rêves dans les volets poussés
c’était nous pour toi. Après la vie des grands-parents
il y avait la vôtre, la mienne, Roberto
et le ter­rain, la mai­son, l’argent à met­tre de côté.
Et ce film, Le comte de Mon­te­cristo, les magazines,
la radio de quelques opéras lyriques,
des chan­sons napoli­taines. Sainte Marie Majeure
à Rome, où tu es restée jusqu’à la guerre.
Moi j’ai habité çà et là, un troisième étage, un quatrième,
de maisons où tes yeux ont appuyé.
Je voulais devenir maîtresse d’école,
tu demandais : est-ce qu’Alessandra est maîtresse ?
Main­tenant c’est moi qui vide tes rêves, au-dedans de moi
j’ai tou­jours Les amies de Michelangelo
Anto­nioni, après l’inscription qui dit Fin.

[Une pre­mière tra­duc­tion dans « le
nou­veau recueil » 4 sept. 2012 ; Le amiche
d’Antonioni est con­nu aus­si comme
‘Femmes entre elles’]

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Le tram à Milan boule­vard Monte Nero,
tu le regar­dais assise comme tu regar­dais les trains.
Avec un vélo sans freins,
après le col de Monte Croce
pour aller à Attimis, à Forame,
ç’a été une chance de ne pas tomber, se fracasser.
Je savais que tu étais là, que tu regar­dais tout près
pen­dant que j’y pen­sais, et te retenais.
Comme une feuille par­mi les feuilles
tu étais sur le banc. Il y avait des arbres et des arbres,
et ton vis­age, l’habit du bleu habituel.
Mère, per­son­ne morte
boule­vard Monte Nero, sur la route d’Attimis,
de Forame où tu es née.

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Ce rien que nous ne serons pas
emporte avec soi et efface tout.

Je dois le tenir par la main,
je ne vois per­son­ne tenir par la main les enfants.
Près de la manche longue du bras
ses yeux libres, et tant de mères,
tant de chiots de chi­ennes et des vach­es avec leurs veaux
qui dor­ment comme les enfants.
À présent ils sor­tent des murs des maisons, entrent
dans la main sans douleur.
Ils sont entrés dans la main comme un de ses os.
Les mères sont si seules avec leurs petits.
Les enfants ont seule­ment nos os.
Mais moi dans ma vie je n’ai écrit aucun poème,
moi dans ma vie je n’ai lu aucun poème.
Et celui-ci per­son­ne ne l’a écrit, per­son­ne ne l’a lu.

[Une tra­duc­tion légère­ment différente
dans « le nou­veau recueil » cité ; un
autre texte pub­lié là, ‘Madre che non
mi ascolti’, a été sup­primé par
l’auteur]  

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PRINTEMPS, HIVER

 

Je vais à avril deux mille dix
quand la mai­son était à nous, et l’asphalte,
les fils élec­triques, les mon­tagnes, le soleil.

Per­son­ne ne nous voy­ait et nous voyions tout.
C’était le secret de cha­cun pour vivre.

Tombe ce print­emps sur les semelles de neige
avec le poids de toutes mes années :
un blanc piét­iné en un amer sel gris
la seule image, mon corps de maintenant.

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Tu ne pou­vais pas le savoir. Il n’y avait que l’herbe,
le dos des si nom­breuses mains dans la terre,
les doigts longs qui grimpent dans l’air.

D’autres se sont noués aux tiens,
la moitié qui alors te manquait
tu l’as trou­vée en suiv­ant la vie.

Ne dis rien. Le silence repassera
et tu mour­ras pour quelqu’un. Que peux-tu faire ?
Main­tenant tous ne sont pas comme toi. Ils chantent,

ils ont des affaires pour s’occuper,
presque quo­ti­di­en­nement ils se sen­tent éternels.
Même s’il est stu­pide de diluer la mort

avec la vie, ne te pose pas cette question :
c’était au début du jeu, heureux
et macabre que tu ne peux pas ne pas jouer.

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La joue salie par le seigle
court dans le pré en imagination.
Le souf­fle de la mai­son est l’effritement des murs
dans la gorge où presse le sang qui ne sort pas.
Con­fus­es les tiges éten­dues sous les bras froids,
invis­i­ble la fos­se de l’enterrement.

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  sou­venir d’Andrea Zanzotto

Les fleurs toutes les nuits ouvertes, tu me regardes en scru­tant alentour
ou par la fenêtre le champ pareil au champ d’autrefois.
Venus par les prés, pour ne pou­voir les dire juste herbes et arbres.
Nous pou­vions être faits d’un sim­ple fer, d’un museau.
Le potager est seule­ment une chose que nous fai­sions, une demande.

[Cette tra­duc­tion a paru, légèrement
dif­férente, dans « Recours au
Poème » 22 nov. 2012]

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Les vis­ages sans les os, nos cartilages
par­mi les brous­sailles soulèvent des lits de feuilles
comme farine et eau mélangées sans mains.
Un autre novem­bre est assis dans le vide,
les mots font des trous de champ,
soulèvent des bérets de mottes dans la terre labourée.

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Dans les dis­cours se perd
la pre­mière chose que l’enfant a regardée.
Il joue silen­cieux et ses yeux il ne les bouge pas.
Ils ont coupé l’arbre, le tronc est tombé,
il ne bouge pas les yeux, il écoute ce qu’il faut faire.
Il apprend à vivre pauvrement.

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Voir nue la vie
alors qu’on par­le une langue pour dire quelque chose.
Sor­tir le soir rend le soir plus beau
mais c’est ce peu de soleil oblique le soir sans paroles.
Voir nue la vie quand tu y étais avec tes choses.
À présent les choses sont seules,
il n’y a pas la promesse de ton réveil
et con­tin­uer avec tes savates, les tass­es, les cuillères.
Ce n’était pas la peine de s’affairer.
Le jeu des jours est la promesse que tu ne savais pas
devoir per­dre tou­jours déjà avant.

[Ces deux derniers textes ont paru,
légère­ment dif­férents, dans
« Recours au Poème » cité]

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Moi aus­si seul comme ce porte-manteau,
comme sont les tables, comme est la planche à repasser.
Murs et ram­bardes, le fau­teuil, la cheminée.
Brûle le feu incen­di­ant le jardin tout entier,
tout le pré, les bois, tous les printemps.

 

Ter­sa morte, (extraits)
Milan, Mon­dadori, 2013 (92 p.)
© Mon­dadori, 2013

 

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