Par quoi com­mencer ? Sans doute par l’éditeur (Cheyne) qui per­met, dans cette col­lec­tion « D’une voix l’autre », que l’on accède en bilingue à cette poésie venue de l’étranger, col­lec­tion dirigée par Jean-Bap­tiste Para. Ensuite saluer le tra­vail de la tra­duc­trice, Josiane Gour­in­chas, qui signe la très belle pré­face de cet ouvrage remar­quable per­me­t­tant donc aux non-his­panisants de décou­vrir en français cet immense poète chilien qu’est Óscar Hahn. La tra­duc­tion est un tra­vail pour lequel j’ai le plus grand respect ; sans elle, je n’aurais lu ni Pavese, ni Rilke, ni Juarroz…

Je me suis penché avec atten­tion sur cette tra­duc­tion. S’il est vrai que les vers sim­ples de Hanh, sans bizarreries gram­mat­i­cales, lais­sent sup­pos­er une plus grande facil­ité que beau­coup d’autres, dans leur tran­scrip­tion dans la langue de Molière, il n’en demeure pas moins que le choix du mot exact, de l’expression, de la tour­nure par­fois légère­ment dif­férente de l’original, sont les out­ils du tra­duc­teur, révélant sa capac­ité à inve­stir le texte de départ, son état d’esprit, et à le restituer dans une mesure poé­tique égale. Josiane Gour­in­chas a pro­duit là une très belle tra­duc­tion, qui ne s’éloigne qua­si jamais du poème ini­tial – lorsqu’elle le fait, très rarement et imper­cep­ti­ble­ment, c’est pour con­serv­er le rythme et la flu­id­ité du vers, tout en en préser­vant aus­si l’esprit. Ain­si, « Me lamen con sus lengas / dimin­u­tas y ento­nan / una can­ción des­col­ori­da » devient : « Ils me lèchent avec leurs petites / langues et ils enton­nent / une chan­son grise ». Rien à lui reprocher donc, tout au contraire !

Venons-en main­tenant à ce chef d’œuvre – je dis bien ! – qui rassem­ble une cinquan­taine de poèmes dens­es, limpi­des, dénués dans leur majorité de toute ponc­tu­a­tion. Des stro­phes le plus sou­vent brèves les con­stituent, don­nant à voir un découpage net et pré­cis, qui est celui du découpage séman­tique, rien de tara­bis­coté ou d’inutilement expéri­men­tal. Clarté et sim­plic­ité sem­blent les maîtres-mots, tant dans la mise en espace du poème que dans son contenu.

« Je dois ramass­er mes décombres
leur don­ner la forme humaine qu’ils avaient
et aller de l’avant

Que je n’aie pas de brais­es dans les yeux
ni de nuages de fumée noire dans l’âme

Quelques cica­tri­ces
Par-ci par-là sont acceptables

Pour le reste rejeter la douleur der­rière soi
net­toy­er ses cendres
et pour­suiv­re son chemin »

Chaque poème a un titre. Celui-ci s’appelle Après l’incendie. Pas besoin d’exégèse com­pliquée pour y enten­dre l’allégorie. Avec le coup d’état du général Pinochet en 1973 et l’instauration d’une dic­tature mil­i­taire, qui arrêtera arbi­traire­ment, tor­tur­era, empris­on­nera, fera dis­paraître, Hahn, comme beau­coup d’autres vic­times de la junte, subi­ra le trau­ma­tisme des geôles chili­ennes de cette sin­istre époque. Mais jamais, il ne l’évoque aus­si crû­ment, de rares allu­sions, comme dans le poème précé­dent, y sont faites – encore faut-il con­naître son his­toire – et il garde une pudeur exem­plaire vis-à-vis de ces années d’emprisonnement et de tor­ture psy­chologique qu’il subit. Il souhaite d’ailleurs tourn­er la page, d’une cer­taine façon, « net­toy­er ses cen­dres / et pour­suiv­re son chemin »

Ce n’est pour­tant pas un hasard si le poème qui ouvre le livre s’intitule La mort est assise au pied de mon lit. Cette mort, décrite comme un per­son­nage, a sans doute  déjà ten­du les bras à l’auteur, quand il fut arrêté, enfer­mé et qu’on lui annonça qu’on le fusillerait le lende­main. Elle est tou­jours là, comme elle peut être auprès de tout un cha­cun dès qu’on songe à elle : « Cette mort obstinée s’est échauf­fée à mon con­tact / et voudrait me laiss­er sans suc comme une figue sèche » mais le poète ne se laisse pas faire, essaie de la chas­s­er. « A présent elle dit qu’elle veut se couch­er près de moi /juste pour dormir, que je ne m’inquiète pas. Par égard je me tais car je con­nais sa mau­vaise répu­ta­tion. » Grande force assuré­ment de ce poème que d’allier acces­si­bil­ité du pro­pos, humour, évo­ca­tion de la mort – l’auteur n’en a pas une peur obses­sion­nelle mais on croise régulière­ment son ombre au détour d’un poème, il l’interpelle, la sait tapie, à l’ouvrage  : «On sent le temps qui glisse sur la peau /comme s’il était une langue de chat […] On sent ses crocs poin­tus : / et tout ce qu’il reste de nous /ce sont les reliefs d’un fes­tin silen­cieux » ou encore « Le cours de la vie dévie : change de direc­tion et s’engage sur un chemin d’erreur / il entre par une porte qu’il n’avait pas prévue / et n’en ressort pas […] Quelqu’un sait-il ce que pense l’eau / la terre, l’air, le feu ? // La mort est le cinquième élé­ment ». Un dernier exem­ple dans ce flirt avec la méta­physique : « Non je ne suis pas le nageur d’Héraclite / Je me baigne tou­jours dans le même fleuve / Et si ce fleuve va se jeter dans la mer / qui est la mort / là-bas je m’en vais avec lui / Parce que moi je suis le fleuve /mais aus­si la mer »

La ques­tion philosophique, sans emphase mais en fil­igrane, pointe en dehors de cette seule prob­lé­ma­tique de la mort ; bien sûr, ce que l’on pour­rait essay­er d’enfermer dans les con­cepts de temps, de mémoire, d’identité et tant d’autres, mais les poèmes ne sont jamais la table de dis­sec­tion de ces con­cepts, plutôt des paysages aux mul­ti­ples lec­tures pos­si­bles dans lesquels ils s’inscrivent avec justesse et dis­cré­tion : « Le présent est le lieu où j’habite / la mai­son qui est la mienne », « Dans ce miroir accroché / dans le cab­i­net de toi­lette de ma cham­bre / elle s’est coif­fée une nuit / et ensuite elle s’en est allée pour tou­jours // Main­tenant je me demande si son image / n’est pas restée cap­tive dans le miroir / comme la jeune fille qui se coiffe / dans le tableau de Renoir », « Où que je veuille aller / où que je veuille me déplac­er / rien ne va se pass­er / rien ne va chang­er / car c’est moi-même que j’emporte avec moi ». Pour autant, le poète est atten­tif au monde, aux autres. Il sait dire, non sans une forme de mélan­col­ie, certes, ce paysage d’hiver à Iowa City (lieu de son exil où il est devenu pro­fesseur de lit­téra­ture latino-américaine) :

« L’hiver traîne les pieds sur la neige
et n’arrive jamais à la porte de sortie

Des arbres ébouriffés
comme Francine à huit heures du matin

Le print­emps picote l’œuf de l’intérieur
mais n’arrive pas à bris­er la coquille »

Et lorsqu’il regarde autour de lui, c’est le regard d’un homme engagé qui, à tra­vers les énon­cés les plus sobres qui soient, dénonce la cru­auté et le cynisme de ce monde. Par exem­ple, dans le poème Por­tait d’une famille iraki­enne :

« Le père au turban
et à l’épaisse mous­tache noire
les bras croisés
A sa gauche l’épouse
avec son abaya brodée
et son voile blanc
Ahmad et Zainab
les deux jeunes enfants
se ten­ant la main
Les grands-par­ents assis
dans un fau­teuil d’osier
Tous en train de sourire
depuis une pho­to à demi roussie
trou­vée dans les décombres
de leur maison
après le bom­barde­ment »

Ou dans Famille améri­caine :

« Des par­ents blancs et blonds
aux yeux bleus

vis­i­tent Dis­ney­land avec leurs enfants
aux traits arabes ou asiatiques

On bom­barde Hanoi
On bom­barde Bagdad
On bom­barde Kaboul

Mais eux empreints de compassion
adoptent les orphe­lins »

Mais l’autre, ce peut aus­si être la femme aimée, « J’ai acheté des draps rouges / de l’étoffe la plus douce //même si je sais qu’ils ne peu­vent rivalis­er / avec la douceur de ta peau », la douleur de la sépa­ra­tion et le manque, « Mon amour // bien des choses / auraient pu se pass­er en août / mais elles ne se passeront pas », « Notre navire s’est fra­cassé con­tre les récifs // Nous avons essayé de franchir le cap de Bonne-Espérance / mais le gou­ver­nail s’est mis à tourn­er comme un fou ». Cette soli­tude fait écho à celle, plus pro­fonde et défini­tive : ontologique. Ain­si, évo­quant les morts par mil­liers des atten­tats, de la guerre ou des cat­a­stro­phes naturelles, Óscar Hahn ter­mine son poème par ces ter­ri­bles mots :

« Tous ces défunts si nombreux
ne sont pas moins seuls
que le vagabond qui a expiré
sous un pont
avec  pour seule compagnie
la rumeur du fleuve »

Le fleuve con­tin­uera certes sa rumeur, lorsque nous-mêmes seront emportés vers l’absence absolue. J’aime à croire qu’à tra­vers cette rumeur quelques-uns percevront, comme un tin­te­ment, les mots d’ Óscar Hahn.

 

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