Paul-Antoine Colombani, Lettres

Par |2022-03-06T08:16:14+01:00 1 mars 2022|Catégories : Paul-Antoine Colombani, Poèmes|

« Donne-moi donc plutôt un art d’oublier »

 

Lettre de Bastelicaccia

 

Le roy­aume qui n’a pas de chemins. 

— Con­tin­ue de descen­dre, jusqu’à la ren­verse de la Lune dans la mer oublieuse. Tu dis­tingueras les courbes des pre­miers défunts, tu les recon­nais à leur mis­ère sur la langue, aux orbites où l’oeil man­quant se con­fond avec les ailes iris de la mouche.  Les semi-morts, comme l’arbre arraché voit ses racines con­fon­dues avec les branch­es. Tiens-toi haut, car ils jalousent la vie, ne dis mots, car ils voleront ta voix. 

Aux lisières de l’immonde, le temps trébuche, dans la bouche de l’homme les mots dor­ment. Rien ne se nomme, tout existe dans l’image qui jail­lit puis dis­paraît plus soudaine­ment que le Verbe. Voilà le roy­aume qui n’a pas de chemins. Sans une route à pren­dre, tu ne peux aller ni n’errer.

Je suis Là, dans le mou­ve­ment fuyant de la matière. Le Là, qui va dans les direc­tions opposées, sans une con­corde. Là, qui mar­quera d’une balise les routes emprun­tées ou aban­don­nées ? Qui dit où je me tiens ? Je cherche en vain les pas des hommes ini­tiés à la marche, lui a trou­vé le chemin, lui l’a con­solidé. Lui, enfin, s’est per­du. Là, meurt le passé com­mun des empreintes. 

— Fils d’Anticlée, dois-je te le rap­pel­er : les âmes sont sans traces. Aban­donne tes armes au seuil de l’immonde. Au Là, on ne blesse les morts, comme les mor­tels abî­ment les anci­ennes stat­ues. Au Là rien n’expire, rien n’en a le besoin. Laisse-moi ta ruse, tu ne peux duper les oublieux. Instru­is-toi auprès d’eux, con­tin­ue jusqu’à l’ignorance, la sagesse pre­mière. Au Là étonne-toi, comme l’homme, le pre­mier sor­tant du bois pro­fond, a vu du soleil les rayons s’étendre sur sa peau. Con­tin­ue jusqu’à la ligne des cimes, à l’abîme, tu ren­dras ta Parole.

Je suis Là, dans le mou­ve­ment fuyant de la matière. Qui dit où je me tiens ? Je cherche les fleuves, les planètes, et les nations que d’aucun ont décrit. Dois-je laiss­er jusqu’à l’amour dans l’abandon des mots ? J’ai don­né ma ruse, ma sagesse, puis ma Parole à l’abîme. Dois-je être l’ignorant de tout pour abor­der au Là ? 

— Tu ne sais rien, fils d’Anticlée ! Tu vois les rav­ages sur ton vis­age, dans la force tarie du cœur, l’espoir épuisé dans tes poumons. Tu dois oubli­er, comme il est usage pour les âmes de boire au Léthé. Les tra­di­tions vont au temps cavalier. 

Je me tiens Là, dans le mou­ve­ment fuyant de la matière. Dans l’œil de Borée, le cheval s’élance, ceint de chaos. Je vois la terre expul­sée, l’eau pre­mière, les pier­res puis les forêts bruis­santes. Est-ce ain­si que naît ? Les océans se divisent en mers, les nuages s’assemblent pour for­mer le ciel, car les voûtes hautes ne sont que les fos­siles précédem­ment unis d’un éther blanc. De la mâchoire ardente de l’hongre  jail­lit le Soleil, puis les étoiles, forgées de ses coups sur le sol. Est-ce ain­si que naît ? Je vois les plantes, puis les ani­maux. L’homme, enfin, grav­it l’abîme, paré des atouts mnémoniques. 

— Tout com­mence avec la poésie. Tout doit com­mencer par une pre­mière parole, celui qui regarde le ciel et laisse porter sa voix. Mon fils, tout existe selon un oubli. Tout existe selon une énigme.

∗∗∗

 

Lettre de Corte

 

Je me sou­viens qu’il est beau, de mourir en larmes. 

Dans le ven­tre de l’animal, Ulysse écoute l’autan guer­ri­er, les vents d’Arès éraflent son vis­age, affû­tent de rouge les yeux des sol­dats mutiques. Dehors, la nuit attend pour apprêter le déchaîne­ment d’une lune haute, tout con­court à la mort, à la raideur de la lance con­tre les corps. 

La guerre est sus­pendue à la bouche fer­mée du marin rusé. Der­rière le mariage de dents, les claque­ments de l’infanterie. Dedans, les coeurs dansent, dedans va la fureur des âmes lais­sées dans les tombes. Ô Ulysse, proclame l’autan guer­ri­er, la riv­ière de sang, la razz­ia et le bûch­er des trophées. 

Dehors, Nyx tend la main à Érèbe. Dehors, Héméra attend. 

— Fal­lait-il exis­ter pour accom­pa­g­n­er les Enfers jusqu’au seuil d’Ilion, engorgée par les fleuves ? À la pointe de la lance la Vérité du Léthé, l’épisème aux colères du Styx. Les flots s’écrasent sur les hautes murailles, les Kérès frap­pent aux portes de la Cité. Nos guer­ri­ers ouvrent leurs gueules affamées, bar­bouil­lés du sang des corps lais­sés sur la plage. Dehors, les ombres empris­on­nent les vivants, dedans les regards con­ver­gent vers le seul des hommes, car il revient à l’humaine nature de décider du sort des héros. Son souf­fle des­sine le vis­age du roi Pri­am sur le fer, voilà la cible, voilà le coeur bat­tant de Troie. Ô Ulysse, proclame la guerre, réclame les orages d’Éris.

— Ilion tombera, de l’esprit ingénieux qui fût mon fardeau, et je porterai jusqu’aux îles de mon errance les cen­dres en un ter­reau de sou­venirs. Voilà la mar­que de ces dix années, passées dans l’ombre de la mort. 

Dans le ven­tre de l’animal, Ulysse écoute l’autan guer­ri­er. Moros descend le pre­mier, Éléos se tient der­rière les soldats. 

Les flots de l’Hadès recou­vrent les âmes encore bouil­lantes, d’une vie qui touche terre à chaque coup des Achéens. Dehors, les lances ren­trent au-dedans. Dedans, les coeurs écla­tent au-dehors. Les cris des Danéens rem­plis­sent le silence ; dans la nuit de Thanatos, une Cité s’endort. 

— Devant toi, Énée, je goûte au des­tin bru­tal des mor­tels. Pergame doit tomber, car chaque homme naît de la souf­france. Je sais que les orages d’Éris ton­nent dans ton esprit, tu porteras la guerre, l’empire suiv­ant s’éteindra dans le sang de tes enfants. Nous vivons pour con­stru­ire des ruines, nous mour­rons pour qu’elles accom­pa­g­nent l’humaine nature. Fils d’Aphrodite, Pergame doit tomber. Main­tenant, suis ton errance jusqu’aux ter­res ens­ablées, car dans ce fes­tin des âmes je vais chercher ton Roi. 

Au milieu de la nuit, il sent l’autan guer­ri­er, il érafle son vis­age, ses lèvres fris­son­nent d’Héméra qui s’éveille. Il ajuste son boucli­er, serre sa lance.

—  Sou­viens-toi, fils de Laomé­don, il est beau de mourir en larmes. 

 

Présentation de l’auteur

Paul-Antoine Colombani

Paul-Antoine Colom­bani est Doc­teur en Lit­téra­tures Com­parées, il tra­vaille actuelle­ment sur la place du mythe et de la créa­tion poé­tique dans nos sociétés con­tem­po­raines. Né en Corse, il vit en Castag­nic­cia, là où le maquis et les mon­tagnes par­lent aux hommes. 

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