La rubrique Ping-pong vous pro­pose ce mois-ci de lire l’analyse con­sacrée par Judith Bish­op à la récente tra­duc­tion ver­si­fié en anglais (Aus­tralie) des poèmes de Baude­laire par la poète Jan OWEN 1. L’o­rig­i­nal anglais du texte peut être lu en suiv­ant le lien vers Mas­cara Review qui en autorise la pub­li­ca­tion. L’ar­ti­cle est suivi de deux poèmes extraits du recueil, avec la gra­cieuse per­mis­sion de l’éditeur. 
(tra­duc­tion de Mar­i­lyne Bertoncini)

 

 

 

“– Hyp­ocrite lecteur, – mon sem­blable, – mon frère!” avec ce  vers dérangeant et célèbre, Baude­laire invite  de façon inou­bli­able le lecteur à regarder en soi  afin d’y recon­naître ce qu’il a vu en lui-même : l’en­nui, l’avarice, le dégoût et la mort : mais aus­si, dans un tout autre état d’e­sprit, les chimères dansantes qui leur échap­pent, por­tiques vers un éclat entr’aperçu de la bril­lante immen­sité de l’existence.

Baude­laire aujour­d’hui sem­ble tou­jours notre “sem­blable” – notre dou­ble, mal­gré les dis­tances que toute com­para­i­son doit pren­dre en compte : écarts de sen­si­bil­ité et aus­si d’époque. Exclam­a­toire et puis­sant, vit­ri­olique et exta­tique, un poème tels que “Je t’adore à l’é­gal de la voûte noc­turne” ajoute à son pro­pos – la com­plainte d’un amoureux déçu – une inten­sité exis­ten­tielle qui fait sou­vent défaut  à la poésie contemporaine :

 

Je t’adore à l’é­gal de la voûte nocturne,
Ô vase de tristesse, ô grande taciturne,
Et t’aime d’au­tant plus, belle, que tu me fuis,
(…)
Et je chéris, ô bête implaca­ble et cruelle !
Jusqu’à cette froideur par où tu m’es plus belle !

 

I wor­ship you as I do the mid­night sky’s
majes­tic vault, O silent brood­ing vase
of sad­ness, and all the more as you take flight
[…]
and I cher­ish, cru­el, unyield­ing crea­ture, even
the icy air by which you are my heaven!

 

L’in­ten­sité qui inscrit chaque image sur une trame bien plus vaste que celle d’une expéri­ence per­son­nelle (ici l’im­men­sité du ciel noc­turne) est sans doute le vrai sujet du poème, ain­si que le sug­gérait Gas­ton Bachelard il y a un demi-siècle :

 

“Baude­laire dit qu’en de telles occur­rences, « le sen­ti­ment de l’ex­is­tence est immen­sé­ment aug­men­té » Nous décou­vrons ici que l’im­men­sité du côté de l’in­time est une inten­sité, une inten­sité d’être (…)( Gas­ton Bachelard, La poé­tique de l’espace. (1957) [1961] 219 )

 

A  tra­vers des oeu­vres comme celle de Baude­laire, le lecteur est invité à partager la (re)découverte de l’in­ten­sité de l’ex­is­tence – à  lire une dimen­sion plus large de sa pro­pre expérience.

Baude­laire a vécu entre l’ef­face­ment de la pre­mière et l’avène­ment de la sec­onde Révo­lu­tion Indus­trielle. Pour la masse de ceux qui n’é­taient pas assez for­tunés pour tir­er prof­it de ces immenses inno­va­tions, la perte de con­trôle causée par ces change­ments pou­vait être dévas­ta­trice. Un grand nom­bre des images et des métaphores de Baude­laire tournoient comme des vau­tours autour d’une absence de con­trôle – dans ses rela­tions amoureuses, inca­pable de réfrén­er le désir qu’il mau­dit ; dans l’om­niprésence de la mort ; même dans la joie et l’ex­al­ta­tion, quand un par­fum aimé le trans­porte en rêver­ie, vers quelque dis­tant et voluptueux roy­aume d’ex­péri­ence intérieure. Dans tout cela, Baude­laire sem­ble rarement, s’il l’est même jamais, maître de son navire, et sa vie per­son­nelle reflète la sit­u­a­tion de son époque.

Si la révo­lu­tion de l’époque de Baude­laire peut sem­bler  loin­taine, nous devri­ons nous rap­pel­er que nous vivons, à ce qu’on dit, l’aube d’un boule­verse­ment lié à une qua­trième révo­lu­tion tech­nologique, suiv­ant de près ce qu’on appelle la révo­lu­tion dig­i­tale — tout comme la sec­onde révo­lu­tion indus­trielle ren­força et rad­i­cal­isa l’ac­tion de la pre­mière. Une con­ver­gence de nou­velles tech­nolo­gies matérielles —  les biotech­nolo­gies, la robo­t­ique et l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle — de vastes capac­ités en ressources et traite­ment data – sans par­ler des con­séquences des change­ments cli­ma­tiques – pour­rait vite boule­vers­er des aspects de nos vies que nous tenons pour acquis, et des change­ments soci­aux simul­tanés pour­raient nous éjecter de nos orbites famil­ières, de façon sim­i­laire aux coups exis­ten­ciels vécus par Baude­laire et ses contemporains.

En pro­posant ces nou­velles tra­duc­tions de poèmes choi­sis dans Les Fleurs du Mal, Jan Owen s’est attaquée au défi de nous présen­ter un Baude­laire qui reste notre frère, mal­gré la dis­tance tem­porelle et les con­ven­tions du con­tenu émo­tion­nel : elle nous rap­pelle une inten­sité de vie qui est aus­si la nôtre, même quand nous choi­sis­sons de nous en détourn­er. Les poèmes qui en résul­tent sont un mir­a­cle, à la fois de tech­nique et d’empathie avec leur con­tenu, qui transparaît dans le choix de chaque mot ou expres­sion. Cette empathie est telle qu’elle souligne aus­si la néces­saire par­en­té  entre la tra­duc­trice et le poète qu’elle traduit.

Les poèmes per­son­nels de Jan Owen, ain­si qu’on le voit dans la sélec­tion et les nou­veaux poèmes de The Off­hand Angel (Eye­wear Pub­lish­ing: 2015)  sont d’un ton léger et ludique – par­fois déli­cieuse­ment espiè­gle. Ils for­ment une trame habile et mélodieuse de lieux habités autour du monde, de gens con­nus, d’oiseaux, d’in­sectes et de fleurs, de temps et d’ob­jets per­dus, entremêlés de ques­tions et d’à-côté philosophiques ouverts comme des fenêtres sur la grav­ité et le silence. Au pre­mier abord, ils n’ont pas d’év­i­dente par­en­té avec ceux de Baude­laire, hormis un cer­tain fil de mémoire mélan­col­ique. Mais ceux qui nous sont proches dif­fèrent aus­si de nous dans des domaines aux­quels nous aspirons.

La musi­cal­ité d’Owen, son aisance tech­nique et sa grande inven­tiv­ité pour trou­ver des façons de faire écho, sinon refléter le con­tenu et  la forme des son­nets de Baude­laire et d’autres formes con­traintes, sont un signe cer­tain de cette par­en­té. Prenons par exem­ple les trans­for­ma­tions dans cette stro­phe de “L’Hymne à la Beauté” qui, en préférant la musi­cal­ité d’un lan­gage fam­i­li­er aux cor­re­spon­dances lit­térales, donne un poème plus voilé que l’o­rig­i­nal dans son énergie, mais tou­jours en har­monie avec lui. Remar­quons en par­ti­c­uli­er le choix de “séraphin” pour traduire “ange”,  les yeux de velour de la fée ren­dus comme “doe-eyed”(yeux de biche), l’ha­bile demi-rime de “sirène/lessen” et l’ad­jonc­tion, de “dead” pour “dead-weight” :

 

Are you from God or Satan – ser­aph or siren –
you doe-eyed fay of rhythm, scent and light?
Who cares, my queen, since only you can lessen
this world’s ugli­ness, this hour’s dead weight?

 

De Satan ou de Dieu, qu’importe? Ange ou Sirène,
Qu’importe, si tu rends, – fée aux yeux de velours,
Rythme, par­fum, lueur, ô mon unique reine! –
L’univers moins hideux et les instants moins lourds?

 

La réus­site de ces tra­duc­tions peut se mesur­er à la façon dont elle restituent les poèmes les plus célèbres : “L’Al­ba­tros”, les “Cor­re­spon­dances”, Le “Voy­age”, “Médi­ta­tion” : Owen ne trébuche sur aucun de ces poèmes. Sa ver­sion des  “Cor­re­spon­dances” est la plus char­mante tra­duc­tion de ce poème que je con­naisse : elle est auda­cieuse ici aus­si, s’ap­puyant sur ses affinités avec le poète pour juger quand un change­ment d’ex­pres­sion reste un bon équivalent :

 

 

All nature is a tem­ple. Words and cries
drift from her liv­ing pil­lars and arcades;
a thou­sand sym­bols throng those woods and glades
and watch us pass, with long-famil­iar eyes.

 

La Nature est un tem­ple où de vivants piliers
Lais­sent par­fois sor­tir de con­fus­es paroles;
L’homme y passe à tra­vers des forêts de symboles
Qui l’observe avec des regards familiers.

 

Là  où d’autres se sont bat­tus avec le sens lit­téral de “con­fus­es paroles”, Owen exprime le con­tenu émo­tion­nel de “con­fus­es” par l’ad­di­tion de “cris”. Pour garder un rythme mélodieux – un élé­ment décisif du plaisir procuré par les poèmes baude­lairiens – elle ajoute ”  “and arcades” à “pil­lars” et “and glades” à “woods”, choi­sis­sant à chaque fois un mot qui rap­pelle le monde mythologique de la Grèce antique, présent dans tant de poèmes. La forêt des sym­bol­es que tra­versent les hommes devient présence plus active dans la ver­sion d’Owen, mul­ti­pli­ant  par “thou­sands” cette foule de pas­sants : pour­tant, de nou­veau, on soupçonne que Baude­laire aurait approu­vé, sen­si­ble comme il l’é­tait à tout ce qui peut affecter le promeneur soli­taire : foules des villes, par­fums, la clarté solaire du jour. Le dernier vers du poème est lui aus­si un écart par rap­port aux autres ver­sions anglais­es, pour­tant, il a une réson­nance qui manque à celles-ci ; je ne les cit­erai pas, mais j’in­vite forte­ment le lecteur à voir et juger par lui-même.

Il faut lire ces tra­duc­tions pour leur audace, et leur affinité avec un grand poète, et les lire pour la joie espiè­gle qui transparaît ici et là, à tra­vers un choix de ter­mes argo­tiques qui, par­faite­ment musi­caux, don­nent au poème une voix nou­velle et contemporaine.

 

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notes

1 - https://www.recoursaupoeme.fr/jan-owen/po%C3%A8mes-de-jan-owen-traduits-par-marilyne-bertoncini

https://www.recoursaupoeme.fr/essais/la-po%C3%A9sie-de-jan-owen/marilyne-bertoncini

2 - http://mascarareview.com/judith-bishop-reviews-selected-poems-from-les-fleurs-du-mal-by-charles-baudelaire-trans-jan-owen/

 

 

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