Grâce à la générosité et l’ouverture d’esprit de la passeuse de poésie et elle-même déli­cate poète japon­aise, Shizue Ogawa, le pro­fesseur de lit­téra­ture française à l’université de Kyô­to, Éric Fau­re, (qui en out­re étudie avec pas­sion les « con­tes et légen­des du Japon ») s’est vu offrir un exem­plaire de Giron­dine, de Rome Deguer­gue paru récem­ment aux édi­tions belges, Tra­ver­sées, dont il a souhaité délivr­er un regard immé­di­at pro­posé, tel quel, ci-après :

 GIRONDINE

 

« Giron­dine. adjec­tif f.sg : du départe­ment de la Gironde. » Le titre de l’ouvrage est ambigu car, en français, les mêmes adjec­tifs s’appliquent aus­si bien aux per­son­nes qu’aux choses. Alors, le « giron­dine » du titre, fait-il référence à l’auteure ? À défaut de l’être pour l’état civ­il, Rome Deguer­gue l’est incon­testable­ment de cœur car, dans son nou­v­el opus, c’est à une balade onirique et con­tem­pla­tive dans la nature et l’histoire girondines qu’elle nous con­vie. Guide, elle nous emmène « sur les franges de la Garonne / de Bastide, Cambes, Lan­goiran, vers l’île / de Ray­mond, Pail­let et au-delà de Rions » (Le mur), nous présente ses hum­bles habi­tants en dres­sant ici le por­trait d’un Pau­vre pêcheur et nous fait décou­vrir sa faune et sa flo­re en évo­quant là le pas­sage des vols d’alouettes, de grives, de canards et de bécass­es (Vols).

Rome Deguer­gue, Giron­dine, Edi­tions Tra­ver­sées, 2018.

Ini­ti­atrice, elle invoque le sou­venir des dieux antiques de la Garonne, des Romains, d’Ausone, des Van­dales, de Jeanne D’Arc, du Prince Noir, des « Trois M » et de biens d’autres auteurs plus con­tem­po­rains pour retrac­er les heures, sou­vent som­bres, de la région. Elle y par­le en effet du ton­nerre des armes qui gron­dent, du sang des Huguenots qui coule et des éter­nelles injus­tices de ce bas-monde qui font que les uns ripail­lent tan­dis que les autres cri­ent famine (Plaintes). La Garonne, « la mar de bour­deu », spec­ta­trice de ces atroc­ités mil­lé­naires, croit faire un « cauchemar », elle dresse un con­stat sans appel de la nature humaine « per­fi­die, fièvres, ver­mine et sauvagerie » et repousse non­cha­la­m­ment « car­cass­es de navire de guerre, cadavres de mou­ettes flu­viales, de ragondins et de quelques marins noyés. »

Le paysage girondin, lui, est moins chanceux. Il garde des séquelles de la présence humaine : « le sou­venir de ce qui fût émerge encore par­mi les ruines / Rideau de végé­ta­tion où se devine l’insidieuse présence humaine » (Îles). Il subit régulière­ment les agres­sions de l’espèce pré­ten­du­ment humaine qui pense davan­tage à son con­fort per­son­nel qu’à la vie en har­monie avec la nature : « route noire, écorce ter­restre asphyx­iée » (Yes­ter­day).

Les mag­nifiques pho­tos en noir et blanc qui accom­pa­g­nent l’ouvrage se font l’écho de ce triste con­stat. Nous y voyons des paysages où règne le métallique, le métallique qui enferme les mou­tons, attrape les pois­sons, trans­porte les hommes ou se trans­forme en grue insecte. Nous y voyons aus­si des pho­tos de pieux plan­tés dans les eaux de la Garonne, hideux totems d’un culte ren­du à un dieu qui s’appellerait Indus­tri­al­i­sa­tion ou Pro­grès. Et ce n’est pas tout. Rome Deguer­gue nous dresse le por­trait d’un monde où l’homme ne détru­it pas seule­ment la nature. Il détru­it aus­si sa pro­pre nature et édi­fie un monde dom­iné par les apparences et les faux-semblants.

À cela, l’auteure pro­pose une solu­tion, « ten­ta­tive pour retrou­ver la source », mais, con­sciente de la nature et des faib­less­es humaines, elle con­clut tris­te­ment qu’il y a « impos­si­bil­ité d’atteindre à la pureté orig­inelle à la cul­ture adulte, réfléchie » (La ville se com­prend sur l’autre rive) et que notre clin­quant « Lib­erté, égal­ité, fra­ter­nité » n’est, en fin de compte, qu’un rêve. À ce monde dénaturé à tous points de vue, il ne sem­ble y avoir que deux échap­pa­toires : « la fuite des mas­ca­rades des gens de Bor­deaux » (Rück­kehr) ou le sui­cide pour rejoin­dre les dieux et dormir avec les fées (Ver­ti­go) !

Nous l’aurons com­pris, Giron­dine nous con­vie  à une vis­ite poé­tique dans la nature et l’histoire girondines mais ce n’est pas une nature sub­limée et idéal­isée que Rome Deguer­gue dépeint, c’est une nature blessée et meur­trie par l’insidieuse présence humaine. Con­traire­ment à l’image que l’on se fait des poètes et que l’on se représente sou­vent comme des êtres décon­nec­tés des réal­ités du monde, Rome Deguer­gue est, au con­traire, une obser­va­trice atten­tive des mou­ve­ments du monde qui l’entoure, que ce soit l’urbanisation de Bor­deaux ou les atten­tats de Char­lie-Heb­do (Pont Ba-Ba). Et ce n’est pas tout car, à tra­vers son évo­ca­tion de la région giron­dine, elle entend, de toute évi­dence, nous délivr­er un mes­sage de portée uni­verselle, un peu à la façon de cette goutte des eaux café au lait de la Garonne qui rêve d’atteindre l’Amérique et de mouiller « les pieds de la fière stat­ue, celle de la Lib­erté » (Accents de Garonne).

J’habite au Japon et, tan­dis que je décou­vrais l’ouvrage de Rome Deguer­gue, les autorités et les médias japon­ais célébraient, à grands coups de com­mé­mora­tions et d’éditions spé­ciales, le sep­tième anniver­saire de la cat­a­stro­phe de Fukushi­ma, et répé­taient à l’unisson que le dan­ger était écarté afin de pou­voir remet­tre les cen­trales nucléaires en activ­ité et ras­sur­er le monde à quelques mois de l’ouverture des Jeux Olympiques de Tôkyô. Alors, vous com­pren­drez qu’en ces instants-là, les proésies de Rome Deguer­gue qui évo­quent les dégâts causés par la présence humaine et la terre asphyx­iée trou­vaient un curieux écho dans mon quo­ti­di­en pour­tant si éloigné des rives de la Garonne. J’en prends à témoin ce qual­i­fi­catif de « nucléaire estu­aire » util­isé par Rome Deguer­gue pour évo­quer la cen­trale au cœur du marais du Blayais, en bord de Gironde, entre Bor­deaux et Roy­an, et ces quelques vers qui, même s’ils par­lent d’une autre cat­a­stro­phe, pour­raient par­faite­ment con­venir à évo­quer celle de Fukushi­ma : « je con­serve un goût amer, mer de boue, eaux tour­men­tées de Garonne sor­ties de leur lit pour noy­er le mien. Tour­bil­lon­nantes, crim­inelles rafales frap­pent et volent les grands anneaux du temps. Les bar­reaux som­bres des Lan­des & du Médoc choient, l’ombre croît et la peur s’installe. Le pro­grès détri­cote ses bien­faits. Maille après maille s’en vont les ans » (Bug).

Tout ceci me donne furieuse­ment envie de faire le poète qui ne se préoc­cupe pas des con­tin­gences matérielles et géo­graphiques pour for­muler le souhait que la petite goutte des eaux café au lait de la Garonne, cette petite goutte por­teuse de l’histoire et des leçons du passé, parvi­enne non seule­ment à attein­dre les côtes améri­caines mais trou­ve aus­si, d’une manière ou d’une autre, son chemin jusqu’au Japon pour y faire partager son expérience.

Kyô­to, le 27 mars 2018

Éric Fau­re ©

 

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Eric Faure

Eric FAURE habite depuis 25 ans à Kyô­to. Il y enseigne le français et tra­vaille sur les légen­des et les tra­di­tions de la ville. Il a pub­lié plusieurs ouvrages sur le sujet (édi­tions L’Harmattan) et il en a aus­si par­lé dans les médias français et japon­ais. Il pré­pare actuelle­ment une thèse à pro­pos des légen­des qui se sont for­mées autour du poète du 9e siè­cle Sug­awara no Michizane et rêve de réalis­er, un jour, un flo­rilège des con­tes et légen­des de Kyô­to.