L’entrebâillement de la porte

 À Saman­tha et à Marie Gauthier

 

En pléni­tude d’œil ouvert,
Poly­chroïsme jouant dans
L’entrebâillement de la porte
Au gré de ces inci­dences que, vive, la lumière apporte
En mul­ti­tude, champ offert
Par sur­gisse­ment d’incarnats
Sur fleurs épan­dues en émoi
D’infinitude d’yeux cillant,
Immuable regard vigilant
Sur l’insigne féminitude,
Ton avenir n’est pas si dif­férent du mien ;
Pour­tant nos passés abo­lis diver­gent bien.
Or dans l’entrebâillement de la porte, là,
Paraît ton présent, Pandora.
Car dans l’entrebâillement fur­tif de la porte, là,
L’Espérance au fond restera.
Si s’oblitérait le passé, nous seri­ons tous condamnés
À mille fois le ressasser.
Sur tré­fonds d’ardent nacarat,
De sueurs, de sucres et de sangs,
Mêlés — ô métis­sage fervent —
Absolu regard vigilant,
Dresse-toi, libre, tu es là,
Fière, affranchie, Pandora.
Mar­ronne de corps et de cœur,
Mar­ron de force et de couleur,
Pour mar­ronner, faire le mur,
Fuir, altière­ment fugueuse.
Les murs de la honte, fougueuse,
Les dirimer, trou­ver la faille.
La dive porte s’entrebâille :
Sans pro­cras­tin­er, Pandora,
Sur tré­fonds de vif baccarat,
Laisse glos­er ces fronts d’exégètes factices
Sur les indécrypt­a­bles essences métisses.
Aban­donne-leur ces pâleurs,
Ce qu’ils éri­gent en valeurs.
Quitte-les, ces pisse-copie !
D’Afrique et d’Inde et d’Utopie,
Dans l’entrebâillement de la porte, là,
Paraît ton présent, Pandora.
Parée pour ta Révolution,
Telle une ultime Abolition,
Parée, oui, de tous les dons,
Femme debout sur fleurs haut levées,
Écar­lates, écartelées,
Bien plan­tée, fer­me­ment campée
Dans la con­fu­sion de tes sangs.

 

© Suzanne Dracius 2012
Exquise dérélic­tion métisse, éd. Desnel (Prix Fetkann Poésie)

 

 

Pas­cale Mon­nin, Danser le chaos (détail) 20x20 pces, per­les, papi­er sur toile.

 

Pointe-des-Nègres

 

 

 

À Aimé Césaire, cette prosopopée de 

la ville qui eut pour maire un poète

 

 

Là débar­quèrent

naguère

les frères

et sœurs d’Afrique

en souf­france

sous France

sous-France

déportés.

Là s’épand ma gésine urbaine.

Tha­las­sique est cette hystérie :

ce ven­tre est ventre

de la mer.

J’ai fécondé l’écume marine.

Moi je pénètre, tendue,

la houle por­teuse de négriers.

Moi j’ai pointé mon phallus

dans l’utérus

océan

pour en faire naître des lots de nègres

tout debout.

D’ores et déjà, désormais

je fais assaut d’urbanité

sans par­venir à oublier

que je me nomme « Pointe-des-Nègres »

dépos­sédée de mon nom d’Afrique.

Com­ment me crièrent-ils

antan

ces enchaînés, lorsqu’ils posèrent

sur mon écale

leurs mil­lions de pieds sanguinolents : 

Fon­go ? Dankan ? Goanuà ?

Ou bien Nchi Kavu ou Goà ?

 

Mon­tent à mon oreille par gros vent

les noms qu’ils me hurlèrent naguère

ces rauques gosiers africains

avant que je ne fusse « Pointe-des-Nègres »,

pen­dant que j’étais Pointe à Nègres,

pen­dant que, de mon fer pointé

au fond des entrailles de la mer,

nais­saient des lots, des piles de nègres

à l’envi,

des charges de nègres

à l’encan,

de mes graines, dans l’effervescence

de la matrice océane

au temps où je vio­lais, impavide,

l’immensité caraïbe.

En elle j’épandis ma semence

en plein mitan de cet océanique bassin.

En sor­tirent des myr­i­ades de nègres

debout

hauts con­gos

haut lev­és.

 

Quel nom d’Afrique me donnèrent-ils

avant que les leucodermes

ne me bail­lent pour nom « Pointe-des-Nègres » ?

Souf ? Ter­rou-bi ? Less­di ?

De leurs cabèch­es esclavées,

de leurs boudins

gon­flés de faim,

leurs langues asséchées d’eau saline,

du tré­fonds de leurs gosiers rauquis

de tant et tant crier famine,

quel nom d’Afrique pou­vait sourdre ?

Fus-je criée Mabélé, Oto,

Monkili, Hmsé ou Molon­go ?

Lorsque, sur ma squame courbant

leurs indénom­brables échines

lacérées à coups de chicotte,

ils posèrent leurs pieds en sang

cou­verts de chiques,

tchip ! com­ment avaient-ils rauqué

« Terre ! Terre ! » en leurs langues d’Afrique ?

Terre je suis, sacrée, suburbaine,

mul­ti­col­ore, à ce jour.

En mon hyper­marc­hand rond-point

quelle noire lumière dif­fuse mon phare ?

 

 

Pointe-des-Nègres  – quarti­er de Fort-de-France, lieu de débar­que­ment des esclaves déportés d’Afrique pen­dant la traite négrière

 jan­vi­er 2006 

 

 

© Suzanne Dracius 2011

Exquise dérélic­tion métisse, éd. Desnel (Prix Fetkann Poésie)

 

Finiséculaire haruspice

 

On dirait que des ciels s’entrouvrent,
Non encore étales, pourtant,
Somptueuse­ment neufs, au demeurant
Et sere­ins, potentiellement,
Si fin­isécu­laires, si fastes,
Si fin­imil­lé­naire­ment festifs
Pour de dex­tres envolées, de favor­ables auspices,
De mul­ti­ples sur­gisse­ments propices
Hors des présages funestes.

J’optai pour que tous les ciels s’ouvrent, vastes
Et clairs, en nonante-sept.
Que calme et cirée s’offre à nous l’immensité océane
— Kalmisiré, pour de vrai —
En nous, pour nous et alen­tour, ad vitam aeter­nam.

 

© Suzanne Dracius 2012
Exquise dérélic­tion métisse, éd. Desnel (Prix Fetkann Poésie)

 

Pas­cale Mon­nin,  Ma chair et mes col­ib­ris, pho­to  : Josué Azor.

Pas­cale Mon­nin, La Déboussole.

Antonomase en temps de cyclone

 

Avec les flots bruis­sants de la riv­ière qui coule au fond de ce jardin,
S’échappant, mar­ronnant, fluette mais fougueuse tellement
Jusqu’à la Pointe-des-Nègres — qui sait ? elle en a l’impétuosité —
Exit la lycéenne scéenne en DS 21,
Femme pour­fendue à la mer­ci du moin­dre macho venu.
Existe, dans les tour­bil­lons, les ondes béné­fiques, cycloniques d’un vocif­érant hur­ri­cane,
Mordil­lé des dévo­ra­tions d’érotomanes distingués,
Un palin­drome sal­va­teur de l’épéen guer­ri­er de l’Iliade,
Le para­dox­al pseu­do­nyme si incroy­able­ment gaulois,
En ana­gramme de cet homérique hapax

Exit la moitié de moitié,
La mi-ceci mi-cela.
Existe la réap­pro­pri­a­tion d’un être dans son intégrité
— Sa total­ité recouvrée,
Son entièreté assumée —
Pour qui toute dis­crim­i­na­tion pos­i­tive est un oxymore,
Pour qui chaque récrim­i­na­tion légitime est tautologie,
Pour qui l’affirmative action n’est pas que fig­ure de style
Pour qui le chi­asme n’est pas qu’impure ou vaine rhétorique
S’il est « peau noire, blanc dedans »
Ou « la peau sauvée, noir au fond ».
Enton­nant en ces temps de cyclone
Une antono­mase plus réelle qu’Hercule, Apol­lon ou Vénus
— Métis, métis —,
D’une palin­odie plus qu’humaine,
Trois petits tours firent les Pléiades
D’onyx et d’albâtre, puis s’en furent,
Au nom­bre de sept, toujours.

 

© Suzanne Dracius
extrait d’Exquise dérélic­tion métisse(Prix Fetkann Poésie), éd. Desnel

 

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