Née en 1995, la revue Con­férence a main­tenant près de vingt ans d’existence. En sa forme, sa taille, son vol­ume, sa beauté, elle est tou­jours aus­si extra­or­di­naire, une sorte d’ovni dans le monde édi­to­r­i­al con­tem­po­rain. En son développe­ment aus­si, puisqu’au fil du temps la revue est dev­enue mai­son d’édition, pub­liant des poètes tels que Pas­cal Riou ou Pierre-Alain Tâche, des ouvrages inclass­ables, des essais, en par­ti­c­uli­er et récem­ment ceux de Sal­va­tore Sat­ta ou Giuseppe Capogras­si. Des auteurs sou­vent préal­able­ment pub­liés par une revue qui, entre autres, mais c’est une de ses par­tic­u­lar­ités, tourne nos regards trop sou­vent fran­co-cen­trés vers la pénin­sule ital­i­enne. Ce qui, sous la houlette de Christophe Car­raud, directeur de la pub­li­ca­tion, égale­ment fréquent tra­duc­teur donne à penser depuis un ailleurs (proche) salu­taire. Ne nous men­tons pas : ouvrir l’œil loin de Paris réveille les esprits et les sens. Les âmes, aus­si. C’est vrai­ment de toute beauté.

Si la revue Con­férence est extra­or­di­naire, c’est surtout du fait de la qual­ité régulière et somme toute dev­enue rare de ses som­maires. Et cela depuis le début. Je me sou­viens, au creux des années 90, avoir saisi un de ces vol­umes pour la pre­mière fois, l’avoir feuil­leté. Le pre­mier sen­ti­ment ? Bluffé ! Il en fal­lait pour­tant beau­coup pour un jeune écrivain alors fort pré­ten­tieux et impliqué dans une autre très belle aven­ture, celle de Supérieur Incon­nu. La jeunesse, con­traire­ment à la doxa con­tem­po­raine, ne présente pas que des qual­ités. Puis vient un autre sen­ti­ment, celui du pro­fond respect. Entrant dans les pages de Con­férence, on a l’impression vive de quit­ter un monde agité – pro­fane – et de pénétr­er dans un espace hors du temps, un lieu où l’instant prime sur l’immédiateté et le bruit. Une sorte de tem­ple vivant où règne l’intelligence. On passe presque entre deux colonnes pour, sous l’égide de Mon­taigne, plonger dans l’essentiel. Du reste, la revue porte les mots de Mon­taigne sur son fron­ton : « Le plus fructueux et naturel exer­ci­ce de notre esprit, c’est à mon gré la con­férence… La cause de la vérité devrait être la cause com­mune… ». Un lieu de sagesse qui, loin de tout ton polémiste, n’en délaisse pas pour autant la cri­tique, l’ironie, l’humour. Après tout, Dio­gène était un grand sage.

En ce début de 21e siè­cle, cela fait de Con­férence un acte de résis­tance en soi.

D’autant que la revue accorde une très grande place à la poésie.

Parais­sant deux fois par an, Con­férence s’organise de façon ordon­née, comme toute pen­sée qui se respecte, autour de thèmes : les vis­ages de la terre, la trans­mis­sion, l’usage du temps, la démoc­ra­tie, l’art con­tem­po­rain, la beauté des corps. Mesure et démesure au print­emps dernier. Elle pour­suit aus­si une réflex­ion sur le long terme au sujet du livre et de la lec­ture, et donc du numérique. De ses som­maires ressort une grande force, accen­tuée par le papi­er bible et l’exceptionnelle beauté des repro­duc­tions d’œuvres d’art. Car Con­férence en ces temps de vach­es mai­gres « artis­tiques » mer­can­tiles est aus­si un lieu de recherche du Beau, y com­pris dans le domaine de l’art (ici, en ce numéro 34, les estam­pes de Pas­cale Hémery, des mer­veilles au ton par­fois berli­nois). Les ombres de Pla­ton, Plotin, Mar­sile Ficin ou du Cusain pla­nent sur les pages de la revue. Tout comme celles des textes sacrés, en pre­mier lieu la Bible. Il faut remerci­er l’équipe qui pro­duit un tel tra­vail, une telle œuvre au sens médié­val de ce terme : Christophe Car­raud, Pierre-Emmanuel Dauzat, Jean-Luc Evard, Pas­cal Riou. Entre autres. Et l’on gag­n­era à faire un pas de côté pour se pro­cur­er leurs travaux per­son­nels tant l’aventure de ces hommes en Con­férence se pro­longe naturelle­ment dans le chantier pro­pre à cha­cun. Impos­si­ble de détailler tous les som­maires tant cette aven­ture en 35 vol­umes à ce jour est aujourd’hui, avec le recul, impres­sion­nante : entre tra­duc­tions, pub­li­ca­tions d’écrivains et de penseurs d’hier et d’aujourd’hui, la revue donne une sorte de panora­ma human­iste de l’Europe con­tem­po­raine. Ce n’est pas par hasard si tant de bib­lio­thèques insti­tu­tion­nelles sont abon­nées à cette revue, à l’échelle mon­di­ale. On reproche par­fois à la revue d’être trop « volu­mineuse », « uni­ver­si­taire »… Les esprits cha­grins ne man­quent pas d’air ! Il con­vient de voir en de telles cri­tiques un sor­dide signe des temps, portés sur le quan­ti­tatif et l’absence accrue de médi­ta­tion ou sim­ple­ment d’attention, sujet d’ailleurs abor­dé par la revue en son numéro 34 dans deux textes de haute tenue signés pour l’un de Mas­si­mo Mas­tro­gre­gori, pour l’autre d’Olivier Rey.

En son Cahi­er ouvrant le vol­ume 34, Con­férence s’affirme aus­si comme revue de poésie. On lira avec bon­heur cha­cun des poètes présen­tés : Michèle Sul­tana, Leonar­do Gerig, Franck Lau­rent, Gérard Engel­bach et Eti­enne Fau­re. On retrou­vera d’ailleurs d’aussi beaux morceaux de poésie en fin de vol­ume, dans la par­tie « tra­duc­tions », avec un ensem­ble excep­tion­nel d’Alda Meri­ni inti­t­ulé La terre sainte.

Démesure et mesure de la poésie !

Car Mesure et démesure annonce tran­quille­ment le numéro 34 de la revue, paru au print­emps dernier. Et en effet ces sim­ples mots valent résumé de notre monde, sur son ver­sant « occi­den­tal » du moins, pour peu que cette facil­ité de lan­gage, utile c’est cer­tain, sig­ni­fie réelle­ment quelque chose. Ce dossier pense le thème sous deux angles par­ti­c­uliers. Celui du droit et de la jus­tice d’abord, avec des textes de Chris­t­ian Attias, Sal­va­tore Sat­ta et Giuseppe Capogras­si, les auteurs ital­iens étant traduits par Christophe Car­raud. Les débats ici soulevés sont pas­sion­nants. À titre per­son­nel et sub­jec­tif, j’attire l’attention sur le texte de Sal­va­tore Sat­ta inti­t­ulé Le mys­tère du procès. Avec un vrai tal­ent de con­teur, Sat­ta racon­te un événe­ment qui s’est pro­duit en sep­tem­bre 1792, durant les Mas­sacres de Sep­tem­bre, peu avant la procla­ma­tion de l’An I de la République française. Le Tri­bunal Révo­lu­tion­naire n’en est qu’à ses débuts et n’a que quelques têtes à son act­if quand les mas­sacreurs vien­nent per­pétr­er leur office jusque dans la cour du Palais de Jus­tice, avant de mon­ter les escaliers et de débouch­er dans la salle des procès, là où juste­ment des mer­ce­naires suiss­es sont jugés pour sou­tien act­if à la per­son­ne du roi, lui-même en attente de son procès. Sat­ta s’interroge alors en de très belles pages sur ce que sig­ni­fie ce moment où deux groupes de mas­sacreurs se trou­vent face à face, l’un répon­dant à la folie des foules ani­mées, l’autre pré­ten­dant au droit. La foule laisse place à la « jus­tice » (dans ce cas du moins, il n’en fut pas de même dans les pris­ons de Paris). Puis l’interrogation évolue vers la notion même de procès. Et donc de jus­tice. Un texte à lire absol­u­ment. Avant d’admirer les gravures de Frans Pan­nekoek, fort belles, lesquelles sépar­ent la pre­mière et la sec­onde par­tie du dossier, cette dernière étant tou­jours con­sacrée au thème de la mesure et de la démesure, dans le domaine du livre et de son devenir numérique. Cette par­tie de Con­férence est absol­u­ment essen­tielle, et quiconque veut aujourd’hui penser le devenir numérique du livre, ce que cela induit sur tous les plans, doit lire les textes pro­posés ici.  Dans un texte d’abord pub­lié en ital­ien (2010), Francesco M. Cataluc­cio se demande Quelle fin pour les livres ? Son angle de tra­vail apporte beau­coup aux inter­ro­ga­tions français­es en ce domaine, qui du coup sem­blent un tan­ti­net en retard, de par son ton résol­u­ment opti­miste, ce qui ne va pas sans humour. Après avoir désigné l’ennemi com­mun (la tablette numérique), l’auteur pro­pose des pistes sur les change­ments à venir, décrivant même par­fois très con­crète­ment ce qui va dis­paraître et ce qui va naître. L’intelligence pos­i­tive de ce texte est telle que son lecteur en sort moins bête. C’est bien le moins que l’on peut deman­der à un texte, même si le bavardage inces­sant de notre présent fait par­fois per­dre cette excel­lente habi­tude. Vient ensuite une courte mais dense inter­ven­tion de Mas­si­mo Mas­tro­gre­gori au sujet de Google, la bib­li­ogra­phie et l’attention, dans lequel l’auteur en appelle à la néces­sité de main­tenir l’existence et l’usage des bib­li­ogra­phies, lesquelles ne sauraient de son point de vue être rem­placées par les rhi­zomes du web. Le texte porte aus­si et peut-être surtout sur la façon dont nous per­dons notre atten­tion de lecteurs. Ce qui rejoint le pas­sion­nant texte suiv­ant signé Olivi­er Rey, Nou­veau dis­posi­tif dans la fab­rique du dernier homme. Ce texte vient con­tredire l’optimisme de Cataluc­cio, et Con­férence pro­posant un tel débat joue pleine­ment le rôle que ses fon­da­teurs lui ont assigné, celui de penser la cause com­mune. Ce qui s’appelait autre­fois, réelle­ment, la république. Rey insiste sur des con­séquences plus néga­tives de notre trop plein d’écran, lequel provoque un change­ment d’attitude devant la lec­ture, une trans­for­ma­tion qua­si biologique de l’individu lecteur devenu individu/zappeur. Une trans­for­ma­tion induite par les méth­odes qua­si pro­pa­gan­distes par lesquelles on nous impose le nou­veau comme étant tou­jours et absol­u­ment néces­saire, sous peine de se posi­tion­ner en tant qu’être préhis­torique en per­pétuel retard sur le « pro­grès » du monde. Cela donne des pages au ton incisif. Puis, l’auteur pro­longe sa réflex­ion en l’appliquant à la ques­tion du livre numérique. Il n’est évidem­ment pas opposé à la tech­nique en tant que telle mais dubi­tatif devant les usages que nous en faisons. Et nous le com­prenons aisé­ment. On peut aus­si s’interroger sur les usages que nous avons fait… du livre papi­er… Ce dont par­le ici Olivi­er Rey, sans cepen­dant pronon­cer le mot, c’est d’une capit­u­la­tion en cours : « La tablette de lec­ture est un instru­ment de survie dans un monde devenu inhab­it­able, et qui con­tin­uera de devenir de plus en plus inhab­it­able au fur et à mesure qu’on inven­tera de tels moyens d’y sur­vivre ». Peu importe de savoir qui, en un tel débat, pour­rait bien avoir rai­son. Mais il importe de penser.

Sig­nalons pour ter­min­er cette présen­ta­tion qui, étant don­né son objet, ne saurait être exhaus­tive l’importante réflex­ion de Pierre-Emmanuel Dauzat au sujet de Kelsen et des con­tre­sens dans le domaine de la tra­duc­tion. Un texte qui donne sérieuse­ment à penser le réel de ce qu’on lit et qui, d’une cer­taine manière, rejoint le débat ouvert sur le livre, la lec­ture et le numérique, dans les pages de Con­férence.

       http://www.revue-conference.com

 

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