Ce n° 4 de Zone Sen­si­ble est thé­ma­tique : il entend répon­dre à la ques­tion “Quel sen­ti­ment de la nature ?”  Il s’ou­vre sur une étude de Michel Col­lot, pro­fesseur de lit­téra­ture à l’U­ni­ver­sité de Paris-III qui se pro­pose d’é­tudi­er la ques­tion des formes que prend la poésie dans le champ poé­tique con­tem­po­rain. Abor­dant essen­tielle­ment Fran­cis Ponge, il démon­tre que “le cratylisme de Ponge repose sur la con­vic­tion que le texte et ses images s’in­scrivent dans le pro­longe­ment d’une sorte d’archi-écri­t­ure et d’imag­i­na­tion à l’œu­vre au sein du monde lui-même.” Dès lors sont con­vo­qués Philippe Beck, Aurélie Loise­leur, Fabi­enne Raphoz, Jacques Demar­cq qui met­tent en évi­dence que “le paysage est un fait de nature mais aus­si de cul­ture”. Ain­si le rôle d’une cer­taine poésie doit être “mieux recon­nu par une écolo­gie poli­tique qui ne tient pas assez compte de la dimen­sion sym­bol­ique, esthé­tique et affec­tive de notre envi­ron­nement”. Cette étude peut être con­sid­érée comme une pré­face au choix des poèmes qui suiv­ent, mais aus­si aux arti­cles qui pré­cisent tel ou tel point relevé dans la poésie contemporaine.…

             Ce qui est remar­quable dans nom­bre de poèmes, c’est l’in­flu­ence de l’é­colo­gie avec les men­aces de dis­pari­tion de cer­taines espèces quand ce n’est pas l’ex­tinc­tion pure et sim­ple du dauphin du fleuve Yang Tsé… Mais il ne faut pas oubli­er l’aspect pré­da­teur d’un cer­tain mod­èle économique, il ne faut pas oubli­er que l’hu­man­ité est divisée elle-même  en class­es antag­o­nistes et qu’il est vain, voire dan­gereux idéologique­ment, d’op­pos­er la nature aux salariés de toute sorte (le PDG de Renault  ‑pour ne citer que lui- n’est-il pas un salarié mais il n’a rien de com­mun avec les ouvri­ers !). Yvon Le Men rap­pelle  oppor­tuné­ment au lecteur qu’il faut se garder de l’in­té­grisme écologique : c’est le sens de son poème sur le sil­lon de Tal­bert, dédié à Bernard Cham­baz ; tout est affaire d’équili­bre pour qui vit… il faut soulign­er l’ex­trême lib­erté de Zone sen­si­ble ; Olivi­er Cadiot en est l’emblème. Hon­ni par les uns (p 168) quand Jean-Claude Mar­tin dit tout le mal qu’il pense de Cadiot en répon­dant à la ques­tion “Quel(s) livre(s) utilis­eriez-vous pour envelop­per  des œufs, un lièvre mort ou pour net­toy­er les vit­res ?” : “Pri­gent, Cadiot et bien d’autres peu­vent être mis là-dedans”.  Digne d’in­térêt selon d’autres (p 51) quand Baris Ogreten souligne : “Le tra­vail de Cadiot con­siste moins à nous délivr­er un mes­sage qu’à nous délivr­er de la pléthore des mes­sages qui nous sub­mer­gent et qui ne nous dis­ent plus rien”. Gérard Noiret signe un ensem­ble de poèmes en prose où la nature est glo­ri­fiée de manière intel­li­gente. Si ce cor­pus com­mence par une pein­ture apoc­a­lyp­tique de Paris, très vite Noiret oublie “[ses] angoiss­es et [ses] vieilles ran­cunes envers la tech­nique”. Et si la prose était l’avenir de la poésie ? En tout cas, Gérard Noiret porte le poème en prose à un état d’in­can­des­cence rarement atteint, il dit bien les choses : “Nous avons droit au paysage”, au paysage, pas à la nature qui est imposée…

            Le reste de la livrai­son est occupé par les rubriques qu’on trou­ve habituelle­ment dans une revue : doc­u­ments, cri­tique d’art, enquête, cahi­er de créa­tion… À not­er le rap­port plus ou moins étroit de ces par­ties avec le thème du numéro. Goethe et Chateaubriand éton­nent par leur moder­nité ; Goethe offre une vision dialec­tique de la nature à l’op­posé des arguties fanati­co-écologiques de cer­tains. Quant à Chateaubriand, ce frag­ment du Génie du chris­tian­isme sur­prend par la con­nais­sance de la poésie antique dont fait preuve l’au­teur, la dis­cus­sion est ouverte… Fran­cis Combes jette un éclairage intéres­sant sur Gian­ni Bura­n­ot­ti qui “illus­tre” Zone sen­si­ble : “La poé­tique de la nature qui sous-tend sa démarche est à la fois très anci­enne (elle puise sa source chez Hér­a­clite, par exem­ple) et très mod­erne en ce qu’elle rompt avec l’im­age d’une nature sen­ti­men­tale, telle que l’a général­isée le roman­tisme”. La rubrique L’Héritage des poètes peut se divis­er en deux par­ties, d’une part des con­sid­éra­tions générales et d’autre part la suite d’une enquête lancée dès le n° précé­dent ; Yves Boudi­er analyse fine­ment l’é­cart entre poésie écrite et  poésie orale, Anne Tavaz s’en­tre­tient avec Marie-Claire Banc­quart qui répond intel­ligem­ment à ses ques­tions. Tan­dis que Benoît Conort s’ex­prime avec beau­coup de pru­dence et de pré­cau­tions en inau­gu­rant la nou­velle série des répons­es à l’en­quête (une dizaine de poètes)  : sans doute ne dit-il qu’une chose à laque­lle est sen­si­ble le cri­tique que je suis : “Et c’est triste, tous ces mil­liers de vers dis­parus aux oubli­ettes du temps, apparus un instant, au bout du cray­on…”, ce qui ne l’empêche pas de vouer aux gémonies  tout ce qui relève de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion et d’épin­gler les grands organes de radio et de télévi­sion (car nous vivons une époque de con­fu­sion !). De toutes les répons­es à l’en­quête, ressort une idée forte : celle de la diver­sité de la poésie, chaque lecteur pou­vant trou­ver dans ces répons­es de quoi le con­forter dans ses préférences ! Plus sérieuse­ment, il faut soulign­er ce que dit Patrick Quil­li­er : ” La poésie échappe sans cesse à toutes les con­cep­tions que l’on peut se faire d’elle. Elle débor­de infin­i­ment des cadres  que nos dif­férentes sub­jec­tiv­ités veu­lent lui assign­er”. Le Cahi­er de créa­tion est d’une grande richesse. Curieuse­ment,  on peut y lire un ensem­ble de poèmes extraits, sem­ble-t-il, du recueil de Patri­cia Cot­tron-Daubigné, Vis­age roman, décou­verts dans ce livre. Sans doute cela est-il dû aux délais de pub­li­ca­tion en revue… Plusieurs poètes ont retenu mon atten­tion : out­re cette dernière, Jean­py­er Poëls et Anne Tal­vaz, il faut citer Marie-Chris­tine Mouranche dont les deux poèmes sont prenants pour ce qu’ils dis­ent. Les autres  atten­dent une deux­ième lec­ture, voire une troisième pour trou­ver les clés… Mais d’un lecteur à l’autre, cela peut chang­er… Ça se ter­mine par un “man­i­feste” des Tobog­gans poé­tiques qui pose de bonnes ques­tions (ou fait de bonnes remar­ques) mais n’ap­porte pas de répons­es ni de propo­si­tions. L’hu­mour est lour­dingue (c’est peut-être une solu­tion ?), le ton fausse­ment fam­i­li­er mais ça dénonce utile­ment le fonc­tion­nement des moteurs de recherche. La poésie ne serait pas l’af­faire de quelques-uns : ça se saurait depuis longtemps, le monde, majori­taire­ment, ne s’y intéresse pas, occupé qu’il est à autre chose ! Je ne sais trop com­ment pren­dre ce man­i­feste pluriel…

            Par son thème (le sen­ti­ment de la nature), par les thèmes annon­cés pour les deux prochains n° (l’ac­tu­al­ité de la fable, Poésie et Tra­vail), Zone sen­si­ble occupe une place orig­i­nale dans le paysage des revues de poésie. Et si l’avenir de la poésie, l’in­térêt du plus grand nom­bre pour cette forme d’ex­pres­sion se jouaient là ?

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