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Isabelle Lévesque, Tout Oracle

Or se levait sur la branche
la feuille irisée en même soleil : s’assoupir
bercé des nues. Les ramures orientaient
le secours du jour.

Nos pieds mesurés dansaient sur la mousse et l’écorce,
le pli d’une résistance. Tout
à l’arbre rapporté. La toise offre une ombre
ou un repos de mémoire (l’abri des feuilles).

Tes mains retournaient les graines.
Je craignais la vie : répandre sur le sol l’attente.
Fine couche et, légère, la dispersion du chant.
Une voix sereine pour les mots de l’or
levés en mouvement pareil.

Lire sur tes lèvres. Un espoir
s’arrête sur nos pas, craquent les feuilles
(l’hiver dernier, sédiment).
Te regarder.
Accroche hier en souffle.

Le poème ne fut
qu’un retour – le repère ?

J’attends blottie le pur essor des ailes.
Quelques feuilles caduques affrontent le vent
avant la chute des mots infimes. Assourdis,
dernier rebond.

Disparaître. Un murmure.
Nos certitudes offrent une issue : au printemps
l’or retient son souffle pour écrire l’été.

Retour à naître.

Nos pas soulèvent les feuilles.
Même et toujours, depuis l’orée. À finir,
une branche
silencieuse.

Le jour vient : plus une écharde au ciel.
Le souffle des saisons porte la nouvelle :
semence de lumière.
Plus une ombre à courir, ronde et surface,
la glace fond. La transparence, plus à prouver.
Tout oracle.

C’est l’été, son règne éternel.
Sur mes doigts, j’épelle tes couleurs.
Nous apprenons, murmure savant,
l’orthographe des tables d’argile :
une fois le jour, ajout.

 

Présentation de l’auteur

Isabelle Lévesque

 Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit) et Nous le temps l’oubli (Éd. L’herbe qui tremble).

Voltige ! (Éd. L’herbe qui tremble) est paru en avril 2017.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Isabelle Lévesque

Bibliographie

Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit)

Sont parus à L’herbe qui tremble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix international de Poésie francophone Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhainaut (2018), Chemin des centaurées (2019), En découdre (2021) et Je souffle, et rien. (2022).

En 2022, les éditions Mains-Soleil ont publié Elles, de Fabrice Rebeyrolle et Isabelle Lévesque.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : Quinzaines / La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Sur internet :

https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque

https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

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Un entretien avec Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut correspondent très régulièrement depuis de longues années. Cette correspondance prend parfois la forme d'un dialogue poétique. Après La Grande année (L'Herbe qui tremble, 2017), La Troisième voix, qui paraît le 1er juin chez le même éditeur, rassemble des poèmes plus longs, qui font de cet échange singulier et profond un ensemble tout à fait exceptionnel. Les textes sont accompagnés par trois peintures de Fabrice Rebeyrolle.

Isabelle et Pierre, vous aimez écrire à deux voix : « nous n’avons qu’une envie, faire œuvre ensemble » (Pierre, postface de La troisième voix). C’était déjà le cas de La grande année,  paru chez le même éditeur en 2018. De ce nouveau livre, Isabelle, tu précises ceci : « Mais nous avons senti la nécessité d’écrire des textes plus longs, qui accompagneraient nos lettres – seconde voix d’une correspondance assidue » (postface). Hormis cette longueur des poèmes et le fait qu’ils ne sont plus ici accompagnés de photographies,  quelles autres différences voyez-vous entre le projet de La troisième voix et celui de La grande année ?
 Isabelle Lévesque : Écrire à deux, c’est porter ensemble. Accepter, souhaiter être détourné de soi (un peu), de sa propre voie, pour explorer un chemin qui change sans cesse en écoutant une autre voix, familière et différente de la sienne propre. C’est un risque salvateur. Il faut beaucoup de confiance pour cela et ne pas craindre un jugement puisqu’il s’agit à la fois de rester soi et de se laisser modeler par chaque poème reçu qui désoriente et appelle une réponse. 

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, La grande année, L'Herbe qui tremble, 2018, 124 pages, 25 € 67.

Dans La grande année, a priori, je ne devais intervenir que pour les photographies, elles suscitaient les poèmes de Pierre. A la fin, il a été question que j’écrive quelques poèmes et, la passion du coquelicot m’emportant, ils ont tous été écrits en regardant les captures de ces fleurs. Cette partie, indépendante, Thierry Chauveau, notre éditeur, a accepté de la publier intégralement mais elle est distincte des saisons de Pierre. Pour La troisième voix, nous avons souhaité établir une correspondance par le poème, chacun suscitant le poème de l’autre. C’est au moment de constituer le livre que nous avons voulu y adjoindre des extraits de carnets que nous avions l’habitude d’écrire, cela permettait aussi de reproduire des manuscrits. Nous aimons tous les deux écrire à la main les poèmes, nous le faisons pour certains livres d’artiste et nous l’avons beaucoup fait pour de simples petits carnets glanés auprès des Moulins à papier. Pour la plus grande partie du livre, avec ses poèmes longs, il s’agit vraiment d’une correspondance écrite au fil du temps. Parfois une lettre accompagnait le poème, parfois rien du tout.
Pierre Dhainaut : Faire œuvre n’a été possible que parce qu’il existait entre Isabelle et moi une correspondance. Ce nom de « correspondance », je devrais le mettre au pluriel. Le passage des lettres aux poèmes s’est fait peu à peu, naturellement. La grande année, à vrai dire, n’est pas un livre à deux voix. À ses lettres Isabelle avait l’habitude, elle l’a gardée, de joindre une ou plusieurs photographies des lieux de ses promenades, le matin, autour des Andelys. Au verso elle ajoutait quelques mots qui précisaient une sensation, qui surtout suggéraient une perspective, des légendes. Pourquoi ne m’aurait-elle pas invité à écrire les poèmes que m’inspiraient ses images ? Nous avons tenu une sorte de journal au fil du temps. Nous n’avons pas eu à choisir le thème des saisons, il nous convenait.
Que faisions-nous pourtant sinon reprendre la démarche du livre d’artiste ? J’avais plusieurs fois travaillé avec des photographes, il me fallait plus en l’occurrence puisqu’Isabelle est pour moi d’abord poète, c’est en tant que telle que je l’avais rencontrée. À ma demande, elle a dans la dernière partie associé ses photos et ses poèmes. Cependant nous désirions une collaboration plus active. Quand le manuscrit fut remis à l’éditeur (été 2017), nous avons commencé à écrire pour de bon ensemble. Le procédé mis au point par Isabelle fut le suivant : elle m’envoyait un texte où figuraient des lacunes à l’intérieur desquelles je pouvais intervenir. Une dizaine de poèmes a été composée de la sorte, mais ce procédé m’a semblé trop rigide. Tout fut interrompu par une opération que j’ai dû subir, nous n’avons repris l’activité commune que très tard l’année suivante. Telle a été la préhistoire de La troisième voix. Ne subsiste dans le livre avec « C’est toi » que « Conte » parce que nous n’avons pas quitté le temps fabuleux de l’enfance, nous en reparlerons forcément dans cet entretien. Nous devions changer de méthode, innover, pour que nous partions vraiment à l’aventure.

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, La Troisième voix, 2023, 138 pages, 18 €.

Comme dans votre livre précédent, vous cheminez au rythme des saisons, au cours presque entier d’une année : d’août à juin. Pourtant, la chronologie n’est pas tout à fait respectée, puisque la deuxième section commence, comme la première, au mois d’août. Pourquoi cette sorte de rupture, alors que tu insistes, Pierre, sur la fidélité à la succession des poèmes échangés : « ces poèmes réunis selon l’ordre où ils ont été composés » (postface) ? Plus généralement, à quels principes obéit la composition de ce nouvel ouvrage ?
Isabelle Lévesque : Pierre tenait à indiquer la date d’écriture pour la plupart des poèmes. Je me suis rangée à ce souhait. Pour moi, la chronologie ne préside jamais à l’organisation d’un livre, c’est plutôt, toujours, un fil, différent pour chaque livre, que je suis. Il est parfois fragile et peut se rompre comme se rompent les vers par des retours à la ligne, des blancs ou le rythme qui change.
Pierre Dhainaut : Le principe de composition, respecté du début à la fin, est tout simple : l’un de nous écrivait un poème que l’autre devait poursuivre. Pas de longueur fixée à l’avance. Le nombre de vers dépendait des facultés d’interprétation et d’invention de chacun. Nous nous sommes tendu le relais durant presque une année. Une séquence développe ce que le poème initial recèle de suggestions ou de promesses, aucune séquence non plus n’a de longueur fixe. Quand nous estimions que disons le thème était exprimé, nous nous arrêtions. La pause était de courte durée. Nous étions, bien sûr, Isabelle et moi, égaux, mais c’est elle, la plus vive, qui en général intervenait d’abord. Les poèmes devaient être reproduits selon la chronologie, les dates sont indiquées. Mais dans les premières semaines l’impatience était si forte que nous avons ouvert et emprunté plusieurs directions simultanément, d’où cette confusion que tu signales. Par la suite tout est rentré dans l’ordre. Rien n’était prémédité. Nous n’aimons pas les calculs, nous aimons l’immédiat et l’imprévisible. Nous avons improvisé. La contrainte unique, absolue, veut que nous soyons attentifs ou, pour mieux dire, à l’écoute.
La troisième voix… Rarement un titre de livre aura été aussi pesé, pensé, senti, me semble-t-il, d’autant que l’épigraphe de Thierry Metz lui fait directement écho : « chemin au croisement de nos voix ». Cette troisième voix est donc aussi une voie, qui offre une direction neuve, comme y insiste Isabelle : « ni la tienne ni la mienne » ; « Lis cette page, elle s’efface / pour commencer ici dans une autre langue ». L’un et l’autre, vous évoquez un amour enfantin des lettres, des voyelles, des consonnes - à travers, par exemple, le « A » du commencement, le « r » et le « l » du mot « avril »… D’ailleurs, Pierre, tu écris : « enfants nous le sommes encore / puisque nous croyons au pouvoir des mots ». Dans quelle mesure votre dialogue se met-il au service du langage de l’enfance ? Quels liens cette troisième « langue » entretient-elle avec la simplicité sonore et le balbutiement qui préexiste au langage articulé ?
Isabelle Lévesque : C’est la langue de l’enfance qui entre dans le poème. Le passé de ma propre enfance ressurgit souvent, comme privé de sa distance temporelle, il suffit d’un jeu ou d’un rire pour cela. La neige, par exemple, sa matière d’hiver et la lumière qu’elle suscite. Voyelles et consonnes sont de même nature : éléments magiques d’une ronde que le poème incarne. Pour Pierre comme pour moi, le paysage est essentiel et intérieur. L’adverbe de lieu ici est souvent présent dans nos poèmes. Dans Le poème commencé, publié en 1969 (Mercure de France), Pierre écrivait : « [c]’est d’ici que je pars, ici que je reviens, mêlant, ne mêlant jamais à mes propres pas mes pas sans cesse. » À chacun son paysage d’enfance, la côte de la Mer du Nord, la plage de Malo près de Dunkerque où Pierre a vu la mer pour la première fois, Château Gaillard et les falaises de craie des Andelys pour moi. Ces deux paysages fondent La troisième voix. Quant à la question qui suit cette phrase : « Ici même, [saurai-je], en ce rivage du temps, faire surgir l’autre rivage ?», c’est bien l’une des questions que nous partageons en poésie : l’enfant croit au possible, celui/celle qui écrit le poème aussi. Il a des alliés, ce sont des éléments qui surgissent dans le poème, flocons, arbres par exemple. L’alphabet joue le même rôle, il faut faire quelque chose des voyelles et des consonnes. On peut les envisager comme des êtres puisqu’ils font naître les mots du poème. Or tout est découverte. Chaque nouveau poème dévoile des mots que le contexte, la syntaxe va réactiver dans une structure nouvelle. Tout se joue dans chaque poème car le retentissement est différent d’un texte à l’autre. Il ne s’agit pas de répéter ou reproduire mais de faire advenir, d’espérer faire advenir, de manière nouvelle.
Pierre Dhainaut : Nous improvisions : la référence à la musique va de soi. Je ne sais si Isabelle y a songé alors, mais souvent il m’est arrivé de nous comparer à deux musiciens qui se surprennent, se stimulent, rivalisent s’accordent, découvrent de nouveaux horizons sonores, j’allais dire inépuisablement. À deux voix, me semblait-il, c’était possible. Et aujourd’hui me vient une question : quel aurait été l’instrument d’Isabelle, quel aurait été le mien ? Rêvons : violoncelle, piano, flûte… Mais deux voix, seulement deux voix suffisent, leurs ressources sont infinies si elles se reconnaissent, si elles sont libres. Ce livre est né de leur entente. « La troisième voix » n’appartient pas plus à Pierre Dhainaut qu’à Isabelle Lévesque, elle est la voix qu’ils ont créée, qui, rendue publique, doit vivre de sa vie propre, que le lecteur devrait accueillir sans penser aux livres que chacun a écrits séparément. La citation de Thierry Metz placée en exergue le dit très bien : « au croisement des voix » apparaît l’autre voix, la troisième. Faut-il insister sur la valeur symbolique de ce nombre ? La totalité, l’union, elle est universelle. (Nous saluons discrètement au passage Michèle Finck, l’auteure de La troisième main, qui transcende celles du compositeur et de son interprète.) Une voix accède mystérieusement à la présence et par elle nous entrons en pays de résonance. Nous sommes sensibles, Isabelle et moi, à tout ce que les vocables suggèrent à la vue comme à l’ouïe. L’exemple d’« avril » est emblématique : « r », c’est l’air, « l », c’est l’aile, c’est elle. D’autres échos sont perceptibles, d’autres évocations. Il y a aussi dans La troisième voix d’innombrables anagrammes. La plupart de mes poèmes sont tissés, spontanément, de cette manière. Est-ce, Sabine, une survivance du langage enfantin ? Je l’admets. Je crois aux vertus fécondes du balbutiement. Je crois également que la poésie et la cabale phonétique suivent des voies communes : le surréalisme d’où je viens me l’a appris, en particulier l’œuvre de Gherasim Luca. Autrefois je voulais écrire toute une étude sur les jeux d’amour entre les mots.

Isabelle Lévesque, © Le Printemps des poètes.

Cette « troisième voix », je l’entends également comme la voix du cœur, à travers cette amitié indéfectible en cet « espoir » que tu soulignes, Pierre, « d’aller toujours à la rencontre ». C’est le cœur qui vous pousse à échanger en poésie, à signer vos vers « d’un nom commun » et à vous offrir en toute « confiance » les présents de vos mots, mains ouvertes : « Et si dans la paume, au bas d’une page, / nous déposons un souffle, / il tiendra lieu de signature » (Pierre) ; « Dans ma paume tu signes / une lettre d’or » (Isabelle). Il me semble que votre relation affective intervient dans ce dialogue de poèmes, comme le suggère peut-être cette évocation d’un « silence » passager : « Ici nous sommes / séparés » (Isabelle). De manière très significative, votre ultime poème entrelace vos deux voix. Si mes questions ne sont pas indiscrètes, j’aimerais savoir quel rôle joue votre amitié dans cet échange : si vous ne vous connaissiez pas aussi bien, pensez-vous que votre dialogue en serait différent ? Est-ce que votre relation et votre écriture, au terme de cet échange, s'en sont trouvées changées ? 
Isabelle Lévesque : Tu vois clair, chère Sabine. L’échange des poèmes, nous le savons toi et moi pour avoir écrit ensemble également, ne peut avoir lieu qu’en confiance. Il est certain que Pierre et moi, en plus de nous connaître bien, connaissons bien chacun de nos livres. Cela fait bien du temps que je fréquente ses poèmes. Déjà, pour Ossature du silence (Les Deux-Siciles, 2012), j’avais inscrit ces deux vers de Pierre en épigraphe : « d’où vient cette force / également qui ronge, qui érige ? » (Pierre Dhainaut, Plus loin dans l’inachevé - Arfuyen, 2010). La place inusitée de l’adverbe, les deux verbes paronymes et antithétiques me paraissaient caractériser parfaitement le paysage que j’évoquais, avec la falaise en surplomb. La craie, fragile, devient écriture menacée elle aussi d’effacement, il suffit d’un geste pour effacer le tableau. C’est pourtant ce geste qui nous redresse par l’écriture du poème. Cette « force » en action, propulsée par le vent ou le souffle, chez Pierre, je l’éprouve aussi lorsque j’écris. Nous savons quels sont les points sensibles de chacun et quels motifs tissent nos poèmes. Les faire se rencontrer, se heurter même parfois, nous fait aller plus loin. Nous cherchons chez l’autre ce que nous ne trouvons pas en nous-même.
Pierre Dhainaut : Sans l’amitié La troisième voix n’existerait pas. Une rencontre a lieu, et l’amitié qui commence demande que nous allions toujours à la rencontre. L’indéfectible, je reprends, Sabine, le mot que tu utilises, l’indéfectible n’est pas un état, mais un élan qui, s’il donne confiance, implique la plus grande exigence. En écrivant ce livre, nous avons obéi au mouvement que la rencontre avait mis en branle. Elle s’est faite, cette rencontre, grâce à la lecture dans plusieurs revues auxquelles je collaborais (Diérèse, Voix d’encre, Thauma) de quelques-uns des premiers poèmes publiés par Isabelle, ils m’alertèrent. « Le rendez-vous de neige » (Diérèse, n° 48-49, Printemps-Eté 2010) est pour moi le texte augural, d’une ferveur et d’une ardeur exceptionnelles. « La précision du ciel. Dépôt de brume. / Un peut-être. / J’entends huit heures, hiver, épais le noir et je pars […]. / Poème de givre pour la lumière. » J’ai gardé le rendez-vous de neige, je connais ces pages par cœur. Isabelle partait aussi à la recherche d’une écriture concise, saccadée, emportée, qui correspondait à une totale nécessité intérieure. Alors que tant de poètes de ces années-là tournant le dos aux abstractions des avant-gardes accumulaient constats et platitudes, Isabelle retrouvait l’impératif de Rimbaud, la vocation même de la poésie, l’« alchimie du verbe ». Et de plus tous ses poèmes étaient d’amour (ils le sont restés). « Nos pas et l’encre se répondaient. » Ce n’est pas un hasard si, quelques années plus tard, avec Daniel Martinez, nous nous sommes retrouvés à Charleville, d’abord pour rendre hommage à Thierry Metz dans la Maison des Ailleurs où vécut Rimbaud, puis devant sa tombe pour lire nos poèmes. Ce matin d’octobre, la première fois en public. Tes questions, Sabine, sont-elles, comme tu le crains, indiscrètes ? Le mouvement de l’indéfectible ne s’est pas arrêté après La troisième voix. Nous avons encore composé tout un livre, Le silence, imagine, dont quelques extraits ont paru dans des revues, notamment Europe, ou ont été recopiés dans des manuscrits illustrés par nos amis Fabrice Rebeyrolle et Caroline François-Rubino. L’envie d’écrire à deux voix n’a pas disparu, nous saisissons la moindre occasion pour la satisfaire. Que puis-je ajouter ? Les poèmes disent tellement plus que ce que les auteurs veulent ou prétendent y mettre, La troisième voix n’échappe pas à cette règle. Tu es, Sabine, notre première lectrice : le don de clairvoyance qui est le tien me bouleverse. L’écriture, en ce qui me concerne, a changé : je l’approche aujourd’hui plus librement. Je le dois à Isabelle, non pas que je subisse son influence dans le choix des tournures et des rythmes, par exemple, mais parce que les conditions de notre travail m’ont obligé à me comporter d’une manière moins lente, moins laborieuse. Je me suis dénoué. Je tenais à répondre sans trop de retard aux envois d’Isabelle (la poste à l’époque était rapide), pourquoi la faire attendre ? Les premiers mots m’étaient apportés, impérieux. L’essor et la concentration étaient immédiats. La patience, comme disait Rimbaud, pouvait être qualifiée d’ardente. Tandis que s’élaborait La troisième voix, je travaillais sans m’interrompre à d’autres livres, ils ont bénéficié de la même vivacité. J’ai le souvenir d’un élargissement heureux.
Dans une conversation récente, Pierre, tu as évoqué l’étrangeté fragmentaire des demi-poèmes d’Emily Dickinson. Cette « troisième voix », je la lis aussi comme le silence immémorial où la parole personnelle s’efface dans « l’air pur de l’échange » (Pierre). Cette voix devient alors pour toi « écoute » rigoureuse et profonde « attention » (postface), ouverture à plus grand que soi-même… J’ai ainsi le sentiment que vos deux noms s’abîment dans un « souffle » (pour Pierre) ou un « secret » (pour Isabelle), qui équivalent à « ce nom qui vibre au-delà de lui-même » (Pierre). Cette voix silencieuse, on pourrait peut-être la désigner par les syllabes des mots « oui » (Pierre) ou « ici » (choisi comme titre de votre dernière section). Comment vous exercez-vous à l’écoute ? Comment votre état d’esprit et vos mots l’entretiennent-ils, lorsque vous répondez à cet(te) autre dont le langage m’apparaît si différent (incisif sous les doigts d’Isabelle, réceptif dans la paume de Pierre) ?
Isabelle Lévesque : La troisième voix, en ce titre une forme de quête. Deux « voix/voies » s’entendent grâce à l’homonymie, elles dépassent le chiffre 2 en quelque sorte. Ce qui importe n’est pas l’une ou l’autre voix, mais ce qui naît de l’écoute. Le questionnement, fréquent dans les poèmes de chacun, appelle un destinataire et laisse une réponse libre de s’énoncer. Toujours, la réponse est ouverte et relance l’interrogation. Le poème est ainsi, ouvert à l’infini. Le mot « fin », exclu du poème, ne peut retentir, il faut poursuivre les livres toujours pour les laisser vivre et traverser ceux qui les vivent. Écrire ensemble, c’est accepter le doute et le vivre pleinement, comme une chance. Le « oui » chez Pierre, je ne le lis pas autrement. Il incarne l’écoute. En cela, je le partage, même si, effectivement je crois, comme tu l’exprimes, le langage incisif entre dans mes poèmes. Je me laisse heurter par ce qui m’entoure et la grammaire bouleversée peut le traduire, avec des accélérations lorsque certains mots manquent ou quand jaillissent des vers directs et perçants. Si Pierre tend vers ce oui d’accueil augural, je tends d’abord vers un non ou plus précisément, je connais toujours des moments où je me débats dans la vie comme dans le poème. Ce passage par une forme de lutte qui apparaît, je crois, dans le rythme et la syntaxe du texte, peut ouvrir un possible (le oui). Dans Ici, adverbe qui nous rapproche et nous lie, Pierre écrivait : « en compagnie des mots / tu n’as qu’une envie, relier, réconcilier, / tout est cependant à refaire, / ils te l’indiquent, et ils t’épanouissent » (Pierre Dhainaut, Ici - Arfuyen, 2021).  Dans nos échanges, nos mots et nos rythmes trouvent un accord qui ne craint pas les dissonances et l’inachèvement du poème. Il me semble que les différences d’expression (et de personnalité peut-être), dans la rencontre, deviennent inspiration pour l’un et l’autre.
Pierre Dhainaut : Les brefs poèmes d’Emily Dickinson, denses, énigmatiques, ont été appelés « moitiés de poèmes », il nous appartient de les compléter grâce à « la voix qui se lève en chacun » durant sa lecture, et, poursuit Dominique Fortier dans son bel essai Les ombres blanches (Grasset, 2022), « il faut les deux voix » pour que les moitiés soient réunies. N’est-ce pas la démarche que nous suivons dans La troisième voix ? Aucun poème à lui seul ne se suffit, aucun des deux poètes n’est indépendant : tour à tour nous y sommes auteurs et lecteurs, le lecteur devenant l’auteur qui incite à une lecture nouvelle. Écriture et lecture se réinventent sans fin ou du moins aussi longtemps que le permettent les potentialités du poème premier et les possibilités de chaque intervenant. Un tel livre n’est pas terminé. Les livres de poésie se terminent-ils ? Le dialogue qu’ils inaugurent est, en principe, perpétuel. Isabelle, à ma connaissance, n’emploie pas l’adverbe « oui », mais fréquemment dans La troisième voix comme dans nos propres livres (Chemin des centaurées, Ici) nous employons celui d’« ici ». Dans la dernière section que tu cites, nous rejoignons notre lieu, le livre qui s’ouvre, et nous avons à vivre en cette ouverture. Je n’engage que moi dans cette partie de la réponse. C’est bien ici que tout se joue, dans l’espace et le temps d’une transmutation du langage et de l’être, mieux vaudrait dire, simplement, de la personne, en ce livre, en ce monde. « Ici » se change en « Oui ». Le livre est, par excellence, le lieu de l’écoute, notre sens le plus fin, le plus disponible, le moins autoritaire. À la fin de ta question, Sabine, tu compares nos comportements, « incisif », celui d’Isabelle, « réceptif », le mien, les doigts de l’une, la paume de l’autre, mais ces doigts et cette paume forment la même main, n’est-ce pas ? La voix que nous engendrons, la troisième, n’oppose pas les différences, elle les attise et les dépasse.

Pierre Dhainaut, Photo © archives Jean-Charles Bayon - VDN.

Cette entente silencieuse se rend pourtant visible, comme l’indique le geste du peintre Fabrice Rebeyrolle, qui grave des vers, reproduit des missives anciennes et les teinte de rouge et d’ocre : « Il incarne la troisième voix du livre » (Isabelle, « Le secret, l’empreinte »). Aviez-vous prévu de faire intervenir un artiste, lorsque vous avez réfléchi ensemble à la forme de ce livre ? Pourquoi cet appel à Fabrice Rebeyrolle ?    
Isabelle Lévesque : Pour ce qui me concerne, c’est la poursuite d’un travail commun avec Fabrice Rebeyrolle depuis Chemin des centaurées (L’herbe qui tremble, 2019). J’ai aimé que le peintre, comme il le fait toujours, propose sa propre lecture des poèmes. Pour Chemin des centaurées, il avait inventé un paysage fantastique dans lequel les fleurs, devenues des êtres singuliers, semblaient s’extraire des pages pour exprimer une émotion. Dans En découdre, Fabrice R. avait dissocié des espaces qu’il fracturait par la gravure et l’entaille vive sur la page. Dans Je souffle, et rien. c’est tout l’espace vertical, vertigineux, qui l’avait inspiré. Ce que crée ce peintre me surprend toujours : il lit attentivement les textes, c’est un grand familier de la poésie contemporaine, et transcrit à sa manière les mots du poème. En travaillant sur les feuilles d’une correspondance ancienne, il a donné un fond signifiant aux peintures. Tout découle me semble-t-il de cette correspondance que Pierre et moi échangions pour nous adresser les poèmes. Et puis des couleurs, le rouge, le bleu raniment ce passé des lettres anciennes. Les réactions de Fabrice R. à la lecture des poèmes s’avèrent toujours stimulantes.
Pierre Dhainaut : A priori je ne voyais pas ce livre accompagné par un peintre. L’initiative d’inviter Fabrice Rebeyrolle revient à Isabelle, je l’ai approuvée sans réserve, nous avions déjà réalisé plusieurs livres d’artistes tous les trois. Fabrice a parfaitement vaincu la difficulté qui lui était soumise, deux auteurs, deux lieux, variété des propos… Il n’a pas illustré, il a rendu visible ce qui nous animait lorsque nous confiions au papier ces empreintes de nos mains ou de nos voix, ces lignes aussi tremblantes que celles qu’enregistre un sismographe, un électrocardiogramme.
Vous utilisez tous deux, très naturellement, la deuxième personne du singulier, qui est l’axe du dialogue. D’ailleurs, le premier titre – manuscrit, avec vos deux écritures – redouble cette adresse : « C’est toi / C’est toi ». Pourtant, je ne peux me défaire de l’impression selon laquelle chez toi, Isabelle, le « tu » renvoie clairement à Pierre, ton interlocuteur, alors que toi, Pierre, tu emploies parfois aussi le « tu » comme on s’adresserait à soi-même (un « tu » embrassé par ce « nous » qui t’est si familier). Quels sont le sens et la portée de cette deuxième personne du singulier, pour chacun de vous ?
Isabelle Lévesque : Chère Sabine, la deuxième personne du singulier entre volontiers dans mes poèmes. Même lorsque je n’écris pas avec quelqu’un, je crois que tous mes poèmes sont adressés. Tu as raison, le plus souvent dans La troisième voix je m’adresse à Pierre – pas seulement je crois, mes chers disparus et les aimés vivants s’invitent aussi en ce « tu ». Il n’est pas exclusif. L’incarnation est très forte dans mes poèmes et je n’utilise jamais la deuxième personne pour m’adresser à moi-même. Ce pronom est classiquement et irrésistiblement pour moi la figure de l’autre. Impossible de me penser seule et je tends toujours mes mots à quelqu’un en espérant qu’ils seront entendus. Ecrire, c’est pour moi établir un lien et tenter de le maintenir par tous les moyens du poème.
Pierre Dhainaut : L’omniprésence du pronom « tu » et sa force, c’est l’une des constantes de l’œuvre d’Isabelle. Le lecteur a beau savoir que la personne à qui elle parle est un être aimé qui s’est éloigné ou qui est mort, il se sent directement concerné : à lui, à lui personnellement s’adressent ces poèmes. Le « tu » de mes poèmes, moins fréquent, désigne avant tout l’être aimé, il a également servi à invoquer la poésie, la poésie et l’être aimé sont inséparables, « Toi mon absente ma vivante » (Le poème commencé). Le « tu » est encore celui du dialogue avec soi-même, un avatar du « je » avec lequel on prend un peu de distance. Dans La troisième voix la deuxième personne du singulier s’imposait d’un bout à l’autre du dialogue. Je sais qui me convie à écrire ce poème, je sais à qui je le destine. J’insiste : d’ordinaire, je suis face à l’inconnu, même si j’espère que le poème, comme le disait Celan, « va vers l’autre ». Cette fois, comment l’oublierais-je ? le poème sera lu, relancé, par quelqu’un dont je connais la voix. Je ne tiens ni à le convaincre ni à lui plaire, je souhaite être à la hauteur de ce qu’il attend de moi. Et c’est ainsi que nous avons quelque chance d’échapper au cercle où nous enclot le narcissisme et que, si nous n’y prenons garde, l’écriture entretient volontiers. Le « nous », que j’affectionne, est le pronom de « la troisième voix ».
Votre dialogue relie parfois deux lieux : à plusieurs reprises sont nommées vos villes respectives, « Dunkerque », « Les Andelys ». Pourquoi insister sur cet ancrage si « nous sommes d’une planète sans nom » (Isabelle) ?
Isabelle Lévesque :  Je crois que l’impossibilité de nous rejoindre dans l’une ou l’autre ville, pour des raisons diverses, comme le lien très fort de chacun à « sa » ville a déterminé ce retour fréquent des deux noms propres. Nous avions aussi conscience du trajet des lettres (dans le ciel sans doute, au-dessus des nuages), nous l’avons évoqué, comme le temps nécessaire à l’acheminement du poème. Nous vivions le passage de l’une à l’autre ville comme une sorte d’écho, la seconde existence du poème lorsqu’il arrivait à destination. C’est un peu le miracle d’une correspondance, elle n’atteint son destinataire qu’après.
Pierre Dhainaut : Isabelle mentionne des lieux dans le corps du poème, je ne le fais guère. Je n’ai que trop tendance, je m’en rends compte, à généraliser, pour ne pas dire à abstraire. Est-ce une tendance inhérente à la poésie ou liée à ma seule personne ? Je ne cesse de me poser la question. Dans La troisième voix Isabelle apporte le sens du concret qui me fait défaut. Cela dit, certains noms de lieux en particulier m’enchantent, Les Andelys justement, à condition de prononcer comme il convient, avec le « i » final, la voyelle de stridence et de déchirure, mais aussi de visage, d’alliance.
J’ai été frappée par l’importance du mot « neige », d’abord dans les deux poèmes manuscrits de votre première partie (« C’est toi / C’est toi »), puis dans le cours du livre, même lorsque les poèmes sont datés du mois d’août. Pierre, tu as publié en 2022, chez le même éditeur, Préface à la neige. Isabelle, l’un de tes titres emblématiques est Le fil de givre (Al Manar, 2018). D’où vous vient cette prédilection commune pour la neige et quel rôle joue ce mot dans vos échanges ?
Isabelle Lévesque : La neige entre dans une chaîne magique. Parce qu’elle est rare (ici, en Normandie), on l’attend longtemps. Elle figure aussi dans les images d’enfance, un noël sans neige est-il possible ? C’est qu’elle transforme tout sans rien changer. Le paysage, sous la neige, est intact. Elle lui donne la lumière de ses flocons. On imagine la luge, les moufles, les jeux d’enfant dans un paysage immémorial, un conte, en tout cas une période non datée qui nous relie à l’enfance, à la métamorphose et à la beauté. Le mot lui-même, une seule syllabe, me fait rêver. Il convoque les vers d’Apollinaire, une forme de mélancolie heureuse car je l’assimile à un temps de retrouvailles dans l’éternité de l’enfance que la neige ranime à chaque fois.
Pierre Dhainaut : Nous aimons la neige, le mot à lui seul est pour nous un signe de ralliement. Chaque hiver, nous en guettons l’apparition. Quand nous écrivions La grande année, elle nous a manqué, nous n’avons pu lui dédier une photographie, un poème. Avec la neige on pénètre dans un autre temps. On retourne à l’origine où rien n’est divisé, différencié : quelle est la frontière de l’invisible au visible ? Transies, les mains brûlent. À l’action dont les buts sont trop précis on préfère la contemplation, à la parole le silence. Mais ce silence comme l’immobilité n’est pas stérile. Entre mort et vie, voici l’aube. Plus qu’en attente on se trouve au sein d’un monde en latence. La blancheur dit tout, il lui arrive d’être éblouissante. La neige me fascine. Elle me réconcilie. Elle me dilate. J’invente en marchant les chemins, je souhaite que mes traces soient sur elle aussi légères que possible. Elle a une vertu initiatrice, une poétique peut en venir. Un style d’écriture, c’est-à-dire un style de vie. Les jours de neige correspondent au temps merveilleux des jeux. À chaque chose nous procurons un sens lié à la mémoire : à travers les années j’ai perpétué une vision formée à l’âge de mes dix ans au sortir de la guerre. Je renvoie à Préface à la neige. Quand reviendra pleinement la neige de l’enfance, tout sera accompli.
Dans ce livre, je découvre votre « envie » (à tous deux) « de conduire / le langage à l’ivresse » (Pierre). Quelle est cette ivresse ? Pierre évoque par ailleurs une aspiration à recevoir « le vrai nom du temps » et Isabelle revendique, en poésie, une forme d’éternité ou d’immortalité : « nous sommes immortels en ce nombre inconnu ». Je n’oublie pas que Le fil de givre désirait « tracer le ciel d’éternité ». On dit volontiers que l’extase suspend le temps. Vous répondre l’un à l’autre par des poèmes vous offre-t-il de mieux habiter l’instant ?
Isabelle Lévesque : Pour moi, le poème révèle un instant qu’il inscrit dans une forme vivante et permanente. Lorsque j’écris, tout reste intact (de la joie ou du chagrin, peu importe). Ecrire permet de redécouvrir une saveur, une image. Et lorsque je lis les poèmes, je ressens aussi cette capacité des mots à saisir ce qui pourrait perdre son intensité. Et puis je n’écris que lorsque j’en ressens le besoin, il faut donc que cet instant aussi soit propice pour restaurer le lien avec ce qui pourrait être perdu. Seul un état particulier de porosité permet cela. Sans doute est-ce la raison pour laquelle écrire me fait entrevoir la lumière.
Pierre Dhainaut : L’ivresse dès que tout vacille, les contours s’érodent, les murs, rendus poreux, s’écroulent. À quoi bon écrire des poèmes si nous ne sommes pas entraînés jusqu’à ce vertige ? Ivresse et lucidité ne sont pas incompatibles. Baudelaire refusait que nous soyons « les esclaves martyrisés du temps ». Ailleurs / ici, dehors / dedans, temps / éternité, absence / présence… les antagonismes de ce genre ne fonctionnent qu’à l’intérieur du système établi par notre logique, laquelle est dualiste. Échappons enfin à cette conception étriquée. En fait, un art existe, fondé sur de tout autres principes, l’art des passages, et nous le pratiquons plus ou moins fidèlement dans les poèmes. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage », rappelons-nous Montaigne, taoïste sans le savoir. Alors, nous n’opposons plus l’éphémère à l’intangible. Les poèmes sont des épiphanies, l’instant s’y ouvre dans le temps même, il ne dure que s’il est insoucieux de sa durée. Est-ce que La troisième voix propose de tels instants ? Aux lecteurs de le dire. Auteur, je peux dire que dans la temporalité mouvante de l’écriture les prérogatives du moi n’agissaient  plus, et ce dépassement est ce qui importe le plus. Pour l’un comme pour l’autre, le temps d’un livre et au-delà.

Présentation de l’auteur

Isabelle Lévesque

 Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit) et Nous le temps l’oubli (Éd. L’herbe qui tremble).

Voltige ! (Éd. L’herbe qui tremble) est paru en avril 2017.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Isabelle Lévesque

Bibliographie

Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit)

Sont parus à L’herbe qui tremble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix international de Poésie francophone Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhainaut (2018), Chemin des centaurées (2019), En découdre (2021) et Je souffle, et rien. (2022).

En 2022, les éditions Mains-Soleil ont publié Elles, de Fabrice Rebeyrolle et Isabelle Lévesque.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : Quinzaines / La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Sur internet :

https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque

https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

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Présentation de l’auteur

Pierre Dhainaut

Pierre Dhainaut est né à Lille en 1935. Avec Jacqueline, rencontrée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa carrière de professeur).

Après avoir été influencé par le surréalisme (il rendit visite à André Breton en 1959), il publie son premier livre, Le Poème commencé (Mercure de France), en 1969.

Rencontres déterminantes parmi ses aînés : Jean Malrieu dont il éditera et préfacera l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bonnefoy auxquels il consacrera plusieurs études.

Déterminante également, la fréquentation de certains lieux : après les plages de la mer du Nord, le massif de la Chartreuse et l’Aubrac.

Une anthologie retrace les différentes étapes de son évolution jusqu’au début des années quatre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mercure de France, 1996).

Ont paru ensuite, entre autres : Introduction au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Levées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Éditions des vanneaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de littérature francophone Jean Arp) et Vocation de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plupart sont dédiés aux petits-enfants. Plus récemment encore : une "autobiographique critique", La parole qui vient en nos paroles (éditions L'Herbe qui tremble, 2013) et Rudiments de lumière (Arfuyen, 2013).

Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité critique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

Nombreuses collaborations avec des graveurs ou des peintres pour des livres d’artiste ou des manuscrits illustrés, notamment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gregory Masurovsky, Yves Picquet, Isabelle Raviolo, Nicolas Rozier, Jean-Pierre Thomas, Youl…

À consulter : la monographie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Éditions des vanneaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) préparé par Judith Chavanne en 2010.

© Crédits photos Maison de la Poésie Jean Joubert.

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Pierre Dhainaut : QUESTIONS À ISABELLE LÉVESQUE

Pierre Dhainaut s'entretient avec Isabelle Lévesque à propos de Je souffle, et rien. paru cette année aux éditions L'Herbe qui tremble.

Pierre Dhainaut : Ne devrions-nous pas découvrir sans intermédiaire les livres de poèmes ? Les tiens, sur la quatrième de couverture, ne proposent qu’un extrait. En revanche, des épigraphes les introduisent, que tu empruntes à des auteurs qui te sont chers puisqu’ils reviennent souvent, Apollinaire, par exemple, Thierry Metz et dans Je souffle, et rien. Éric Sautou : quelle importance leur accordes-tu ? Est-ce que tu explicites avec elles l’appartenance à une lignée ?

Isabelle Lévesque : Extraire un ou plusieurs vers d’un poème, c’est lui accorder l’autonomie et revendiquer l’éclat pour une partie seule d’un tout dont on prive ce fragment. Or j’aime les fragments, l’idée que quelque chose de séparé existe, continue, autrement. La séparation, souvent éprouvée comme erreur ou arrachement, devient chance. Ce retournement fait sens. Je veux louer tout ce qui change, évolue, se transforme. L’extraction exprime cette chance sans empêcher de courir vers le tout, pour le reconstituer – avec cette idée chère : rien n’est perdu.
Les extraits que je choisis pour les épigraphes révèlent une double appartenance : je ne cite que les poètes que je lis assidûment (depuis longtemps le plus souvent et pour toujours). Et puis l’extrait devenu essentiel se révèle dans une existence propre : il est pour nos yeux avant que le livre débute, seuil ou guide. Aussi bien il s’efface – le lecteur choisit de le faire sien pour lire ou pas. Une fois les poèmes devenus livre, je ne maîtrise plus rien. Le lecteur décide de tout.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien. peintures de Fabrice Rebeyrolle, postface de Jean-Marc Sourdillon, éditions L'Herbe qui tremble, 152 pages, 2022.

Je choisis les épigraphes après la composition du livre, en lien étroit avec lui et avec le premier poème en particulier. C’est l’une des portes – elles sont multiples. Sur le seuil de deux livres, j’ai ainsi cité Caroline Sagot Duvauroux : « avec l’allégresse cependant et l’audace qui est la grâce / des herbes au bord des précipices »
Ces vers me semblaient dépasser le cadre d’un seul livre : toute une poétique.
Je ne me sens pas appartenir à une lignée de poètes, d’ailleurs j’aime des textes très différents et je peux aussi ressentir le besoin d’aller plutôt vers certains textes ou d’autres suivant ce que je vis, suivant les publications aussi. Stéphane Mirambeau, republiant Terre de Thierry Metz aux éditions Pierre Mainard, m’a conduit de nouveau vers ce livre de Thierry Metz. Il y a plus de dix ans, j’étais restée des mois dans son œuvre pour publier, avec Daniel Martinez dans Diérèse, des inédits du poète (deux numéros spéciaux de la revue en fait). Rien n’épuise la lecture de ce livre et, le relisant, je constatais que je pourrais simplement, pour chacun de mes livres, choisir un extrait de celui-là. Chaque lecture intense emporte mon adhésion, ma ferveur. Les épigraphes restent aussi l’expression d’une reconnaissance – comme peut l’être l’écriture d’un article.
Nous pourrions tout aussi bien découvrir les livres sans épigraphe : le lien n’est pas de dépendance, il est affectif et propose une piste sémantique. Il vient en plus, de surcroît. Pour mes livres, en tout cas, je ne ressens aucune des épigraphes comme consubstantielle mais j’aime adresser ces signes sur leur seuil.
Pierre Dhainaut : La plupart de tes livres viennent d’une fracture, d’une absence : Chemin des centaurées (2019) et En découdre (2021) s’adressaient à l’être aimé qui n’est plus là, voici Je souffle, et rien. où tu dialogues avec ton père, nous t’y suivons à partir d’un 9 septembre, date de sa mort, jusqu’au printemps de l’année suivante. Il a, pour reprendre une expression de Roland Barthes, l’apparence d’un « journal de deuil », au temps présent, mais quand l’as-tu écrit, immédiatement ou beaucoup plus tard, pour lutter contre l’oubli, je cite encore Barthes, en érigeant un « monument » ? (Le tombeau était jadis un genre poétique.) Voulais-tu, selon la formule consacrée, faire ton deuil ?
Isabelle Lévesque : Je suis née, je crois, avec la certitude que quelque chose manque. Cela, je ne le déplore pas (j’écris). Je ne cherche pas à combler ce manque, je l’exprime. Il n’est pas vain – ni dans la vie ni dans les poèmes. Toutes sortes de choses me relient à ce manque, ce sont des sources inépuisables : plonger dans un champ de coquelicots, l’ivresse qui en résulte et me dit de recommencer… Écrire des poèmes occupe la même place : unique, cruciale. Et cela me semble lié à la porosité. Tout m’atteint, me fait écrire. Cela sans borne, sans limite. Avec la langue, c’est un combat, une immersion, un bonheur. Je suis comme je vis en écrivant, sans les barrières que je m’impose dans la vie courante.
Sans protection mais avec le poème comme flambeau. On peut déborder en écrivant. Sur ce terrain, tout se joue, peut commencer et recommencer. En se déplaçant légèrement, en éprouvant toujours, que le poème exprime une quête inextinguible et le partage qui en résulte, avec ceux qui aiment la poésie et nous sont proches, apaise ou enthousiasme, les deux, ensemble, sûrement.
Ta rive incertaine promise, tout ce qui
nous retient en un point de nuit, je l’invente.
Tu signes chaque page au lieu vivant du poème.
 Je l’écris pour toi, il existe. S’il se perd,
il reste ton sillage insoumis, la barque pleine
de naufragés. Tu l’occupes. 
Je suis avec les vivants comme avec les morts : chacun a sa place et l’espace du texte est suffisamment poreux lui aussi pour laisser entrer qui se manifeste. Mon père y entre souvent, c’est un espace réservé en quelque sorte comme certains de nos lieux d’enfance que je parcourais avec lui et où je le retrouve encore. Je m’adresse souvent à lui mais tu as raison, c’est la première fois qu’un livre lui est consacré. Avec lui, d’autres personnes aimées entrent dans Je souffle, et rien. Mes enfants et ma mère en particulier. La famille y est présente dans le lieu fondateur, Les Andelys (son fleuve, sa craie, un espace réel qui peut devenir symbolique). Fabrice Rebeyrolle s’y est consacré dans ce livre en travaillant des lignes et des matières qui incarnent simultanément lieux et êtres chers. Je ne crois pas  cependant qu’il faille explorer les aspects autobiographiques des poèmes. Seule compte l’appropriation du texte par le lecteur. Tout l’espace du poème lui est donné dans l’espoir qu’il fasse siens les vers. L’écriture de Je souffle, et rien. est bien loin de l’événement selon le calendrier. Ce n’est pas un tombeau avec ce que cela comporte de définitif. Ici, maintenant, rien n’est clos. Il existe une frontière sur laquelle les vivants et les morts se touchent. D’ailleurs le Journal de deuil de Roland Barthes est inachevé, tout comme le Tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé.
Pierre Dhainaut : Tes livres sont inséparables de certains lieux qu’ils évoquent, qu’ils ne nomment pas forcément, Je souffle, et rien. se déroule aux Andelys. Dans une note à la fin d’Ossature du silence (2012) déjà dédiée à tes parents et illustrée par des encres de Claude Lévesque, tu avais dit : « L’écriture naît aux Andelys. » Le fleuve, la falaise, le château, certaines rues et certains quartiers de la ville, tout est précisé, pourquoi ? Un mot revient en permanence, « ici », quelle valeur a-t-il ?
Isabelle Lévesque : Il est vrai que j’utilise peu de noms de lieux, mais que ce soit pour Les Andelys, ou pour la Bretagne parfois, un nom s’impose. Ainsi, Meurdrac, nom de la rue où nous habitions avec ma famille. Peut-être les noms de lieu reviennent-ils plus souvent lorsque l’enfance entre dans le poème. Les Andelys, c’est cela, un territoire précis qui a laissé des traces de calcaire et d’eau douce mêlées. Ce sont des promenades et des passerelles entre des lieux différents, la ville, le bord de Seine et les bois alentour. Et certains noms cognent avec leurs sonorités : « Meurdrac », un tel nom, si on le décompose, force la mélancolie et la rêverie pour s’extraire de périphéries restreintes, douloureuses ou autobiographiques. Comment brise-t-on le cadre d’un nom terrible - d’un lieu ou du temps ? Comment ne pas écrire ?
Dans ma main, un trait de craie effacé
sur le bitume de Meurdrac. La pluie
lave le passé. Tu le prends,
c’est une fleur de centaurée. Je m’éloigne,
c’est toi qui restes. 
« Ici », cet adverbe que tu aimes aussi, est au cœur de ce processus. Il est très ouvert (j’avais donné ce titre « Ici aux Andelys » à l’une des parties du livre que nous avons publié ensemble à L’herbe qui tremble, La grande année). Cet adverbe transcende les références précises à un lieu, il est franchissement de l’impossible, exhortation à la conquête, une conquête humble, dirai-je, celle d’un affranchissement. Écrire, c’est être libre, déjà. Et on ne peut réduire ce mot à ces deux syllabes – sans cesse il recommence, à rebours parfois, se redéfinit. Naître est son principe.
Pierre Dhainaut : Écrire, aller vont ensemble avec toi, mais marcher ne te suffit pas, tu cours, tu apparais à travers Je souffle, et rien. sans cesse en mouvement. Mais ce qui me frappe, ce n’est pas tant l’intensité du livre, voire sa violence, elle s’impose, que dans l’épilogue une tonalité difficile à définir, renoncement ? apaisement ? Au terme de la si longue descente dans les ténèbres surgit, comme dans les contes initiatiques, la fleur sublime qui est présente en chacun de tes livres, je relis le distique qui occupe à lui seul la page ultime : « Alors fière je lève ce verre vide : // le coquelicot joindra sa parure au vent. » De quoi es-tu « fière » ? :
Isabelle Lévesque : Je ne suis pas si fière en réalité, simplement debout, face aux falaises – tu sais qu’il faut si peu au coquelicot pour paraître, dans une faille parfois.
Aller, courir permet de rester au plus près de ce qui manque – ce manque ontologique que j’ai évoqué. Il s’agissait pour moi, avec ce livre peut-être, d’accepter d’être séparée car cette séparation insurmontable pose les retrouvailles. J’écris pour renouer l’impossible à la réalité. Le perdu, une fois vécu comme tel, n’est pas sans perspective – le principe de transformation lui donne une place nouvelle. Accepter le point final du titre après ce « rien » qui est défini par le livre, c’est retrouver. Le lien par le poème, dans le poème ne peut être dissous. L’écriture et l’éternité sont vouées l’une à l’autre – je l’éprouve en écrivant comme en lisant les poètes.
L’écriture tend un fil entre des choses qui apparemment s’excluent, c’est sa manière de vivre les frontières. On peut se souvenir de Beckett dans L’innommable qui affirme : « [I]l faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent […] » On peut lire la fin du poème comme un défi même si le verre est vide. Place alors pour le coquelicot fragile qui déploie cette fragilité (l’assume).
Pierre Dhainaut : La phrase qui sert de titre au livre a un caractère implacable que nous ne pouvons oublier (elle figurera encore deux fois dans le texte) puisqu’elle associe phonétiquement le souffle de la vie et de la poésie à la souffrance, et comme si l’évidence du « rien » ne suffisait pas tu ajoutes au titre même, à la manière des imprimeurs d’autrefois, le point décidément final, fatal. Comment concilies-tu la phrase qui désigne ton livre et celle par laquelle il ne veut pas se fermer ?
Isabelle Lévesque : Il faut dire que faisant rimer « final » et « fatal », tu rencontres une part vive encore en moi de fureur et de feu. Si tout brûle, que cela soit total et définitif car alors tout est pur. Recommencer devient nécessaire et possible. J’aime cet absolu. Je souffle, et rien. sonne ainsi. Père envolé, disparu. Il est entré dans le poème. Dans l’essor du poème, il devient, il n’est pas enfermé puisque tout bouge : le lecteur fera le chemin jusqu’au cœur du poème. Chacun insufflera sa vie. Le défi modeste de la fin, c’est bien sûr le poème. Cela ne me console pas, je ne le souhaite pas. Et cela rejoint aussi ce que j’exprime à ce propos dans les questions qui précèdent. « Rien », c’est quelque chose – défini par le livre.
Pierre Dhainaut : Un livre d’une telle ampleur a dû être élaboré ou pour mieux dire porté au cours de nombreuses années. Tu n’indiques jamais les dates d’écriture, mais tu as publié en revues plusieurs extraits, certains depuis longtemps. As-tu procédé par à-coups ou de façon continue ? As-tu multiplié les fragments avant de les reprendre ? Tes livres sont bien des livres, non de simples recueils, comment travailles-tu ?
Isabelle Lévesque : J’écris les poèmes en continu, sans d’abord penser à un livre à venir. Cela est vrai pour chacun des livres publiés jusqu’à aujourd’hui. Quand je décide d’en constituer un, je le fais en prélevant dans un ensemble de textes écrits sur une même période le plus souvent. Alors je construis. Les poèmes ou fragments d’abord placés dans l’ordre chronologique d’écriture pourront être déplacés, coupés, transformés. C’est un travail complexe et délicat. Les textes ne sont pas datés parce qu’ils doivent constituer un continuum, un seul poème. C’est un flux ininterrompu, comme dans un roman. Peu importe que certains textes qui se jouxtent n’aient pas été écrits en même temps, ce qui compte, c’est le fil suivi par le livre.

Pierre Dhainaut : De plus en plus tu collabores avec tes amis peintres soit pour des livres ou des manuscrits d’artiste, soit pour des éditions courantes, Jean-Gilles Badaire, Christian Gardair, Marie Alloy, Caroline François-Rubino... De nouveau Fabrice Rebeyrolle t’accompagne, il t’a donné neuf magnifiques vues de la falaise au gré des heures et des saisons. Quel rôle désirais-tu qu’il joue à tes côtés ? Quand tu écris, penses-tu à des images peintes ?
Isabelle Lévesque : Je ne pense à des images peintes que lorsque je me laisse inspirer par elles pour certains projets dans lesquels les œuvres existent avant mon écriture comme, récemment, des chemins de Caroline François-Rubino ou des femmes voilées de Fabrice Rebeyrolle.
J’aime ces rencontres avec les peintres et, quand j’ai commencé à publier mes poèmes, j’y aspirais. Je rêvais, par exemple, d’un livre avec Christian Gardair dont j’avais découvert les œuvres sur internet (sur le site de Jean-Michel Maulpoix). La rencontre s’est faite et s’est concrétisée avec Nous le temps l’oubli et une exposition dans une galerie parisienne. De même, pour Fabrice Rebeyrolle, j’ai aimé ses œuvres et l’ai contacté en lui adressant des poèmes. Nous travaillons sur un projet lié aux fleurs pour une exposition prévue en 2022. Ce sont des projets enthousiasmants et j’aime porter un livre avec un artiste qui fait une lecture particulière (jamais littérale) des poèmes. Je connaissais un petit peu Marie Alloy lorsque je lui ai proposé de travailler sur Le fil de givre, publié par Alain Gorius (Al Manar) et nous avons continué à travailler ensemble pour un livre d’hommage au poète Jean-Philippe Salabreuil, Ni loin ni plus jamais, publié par Le silence qui roule. J’ai aussi eu la chance de participer avec ces artistes à plusieurs livres originaux publiés à très peu d’exemplaires, un exemplaire unique parfois avec Fabrice Rebeyrolle.
Pierre Dhainaut : J’entends tes poèmes, ce sont des compositions musicales. Tu choisis les mots en fonction de leurs pouvoirs sonores, les vers s’imposent par leur rythme, élans, ruptures et reprises, tu bâtis des ensembles puissants et précaires, mobiles, et le silence importe. Je le sais pour t’avoir écoutée, tu aimes lire à haute voix. Or, à ma connaissance, tu ne te réfères jamais aux musiciens. Y en a-t-il qui te sont nécessaires au point de t’inspirer ?
Isabelle Lévesque : La portée sonore du poème est essentielle. Les mots surgissent, je crois, au gré de leur portée onirique et de leur capacité rythmique. Je dis, j’articule les mots à voix haute lorsque je compose un livre et je les entends lorsque j’écris. Le poème est une partition : on peut chanter, cesser de le faire, entendre le heurt des consonnes et les silences en écrivant. J’y suis sensible pour écrire et pour lire.
Je change je chante j’emporte
les mots vivants qui tremblent
à la surface du poème
inventé par le fleuve, toujours même. 
Mais je ne puis dire que certains musiciens m’inspirent pour écrire – ce qui est le cas pour les peintres. Cela va ensemble, la musique et le poème. Dans mes poèmes, je ne me réfère effectivement pas à des musiciens, ni même à des poètes (en dehors des épigraphes, je n’utilise pas de citations).
Dans la vie, j’aime les ritournelles, les refrains des chansons populaires : je chante souvent en marchant, en conduisant et je crois que ce fond sonore avec lequel je vis n’est pas indissociable du poème.
Pour la musique classique ou le jazz, j’en écoute parfois aussi, en particulier quand j’écris un article sur un livre dans lequel l’auteur évoque un morceau. J’ai ainsi écouté par exemple le Winterreise de Schubert avec Véronique Wauthier (Traverso – L’herbe qui tremble, 2019), les Leçons de ténèbres de Guillaume de Machaut avec Véronique Daine (Extraction de la peur – L’herbe qui tremble, 2016), des œuvres de Giacinto Scelsi avec Pierre Chappuis (Dans la lumière sourde de ce jardin – Corti, 2016) ou  encore des chansons de Billie Holiday avec Emmanuel Laugier (ltmw – Nous, 2013). Tu vois, c’est varié et parfois surprenant pour moi. Tu m’as aussi toi-même récemment incitée à écouter les Concerts brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach.
Si ton instrument préféré est la flûte, pour moi c’est le violoncelle, si proche de la voix humaine. J’aime d’ailleurs beaucoup les suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach. J’ai entendu Fabrice Rebeyrolle en jouer une, c’est un excellent musicien.
Pierre Dhainaut : Toi qui as préparé tant d’entretiens avec des poètes et des peintres, acceptes-tu volontiers de répondre à des questions ? Il doit bien y en avoir une que tu aurais souhaité que je te pose, que j’ai oubliée ?
Isabelle Lévesque : Je l’ai fait volontiers, plusieurs fois déjà, en répondant aux questions de Sabine Dewulf ou Guillaume Richez. Avec plaisir à chaque fois. J’ai toujours envie que l’on m’interroge sur les poèmes des autres, que cette part ne soit pas oubliée. Il me plaît d’hésiter entre Thierry Metz, Eric Sautou et Caroline Sagot Duvauroux. J’aime lire les poèmes, tu le sais, et je garde un souvenir très vif de la lecture à voix haute à Bordeaux, Toulouse ou Charleville-Mézières. Lire les poèmes de Thierry Metz dans les années 2010 m’a donné le goût de lire mes propres poèmes.

Présentation de l’auteur

Isabelle Lévesque

 Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit) et Nous le temps l’oubli (Éd. L’herbe qui tremble).

Voltige ! (Éd. L’herbe qui tremble) est paru en avril 2017.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Isabelle Lévesque

Bibliographie

Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit)

Sont parus à L’herbe qui tremble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix international de Poésie francophone Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhainaut (2018), Chemin des centaurées (2019), En découdre (2021) et Je souffle, et rien. (2022).

En 2022, les éditions Mains-Soleil ont publié Elles, de Fabrice Rebeyrolle et Isabelle Lévesque.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : Quinzaines / La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Sur internet :

https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque

https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

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Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien

Je souffle, et rien est un livre de deuil, quelque chose entre une « lettre au père » et un livre-tombeau qui pourrait s’inscrire dans la lignée des textes explorés par Marik Froidefond et  Delphine Rumeau à travers leur volume consacré aux Tombeaux poétiques et artistiques (2020). Il pose des questions essentielles sur le rapport de la poésie à la mémoire et au deuil.

Fait singulier, ce livre ne dévoile que peu à peu l’identité du mort. Celui-ci est d’abord un centre vide, autour duquel gravite l’écriture et où le lecteur peut projeter ses propres figures de disparus. Le lien entre la poète et le lecteur s’en trouve intensifié. Mais peu à peu nous devinons l’identité du mort par de plus en plus d’indices disséminés : le mort se révèle être le père, comme le suggèrent par exemple la primauté de l’enfance dans le livre et le lien entre le prénom du père dans la dédicace (« à Claude et Françoise Lévesque ») et le mot « claudique » qui traverse le livre, à déchiffrer toujours jusque dans le tremblé de l’infinitésimal et du non -dit.

Cette mort atteint de plein fouet l’enfance : « Fini les fées, / fini le bois du conte à Noyers. » (p.44). Les jeux de l’enfance, la montée dans les arbres (« Tu disais ‘arbre’, j’entendais / réduite la syllabe du jour. / Nous grimpions Le souffle manquait. », p. 53) et la « marelle (« Parce que géant sur la marelle / toi si haut, moi plus bas », p.113), sont révolus. Si désormais « l’enfance est une arme douloureuse » (p.74), le paysage de cette enfance aux « Andelys » (p. 74), auquel le livre ne cesse de revenir comme à un aimant, porte les marques d’un drame intime.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, L’herbe qui tremble, 2022, 18 euros.

L’unité de lieu, comme dans la tragédie, resserre encore ce drame. Indissociable du livre est la « falaise » de l’enfance, qui est prise dans un mouvement de chute (« La falaise a craqué, craie vive d’un feu sans flamme », p.82, « La falaise, (…) / s’effondre », p.107) que l’être lui-même épouse : « La falaise tombait, / je la suivais » (p.67). Autre lieu crucial du paysage de l’enfance, la Seine, paisible seulement en « apparence » (p. 23), entraîne elle aussi la chute mentale de l’être : « Je tombe, je frissonne, j’ai vu la Seine / au plus fort de février, j’ai chu » (p. 81). Tout se passe comme si le deuil avait décomposé le paysage : « La Seine / Les Andelys / n’existent plus, / couverts/ par la mer de notre silence » (p.124). Au-delà du paysage, c’est l’espace-temps de l’origine qui est bouleversé : « Des morceaux de temps / détachés (en fractions) / s’écartent de l’origine » (p. 47). La perte a ici une dimension cosmique. A l’heure du deuil, il est éternellement « minuit », noir : « Toujours minuit, toujours, maintenant parcouru/ d’étoiles disparues » (p. 26).

Le livre, qui est tout entier une adresse à l’autre manquant, pourrait se placer sous le signe de la définition du lyrisme par Martine Broda : le lyrisme est « une adresse à l’Autre donné comme essentiellement manquant » (L’amour du nom). Le « manque » est d’ailleurs le centre générateur du livre : « Matin, réveil. Pas pareil, / tu es cru, crûment/ -manquant » (p.80). Le couplage des mots « Pas pareil », qui donne à entendre le signifiant « papa », contribue à aider le lecteur à identifier le mort au père. Tout au long du livre, le tutoiement scande l’adresse au mort, qui est prise dans un mouvement de rapprochements rêvés (« A Noël où je suis née, / presse-moi contre ton cœur », p. 94) et d’éloignements répétés : « Tu t’éloignes » (p.21) … « Blessé, tu t’éloignes » (p.42) … « Tu t’éloignes / et je cours » (p.67). Parfois l’éloignement est vertical et s’identifie à un « enfoncement », d’autant plus intense qu’il est souligné par le couplage du maitre mot « enfance » et du mot « enfonces » : « Là au pied de l’arbre, sous les feuilles d’or / tu t’enfonces » (p.32). Le père lui-même redevient parfois l’enfant qu’il a été : « Tu es l’enfant blessé, / genoux écorchés, tu es l’abandonné » (p.29). Dans l’adresse au père, le chiffre 9 est une clé indissociable du mouvement d’éloignement. Désignerait-il le jour de la mort : « Tu t’éloignes. Oublier le chiffre 9 » (p.21) ? Peu à peu s’esquisse avec délicatesse, en filigrane, un portrait du père : « ta voix grave » (p.30), « ta barbe inchangée « (p.81), « ta barbe de sel » ( p.102) . Mais sans cesse le portrait se dérobe : « c’est toi, forme-fumée » (p.24). Cela n’empêche pas la poète de toujours « courir » derrière le père et d’inventer des « rendez-vous » secrets près des « falaises » de l’enfance : « Alors je cours, cent fois je cours. // Je cours, / j’invente un rendez-vous. // Falaise ! » (p.47). Mais le « rendez-vous » n’a jamais lieu : « Je me penche. A 18 heures/ le soleil s’est couché (je pleurais). / Tu n’es pas venu » (p.67). Tout le livre est tendu vers le pronom « nous », incarnation verbale de la fusion impossible : « nous s’est dispersé à l’instant » (p. 80). Cependant le « je » ne renonce pas à son désir de créer des rituels de signes (« ton anagramme trace ici / une suite de signes au nom d’étoile », p. 32) parfois à vocation résurrectionnelle : « Je cours vers toi sur les eaux / pour te faire renaître » (p. 54).  Une discrète présence du mythe d’Orphée et d’Eurydice, mise en relief aussi dans la très belle postface de Jean Marc Sourdillon, approfondit encore le livre, comme le suggèrent le titre de la quatrième partie « Ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit » (p. 85) et la répétition de la formule « Ne te retourne pas » (p. 93, 94, 123, 124). On pourrait lire aussi une présence en sous-œuvre des mythes de la métamorphose (Ovide) : « Le corbeau (…) Est-ce toi perché ? » (p.97). Même si parfois le « je » joue avec l’idée d’un « leurre » de la mort (« Nous sommes arrivés (ton trépas n’est qu’un leurre ) », p. 58), cherche à l’« oublier » (« J’ai oublié que tu meurs, j’ai oublié / que ta langue de signes / ne saurait percer le jour », p. 59) ou voudrait que tout ne soit qu’un « rêve » ( « Je t’embrasse, j’ai perdu / la réalité, elle file sur les rêves », p. 58), c’est « l’éloignement » qui s’impose à la fin, sans recours ni retour, dans une esquisse du mythe de la barque funéraire antique : « Je fais des doigts une barque, / tu es le fleuve qui s’éloigne » (p. 124).

Face à l’absence irréductible du père, que peut le « je » sinon « écrire » sans répit : « Ici j’écris » (p.123) ? La poète imagine parfois, dans un semi-songe, que le père signe les poèmes : « Tu signes chaque page au lieu vivant du poème. / Je l’écris pour toi, il existe » (p.28). L’écriture se décline de plusieurs façons, tout d’abord sous la forme du verbe « souffler » qui rythme le livre : du titre répété (« Je souffle, et rien ») aux formules scandées « je souffle » (p.18, 33, 50, 68), où « je souffle » (p.68) peut être couplé avec « tu souffres » (p.67), selon un travail déjà suggéré de l’écriture par couplages. Ecrire peut prendre aussi la forme répétée du verbe chanter (« je chante j’emporte / les mots vivants qui tremblent / à la surface du poème » (p. 23), qui, dans l’ascendant progressif de la dissonance, risque de se retourner en « je chante-faux » (p.75), voire en « je crie » (« je crie, je secoue les voyelles / de ton nom ressuscité », p. 82). Le mutisme hante la poète : « Les consonnes trébuchent sous ma langue muette » (p.104). Mais elle se ressaisit toujours, jusque dans le poème terminal, où elle semble trinquer avec le mort : « Alors fière je lève ce verre vide : / le coquelicot joindra sa parure au vent » (p. 127). La beauté de ce livre-tombeau tient aussi à ce qu’il parvient à être léger, parfois presque aérien, comme en apesanteur, sous le signe de l’image séminale du « coquelicot » et d’une langue respirée.

Que garde-t-on en soi de ce livre sinon surtout son « énigme », accrue par la magie mate et rêche des peintures de Fabrice Rebeyrolle, qui elles aussi étreignent ce que Rimbaud appellerait la « réalité rugueuse » : « L’ombre (…) se dissipe et scelle / l’énigme » (p.23) ? Le livre entier, poèmes et peintures, ressemble à cette « lapidaire encoche / dans le calcaire » (p.92) de la falaise d’enfance. La force d’énigme est décuplée par le travail d’une écriture elliptique (au sens étymologique de ce mot : « elleipsis », le « manque »), signe distinctif d’Isabelle Lévesque. Les blancs typographiques et les césures accroissent encore parfois l’énigme de vers laconiques et inachevés : « Il semble que tu -    »  (p.91) … « toi tu      » (p. 99) … « Tu murmures (dans ma tête     tu ) » (p.126). Dans ses méandres, le livre est comme cette île sur la Seine : « La Seine abrite une île (un mystère) » (p.127). Le verbe « souffler », du titre à ses nombreuses reprises incantatoires, est l’incarnation verbale de ce « mystère » auquel est confrontée l’écriture dans son face-à-face avec le secret et la mort, qui s’ouvre sur le « rien » : « Alors je souffle / deux doigts de mystère, / une lettre nue, fragile et grave » (p. 18) … Je souffle, et rien. Reste au lecteur à recueillir de ses mains ce « souffle » « fragile » et ce « rien », qui scintillent dans l’intervalle entre les mots.

                                                                                             

Présentation de l’auteur

Isabelle Lévesque

 Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit) et Nous le temps l’oubli (Éd. L’herbe qui tremble).

Voltige ! (Éd. L’herbe qui tremble) est paru en avril 2017.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Isabelle Lévesque

Bibliographie

Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit)

Sont parus à L’herbe qui tremble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix international de Poésie francophone Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhainaut (2018), Chemin des centaurées (2019), En découdre (2021) et Je souffle, et rien. (2022).

En 2022, les éditions Mains-Soleil ont publié Elles, de Fabrice Rebeyrolle et Isabelle Lévesque.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : Quinzaines / La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Sur internet :

https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque

https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

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Je souffle, et rien est un livre de deuil, quelque chose entre une « lettre au père » et un livre-tombeau qui pourrait s’inscrire dans la lignée des textes explorés par Marik Froidefond et  Delphine [...]




Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien,

Je souffle, et rien est un livre de deuil, quelque chose entre une « lettre au père » et un livre-tombeau qui pourrait s’inscrire dans la lignée des textes explorés par Marik Froidefond et  Delphine Rumeau à travers leur volume consacré aux Tombeaux poétiques et artistiques (2020). Il pose des questions essentielles sur le rapport de la poésie à la mémoire et au deuil.

Fait singulier, ce livre ne dévoile que peu à peu l’identité du mort. Celui-ci est d’abord un centre vide, autour duquel gravite l’écriture et où le lecteur peut projeter ses propres figures de disparus. Le lien entre la poète et le lecteur s’en trouve intensifié. Mais peu à peu nous devinons l’identité du mort par de plus en plus d’indices disséminés : le mort se révèle être le père, comme le suggèrent par exemple la primauté de l’enfance dans le livre et le lien entre le prénom du père dans la dédicace (« à Claude et Françoise Lévesque ») et le mot « claudique » qui traverse le livre, à déchiffrer toujours jusque dans le tremblé de l’infinitésimal et du non -dit.

Cette mort atteint de plein fouet l’enfance : « Fini les fées, / fini le bois du conte à Noyers. » (p.44). Les jeux de l’enfance, la montée dans les arbres (« Tu disais ‘arbre’, j’entendais / réduite la syllabe du jour. / Nous grimpions Le souffle manquait. », p. 53) et la « marelle (« Parce que géant sur la marelle / toi si haut, moi plus bas », p.113), sont révolus. Si désormais « l’enfance est une arme douloureuse » (p.74), le paysage de cette enfance aux « Andelys » (p. 74), auquel le livre ne cesse de revenir comme à un aimant, porte les marques d’un drame intime.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, L’herbe qui tremble, 2022, 18 euros.

L’unité de lieu, comme dans la tragédie, resserre encore ce drame. Indissociable du livre est la « falaise » de l’enfance, qui est prise dans un mouvement de chute (« La falaise a craqué, craie vive d’un feu sans flamme », p.82, « La falaise, (…) / s’effondre », p.107) que l’être lui-même épouse : « La falaise tombait, / je la suivais » (p.67). Autre lieu crucial du paysage de l’enfance, la Seine, paisible seulement en « apparence » (p. 23), entraîne elle aussi la chute mentale de l’être : « Je tombe, je frissonne, j’ai vu la Seine / au plus fort de février, j’ai chu » (p. 81). Tout se passe comme si le deuil avait décomposé le paysage : « La Seine / Les Andelys / n’existent plus, / couverts/ par la mer de notre silence » (p.124). Au-delà du paysage, c’est l’espace-temps de l’origine qui est bouleversé : « Des morceaux de temps / détachés (en fractions) / s’écartent de l’origine » (p. 47). La perte a ici une dimension cosmique. A l’heure du deuil, il est éternellement « minuit », noir : « Toujours minuit, toujours, maintenant parcouru/ d’étoiles disparues » (p. 26).

Le livre, qui est tout entier une adresse à l’autre manquant, pourrait se placer sous le signe de la définition du lyrisme par Martine Broda : le lyrisme est « une adresse à l’Autre donné comme essentiellement manquant » (L’amour du nom). Le « manque » est d’ailleurs le centre générateur du livre : « Matin, réveil. Pas pareil, / tu es cru, crûment/ -manquant » (p.80). Le couplage des mots « Pas pareil », qui donne à entendre le signifiant « papa », contribue à aider le lecteur à identifier le mort au père. Tout au long du livre, le tutoiement scande l’adresse au mort, qui est prise dans un mouvement de rapprochements rêvés (« A Noël où je suis née, / presse-moi contre ton cœur », p. 94) et d’éloignements répétés : « Tu t’éloignes » (p.21) … « Blessé, tu t’éloignes » (p.42) … « Tu t’éloignes / et je cours » (p.67). Parfois l’éloignement est vertical et s’identifie à un « enfoncement », d’autant plus intense qu’il est souligné par le couplage du maitre mot « enfance » et du mot « enfonces » : « Là au pied de l’arbre, sous les feuilles d’or / tu t’enfonces » (p.32). Le père lui-même redevient parfois l’enfant qu’il a été : « Tu es l’enfant blessé, / genoux écorchés, tu es l’abandonné » (p.29). Dans l’adresse au père, le chiffre 9 est une clé indissociable du mouvement d’éloignement. Désignerait-il le jour de la mort : « Tu t’éloignes. Oublier le chiffre 9 » (p.21) ? Peu à peu s’esquisse avec délicatesse, en filigrane, un portrait du père : « ta voix grave » (p.30), « ta barbe inchangée « (p.81), « ta barbe de sel » (p.102) . Mais sans cesse le portrait se dérobe : « c’est toi, forme-fumée » (p.24). Cela n’empêche pas la poète de toujours « courir » derrière le père et d’inventer des « rendez-vous » secrets près des « falaises » de l’enfance : « Alors je cours, cent fois je cours. // Je cours, / j’invente un rendez-vous. // Falaise ! » (p.47). Mais le « rendez-vous » n’a jamais lieu : « Je me penche. A 18 heures/ le soleil s’est couché (je pleurais). / Tu n’es pas venu » (p.67). Tout le livre est tendu vers le pronom « nous », incarnation verbale de la fusion impossible : « nous s’est dispersé à l’instant » (p. 80). Cependant le « je » ne renonce pas à son désir de créer des rituels de signes (« ton anagramme trace ici / une suite de signes au nom d’étoile », p. 32) parfois à vocation résurrectionnelle : « Je cours vers toi sur les eaux / pour te faire renaître » (p. 54).  Une discrète présence du mythe d’Orphée et d’Eurydice, mise en relief aussi dans la très belle postface de Jean Marc Sourdillon, approfondit encore le livre, comme le suggèrent le titre de la quatrième partie « Ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit » (p. 85) et la répétition de la formule « Ne te retourne pas » (p. 93, 94, 123, 124). On pourrait lire aussi une présence en sous-œuvre des mythes de la métamorphose (Ovide) : « Le corbeau (…) Est-ce toi perché ? » (p.97). Même si parfois le « je » joue avec l’idée d’un « leurre » de la mort (« Nous sommes arrivés (ton trépas n’est qu’un leurre ) », p. 58), cherche à l’« oublier » (« J’ai oublié que tu meurs, j’ai oublié / que ta langue de signes / ne saurait percer le jour », p. 59) ou voudrait que tout ne soit qu’un « rêve » ( « Je t’embrasse, j’ai perdu / la réalité, elle file sur les rêves », p. 58), c’est « l’éloignement » qui s’impose à la fin, sans recours ni retour, dans une esquisse du mythe de la barque funéraire antique : « Je fais des doigts une barque, / tu es le fleuve qui s’éloigne » (p. 124).

Face à l’absence irréductible du père, que peut le « je » sinon « écrire » sans répit : « Ici j’écris » (p.123) ? La poète imagine parfois, dans un semi-songe, que le père signe les poèmes : « Tu signes chaque page au lieu vivant du poème. / Je l’écris pour toi, il existe » (p.28). L’écriture se décline de plusieurs façons, tout d’abord sous la forme du verbe « souffler » qui rythme le livre : du titre répété (« Je souffle, et rien ») aux formules scandées « je souffle » (p.18, 33, 50, 68), où « je souffle » (p.68) peut être couplé avec « tu souffres » (p.67), selon un travail déjà suggéré de l’écriture par couplages. Écrire peut prendre aussi la forme répétée du verbe chanter (« je chante j’emporte / les mots vivants qui tremblent / à la surface du poème » (p. 23), qui, dans l’ascendant progressif de la dissonance, risque de se retourner en « je chante-faux » (p.75), voire en « je crie » (« je crie, je secoue les voyelles / de ton nom ressuscité », p. 82). Le mutisme hante la poète : « Les consonnes trébuchent sous ma langue muette » (p.104). Mais elle se ressaisit toujours, jusque dans le poème terminal, où elle semble trinquer avec le mort : « Alors fière je lève ce verre vide : / le coquelicot joindra sa parure au vent » (p. 127). La beauté de ce livre-tombeau tient aussi à ce qu’il parvient à être léger, parfois presque aérien, comme en apesanteur, sous le signe de l’image séminale du « coquelicot » et d’une langue respirée.

Que garde-t-on en soi de ce livre sinon surtout son « énigme », accrue par la magie mate et rêche des peintures de Fabrice Rebeyrolle, qui elles aussi étreignent ce que Rimbaud appellerait la « réalité rugueuse » : « L’ombre (…) se dissipe et scelle / l’énigme » (p.23) ? Le livre entier, poèmes et peintures, ressemble à cette « lapidaire encoche / dans le calcaire » (p.92) de la falaise d’enfance. La force d’énigme est décuplée par le travail d’une écriture elliptique (au sens étymologique de ce mot : « elleipsis », le « manque »), signe distinctif d’Isabelle Lévesque. Les blancs typographiques et les césures accroissent encore parfois l’énigme de vers laconiques et inachevés : « Il semble que tu -  »  (p.91) … « toi tu      » (p. 99) … « Tu murmures (dans ma tête     tu) » (p.126). Dans ses méandres, le livre est comme cette île sur la Seine : « La Seine abrite une île (un mystère) » (p.127). Le verbe « souffler », du titre à ses nombreuses reprises incantatoires, est l’incarnation verbale de ce « mystère » auquel est confrontée l’écriture dans son face-à-face avec le secret et la mort, qui s’ouvre sur le « rien » : « Alors je souffle / deux doigts de mystère, / une lettre nue, fragile et grave » (p. 18) … Je souffle, et rien. Reste au lecteur à recueillir de ses mains ce « souffle » « fragile » et ce « rien », qui scintillent dans l’intervalle entre les mots.

Présentation de l’auteur

Isabelle Lévesque

 Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit) et Nous le temps l’oubli (Éd. L’herbe qui tremble).

Voltige ! (Éd. L’herbe qui tremble) est paru en avril 2017.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Isabelle Lévesque

Bibliographie

Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit)

Sont parus à L’herbe qui tremble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix international de Poésie francophone Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhainaut (2018), Chemin des centaurées (2019), En découdre (2021) et Je souffle, et rien. (2022).

En 2022, les éditions Mains-Soleil ont publié Elles, de Fabrice Rebeyrolle et Isabelle Lévesque.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : Quinzaines / La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Sur internet :

https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque

https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

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Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien

Comme un temps du langage, celui du poème fouillé par les mots, tout dans Je souffle, et rien essore le silence et laisse non pas la sécheresse du néant mais le prodige du rien, qui retrouve son acception ancienne : il y a quelque chose, là, dans la respiration d’Isabelle Lévesque propulsée sur la page, qui n’est autre que la poésie.

Comme un temps de la vie irréductiblement révolu, où les ombres encore vivaces de ceux qui sont passés dans nos cœurs existent encore, thématique dont se sont emparés tant de poètes… Mais il ne s’agit pas ici de regretter, pas de se lamenter, pas d’un chapelet de souvenirs convoqués pour faire poésie. Ces instances se confondent dans le paysage mnésique avec les passages du moi, feuilleté au gré du devenir où s’amenuise l’existence, et reconnues dans une solitude florale, rare, et assumée, où l’acceptation n’est pas résignation mais sagesse, tout entière soufflée dans les mots sur la page, dans la respiration qui s’envole et devient ce « rien » qui est la globalité du monde.

 

 

L’hypothèse noire grandit.
Avril ouvre son ciel aux arbres,
j’entreprends pour écrire
de nouer deux branches fines.

Pas de feuille, encore aucun fruit rompu.
La promesse fleurit, le cerisier domine le blanc,
il éloigne le ciel monochrome
de la trajectoire subie (l’oubli).

Que reste-t-il, maintenant
que mon ombre a grandi ?

Midi cherche minuit. Tu avances,
toi l’invisible, substance pâle du bleu qui s’efface.
Les consonnes trébuchent sur ma langue muette (j’ai tenté)
soumise au cercle de ta tenue reculée.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, peintures de Fabrice rebeyrolle, postface de Jean-Marc Sourdillon, L'herbe qui tremble, 2022, 142 pages, 18 €.

Dans la nature, cet espace où le transitoire à force de recommencement rejoint l’éternité, se trouve la conscience, l’avènement d’une page blanche où ce rythme circulaire inscrit la transcendance. Compter, comme ces chiffres qui jalonnent le recueil, ouvrir lea sonorité des mots, et attendre comme on guette un mantra dans la langue enfin agencée pour se taire, l’instant où tout cesse et où tout devient enfin ce rien béant de l’accomplissement. Compter sans dénombrer, pour intégrer le mystère au monde.

 

Penchée vers la falaise
je suis prise dans l’étau de craie.
ne te retourne pas sur ce fossile à venir.
Je tombe. M’attends-tu ?

Ma vision : le squelette pur du disparu se courbe,
sa main.
Tu élèves ma disparition au rang du ciel.
Une étoile ou mille. Celle du 9 non répertoriée.

Combien de chiffres alignés (compte rond) ?
Je suis les silhouettes aimées une à une
elles me hissent – ici avoue l’oubli du nombre.

 

Le jeu avec les pronoms ne permet plus une appréhension distincte des personnes et brouille les références possibles à l'instance de la poète. "Je" est "tu", enfant du rêve clos et des souvenirs, silhouette qui exige parfois encore d’être nommée mais aussitôt effacée par l'évocation d’altérités croisées, vivantes ou côtoyées encore à travers leur disparition. Ces souvenirs s'inscrivent alors dans le temps du poème, là où le langage mis en bascule dans la vitesse du trait d’Isabelle Lévesque est mis en demeure d'énoncer cette mouvance perçue dans le prisme d'un kaléidoscope de figures oniriques ou de chair qui s'interpénètrent  dans le « je » et le « tu » que dessinent ces croisements d’instances floutées par la trame du poème, et que l'on perçoit magistralement dans les peintures de Fabrice rebeyrolle qui accompagnent les poèmes, où la couleur devient matière, figure, temps et éternité. 

 

L’enfant court, tu trébuches.
La force reste dans ta voix
que je n’entends pas.

Ton ombre m’amenuise
encore.

 

Comme une langue devenue lourde et qu’il faut secouer pour qu’elle s’allège, qu’enfin elle devienne possible, et témoin de ce regard sur soi que l’on voit être, et qui se détache peu à peu de sa chair, hors des pronoms personnels, le poème fabrique ce « je » évidé de l’essence du moi, et trace le territoire de l’impossible ré-union à cet autre qui dans l’altérité est désiré mais perdu d’avance, et à ces autres aussi venus accompagner un instant de la vie et disparus.

 

Tu murmures (dans ma tête  Tu)
le poème resté dans ce nuage
qui n’existe pas. Je tends ton nom
au jour, je plie mes doigts : ils ne se
lèveront pas.

Ton nom informulé
dissipe le malentendu du passé
(tu n’es plus)

Tu es seul, je vis perdue :
verbe muet (les noms alignés sont en terre).

 

Dédicaces et épigraphes esquissent un univers référentiel qui opère paradoxalement en renforçant ce brouillage, parce qu’ici tout se mêle, tout apparaît et tout s’échappe, comme vivre. Restituer ceci n’est pas parler, pas énoncer, mais se saisir. Et ça arrive avant les mots. S’emparer de ceci c’est écrire. C’est le poème d’Isabelle Lévesque.

 

Il y des fleurs rêvées (que j’abandonne) je regarde
la pluie c’est toi

Eric Sautou

 

Et toujours le poème énonce sa propre trace, dit qu’il essaie d’interroger le souvenir comme un lieu  impossible, et de capturer dans la langue ce devenir qui n’est autre que ce rien qui peu à peu empreinte l’existence.

Dire ceci, la cécité et la puissance de l’abandon à se savoir aveugle, est le poème, qui prend naissance et épaisseur dans le souffle d'Isabelle Lévesque. Dedans tout arrive, c’est là que rien devient rempli d’un espace interminable et itératif, qui est aussi dans la couleur des fleurs, le silence des arbres, et, ici, la poésie.

Alors fière je lève ce verre vide :

le coquelicot joindra sa parure au vent.

 

Présentation de l’auteur

Isabelle Lévesque

 Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit) et Nous le temps l’oubli (Éd. L’herbe qui tremble).

Voltige ! (Éd. L’herbe qui tremble) est paru en avril 2017.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Isabelle Lévesque

Bibliographie

Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit)

Sont parus à L’herbe qui tremble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix international de Poésie francophone Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhainaut (2018), Chemin des centaurées (2019), En découdre (2021) et Je souffle, et rien. (2022).

En 2022, les éditions Mains-Soleil ont publié Elles, de Fabrice Rebeyrolle et Isabelle Lévesque.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : Quinzaines / La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Sur internet :

https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque

https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

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Isabelle Lévesque, En découdre

Les amoureux de l’intimité poétique trouveront sans aucun doute de quoi se satisfaire avec ce nouveau recueil d’Isabelle Lévesque où le lecteur entre de plain-pied dans une atmosphère hivernale, introspective, propice à une confidence faite à soi-même.

Celle-ci fait écho à une absence qui parle au silence, une sorte de fantôme amoureux qui parcourt le blanc de la neige et de la page. C’est une invitation au partage d’un temps qui s’inscrit dans un autre temps que le nôtre. Une ode au mystère ardent des âmes et du sentiment. Une empathie pour la vie qui palpite, retirée de la confusion du monde. S’ouvre alors un dialogue intérieur en équilibre entre le souvenir et l’instant présent, voué au poème et à l’indicible, à la dissolution d’une réalité dans une autre, beaucoup plus vaste. Un champ où nous sommes sur la ligne fatale, dans une étrange volupté, celle du manque et du peut-être, et où, À chaque pas, nous risquons / — redoutable aveu — / l’effacement. En d’autres termes, Isabelle Lévesque évolue sur la ligne de partage du temps où, d’un côté, on se retourne pour regarder en arrière, et de l’autre, où l’on fait face à l’inéluctable qui vient, qui est déjà là, peut-être, dans les blancheurs vierges de la page, celle-là même qui ne sera pas écrite. Il faut bien vivre, pourtant, partir à la rencontre des signes qui attestent de notre existence et se dérobent, jusqu’à en découdre avec la pierre et la fleur sombre / du printemps perdu. Jusqu’au moment de Rendre au ciel ce qui fut noir et qui hante le présent.

Isabelle Lévesque, En découdre, couverture et frontispice de Fabrice Rebeyrolle, éditions L’Herbe qui tremble, 2021, 68p, 14€.

Sans fausse pudeur, Isabelle Lévesque évoque les ardeurs enfuies avec ces audaces de formes très reconnaissables dont elle a le secret, une liberté de syntaxe et de rythme qu’elle revendique de recueil en recueil : C’est le vent nos serments, / le drap nuage / ailleurs. Amoureuse de ce qui se perd et se retrouve, au détour des heures neigeuses de l’hiver où, même s’Il manque un signe au ciel et que Chaque nuit chaque rêve / redoutent les lettres effacées, Isabelle Lévesque fait confiance à la lumière secrète du solstice de la vie.  Sans doute pour que Cesse le temps et que le poème annonce à jamais un nouveau monde.

 

Présentation de l’auteur

Isabelle Lévesque

 Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit) et Nous le temps l’oubli (Éd. L’herbe qui tremble).

Voltige ! (Éd. L’herbe qui tremble) est paru en avril 2017.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Isabelle Lévesque

Bibliographie

Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit)

Sont parus à L’herbe qui tremble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix international de Poésie francophone Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhainaut (2018), Chemin des centaurées (2019), En découdre (2021) et Je souffle, et rien. (2022).

En 2022, les éditions Mains-Soleil ont publié Elles, de Fabrice Rebeyrolle et Isabelle Lévesque.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : Quinzaines / La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Sur internet :

https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque

https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

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Isabelle Lévesque, En découdre

Un verbe qui appelle au combat, trois syllabes rudes qui ne souffrent pas la réplique, le titre du nouveau livre d’Isabelle Lévesque surprend aussitôt. La mise en page de la couverture le met en évidence : les mots sont recopiés à la main d’une écriture rapide, anguleuse, celle non pas de l’auteur, mais du graveur qui a choisi de les placer dans l’intervalle ou plutôt la fracture entre une bande noire déchirée, en bas, et une autre, au-dessus, plus petite, bleutée : « l’espace divisé révèle deux camps », dira Isabelle Lévesque dans la notice qu’elle consacrera à Fabrice Rebeyrolle. Cette couverture confère à son livre un caractère impérieux.

Le titre vient du poème repris en guise de prière d’insérer :

 

[…] Rendre au ciel ce qui fut noir,
parcourir d’un même frisson
plusieurs départs. Ne négliger
ni la lune ni l’épée.

Il faudra bien séparer
la nuit & le jour

en découdre

Isabelle Lévesque, En découdre, couverture et frontispice de Fabrice Rebeyrolle, 70 pages, L’herbe qui tremble, 2021, 14€

Ce livre diffère du précédent, Chemin des centaurées, qui se déroulait mois après mois au cours d’un printemps et ressuscitait une large part du passé, en nommant les lieux, en donnant de nombreux détails géographiques, la vallée de la Seine aux Andelys en particulier. Dans En découdre, une soixantaine de pages seulement, tout se resserre, tout va sans cesse au fondamental.

Comment en irait-il autrement puisque l’action se passe de décembre à mars durant la saison de l’ascèse ? Isabelle Lévesque est privée de ce qui l’exalte et qu’elle célèbre dans la plupart de ses poèmes (et de ses photographies), les fleurs, essentiellement leurs couleurs. Le coquelicot, son emblème, ne fera vers la fin du livre, de l’hiver, qu’une furtive apparition, synonyme d’espérance fragile, mais tenace. Elle ne se détourne pas pour autant de la nature, cela lui serait impossible. La neige, qui depuis toujours lui est chère, celle des jeux d’enfants, ici celle des aimés, intervient dès l’ouverture :

Est-ce un hasard, parole brisée ?
La neige a posé sa couleur.

Nous faisons corps
en ce flambeau.

Sous couvert : l’ardeur.

 

La neige, pour Isabelle Lévesque, n’est ni froide ni stérile : plus qu’à la contemplation, elle incite à l’action. Isabelle Lévesque y marche, et puis, « d’un bâton », elle y laisse comme sur une page d’écriture « des figures » d’abord « indéchiffrables » qui, la nuit venue, ressembleront à « des dessins de flamme ». Peu après, elle voudra « allumer les traces » et en faire un « brasier ». Rien dans l’univers magique où elle pénètre ne reste immobile, dans un état strictement défini, les contraires s’appellent, la neige brûle. Le vocabulaire du feu est omniprésent, il correspond à tout ce qu’entreprend, amour, poésie, celle qui dit je :

 

Exécuter le chant :
je ne saurai taire
flamme et le cri
-même métier de braise-
le tissé
libère des cendres.

C’est le poème.

 

Ce qui était horizontal devient vertical : à la flamme et au poème conviennent également les arbres. Chêne, Peuplier, Olivier, If… Ils sont innombrables à travers tout le livre, appréciés pour leur droiture et pour l’apaisement qu’ils apportent. Ce sont pour la poésie des modèles : « Le chant vise l’ascension. »

Les contraires s’appellent, en effet, ils se déchirent comme ils peuvent s’unir. Libres, ils procurent au livre entier sa mobilité si dramatique. Le cadre réduit d’En découdre l’accentue.

Un cadre semblable à celui que dans le ciel dessinaient les augures afin d’y attendre le passage des oiseaux et de l’interpréter, le templum. Un livre de poèmes est cet espace sacré, aimanté. Isabelle Lévesque qui publie de vrais livres, non de simples recueils, a le souci en les construisant de respecter le rythme du surgissement de l’écriture. S’il est continu, il n’est jamais linéaire. En découdre avance à force de « départs » et de déchirures, de tension et de détente, de « chutes » et de « salves », au gré des heures ou des surprises, néfastes ou fastes. Isabelle Lévesque n’ordonne pas les différents états qu’elle traverse : au cri succède un chuchotement, au constat de détresse l’espoir d’ « un nouveau monde », aucune interruption. Elle accueille ainsi par à-coups, par éclats, tous les temps.

Du passé surgissent des visions brèves : l’être aimé n’est plus que « silence » et « absence », n’appartient-il désormais qu’à la terre et à la nuit ? Non, l’hiver n’est pas définitif. Comment dire ? La perte est absolue, « Où es-tu ? », le sentiment domine, du « manque », mais de la déploration même s’élève un poème où Isabelle Lévesque ose dire : « De l’épreuve, sortirons grandis, / démesurés ». Elle écrit « les lettres de neige », elle poursuit :

 

Alors si tôt je prends chemin
t’appelant dans le paysage. Entends,
le blanc fait écho, brille,
plus encore que ce soleil
né des nuages comme prairies
forgées de ciel. C’est miracle.

 

Ce poème n’est pas le dernier du livre. D’autres rediront « le manque ». Une page, est-ce un poème encore ? N’est-ce qu’un « texte » ? Elle est en prose, ira jusqu’à parler de cette « clôture » qui « réduit […] les contours » de ce qu’Isabelle Lévesque écrit, les contours d’une existence meurtrie par la séparation ou la mort. Le mot ultime d’En découdre pourtant, ce sera « vie ». L’abandon au désespoir est interdit.

Ce qui depuis le livre initial, Or et le jour, une fois pour toutes, « obstinément », caractérise la démarche d’Isabelle Lévesque, c’est l’énergie. Question de vie ou de mort, elle a lié son sort à la poésie. Écrire un poème, descendre au fond des ténèbres, se débattre ou pour mieux dire se battre contre les ombres à la façon des preux de la Table ronde, prendre essor de nouveau, recréer une lumière : une catabase et une palingénésie. Au présent du poème, le passé et le futur sont convoqués : dans la perte s’anime une promesse. Et c’est ce qui rend tous les livres d’Isabelle Lévesque si impatiemment intenses, si vivants, ils expriment l’une et l’autre, l’espérance serait-elle précaire :

 

Un coquelicot prépare en douce
sa percée. À le veiller je mets
en terre le silence.

 

Les poèmes ne connaissent pas de frontières. Ceux d’Isabelle Lévesque inventent un rituel « qui ne prive plus ce qui n’est plus de battre encore », comme elle le confiait dans un entretien avec Sabine Dewulf (Terre à ciel, avril 2021). Peut-être y a-t-il davantage que revivre, il y a sur-vivre.

 

 

 

 

Extraits

Sur la terre,
depuis peu ployés,
nous réchauffons le ciel.

Si nous savions quel poème,
trace vive et ta paume,
pour le chant.

Maigre consolation, les mots
rouges ou noirs
dressent le blanc contre
la graine pâle d’une promesse.

La neige livre un sortilège.

∗∗∗

Pour compagnon,
l’hiver.

Il faut d’un bâton
tracer au plus vite 
des figures indéchiffrables
pour les lire
après coup. 

On dirait dans le soir
des dessins de flamme.

 




Isabelle Levesque, Le Fil de givre

Le Fil de givre d’Isabelle Lévesque : une lecture

En 2017, Isabelle Lévesque nous offrait Voltige ! (L’Herbe qui tremble), un chant d’amour ou une danse amoureuse, qui nous avait entraînés dans une folle ronde : tantôt tourmente, tantôt transcendante, sa force centrifuge toujours nous décentre, active le moteur désirant au cœur de notre vie, qui ne demande que cela : tourner et sortir d’elle-même, enthousiaste. 

Ce drôle de mouvement fou de l’amour déraisonne, lève l’ancre de la raison qui nous arraisonnait, abolit les mesures de contrôle qui s’amoncellent entre nous et le monde. Quelque chose d’essentiel, de vivant, de vibrant, d’unique, peut-être, semble approché. Paradoxalement, le mouvement centrifuge de la danse amoureuse produit un effet centripète : notre personne se remet à creuser son propre sillon, gagne en concentration, s’individualise.

À travers une parole sensible tendue entre échos d’expériences intimes et sens à portée universelle, Isabelle Lévesque a pleinement joué son rôle de poétesse. Les deux extrémités du fil poétique ont leur rôle à jouer, même si c’est d’abord l’extrémité individuelle que tire l’auteure.

 

Isabelle Lévesque, Le Fil de givre, avec des
peintures de Marie Alloy, Al Manar, 2018

 

Dans les poèmes en vers et en prose de son recueil Le fil de givre, accompagné de belles peintures de Marie Alloy, qui a paru au printemps 2018, c’est le même fil que tire Isabelle Lévesque. Malgré les vertiges donnés par des expériences souvent impossibles à rassembler en un tout cohérent, il faut oser sauter le pas, pour que la danse de la vie regagne de l’élan, que soit entraînée dans un mouvement notre vie toute entière, sans que soit abandonnée derrière elle l’une de ses parties. « Le saut devient danse », lisons-nous à la première page du livre.

 

*

Ces poèmes, qui, de prime abord, peuvent paraître abstraits, ne le sont pas, ils détiennent seulement une part de mystère, que l’écrivain partage avec le lecteur, et ne renvoient qu’à des expériences vécues, mentales ou physiques. De sorte qu’ils savent comme par eux-mêmes – mais en fait, par l’art poétique – se frayer un chemin liquide dans la masse calcaire (Isabelle vit auprès du Plateau du Vexin), compacte et ancestrale, des souvenirs. Cependant, là-bas une complicité intime lie l’eau et le calcaire, le liquide et le minéral, une complicité toute faite de temps, dans sa modalité de durée à l’échelle géologique, autrement dit de patience.

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

Le livre commence ainsi : 

 

Au rendez-vous de pierre.
Escalier droit, marches larges. Jour au pied de la falaise. […]. Le saut devient danse.
 […] J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents. (p. 9)

 

Par ces chemins sinueux que l’auteure leur assigne de son mieux, les souvenirs trouvent parfois une issue à la surface de la conscience, révélant ainsi une part de leur secret. Pour l’heure, l’élément minéral domine, les chemins « couverts de lierre » (ibid.) sont périlleux, et dans ce même poème, la « pierre » en excipit fait écho à celle en incipit :

 

Désormais vigne se cueille.
Je te retrouverai tout à l’heure ou jamais, le ciel est une forteresse de pierre. 

 

 

La même « pierre » scelle encore le passage vers les hauteurs de la conscience, gravis par « degrés » (ibid.). « Désormais » et « ou jamais » : deux ensembles de trois syllabes, mis en relief par l’auteure grâce à l’italique, riment ensemble, défiant réciproquement, mais sans encore pouvoir la dépasser, leur apparente contradiction temporelle, celle de l’avenir qu’ouvre le présent (ce que signifie « désormais ») et celle du présent à l’avenir fermé (ce que signifie « jamais »). Quant au « mais », il rature chaque mot de l’intérieur, conspire pour leur réconciliation.

 

*

« Pas le vide. Nuit claire » (ibid.). Les jalons sont déjà présents, il suffira d’ouvrir les yeux, et de faire confiance au temps, qui finira bien par nous élever, « ronde ascension » (p. 57), et ouvrir la « forteresse du ciel » (ibid.). La nuit est claire, n’est jamais absolue. « Peindre, écrire, renouer les fibres déliées » (p. 20).

Pour l’heure, le lien fragile doit encore être tissé, ou retrouvé – retissé –, si bien qu’il y manque le « l » final : « Fi du jour ! » (p. 10). Ce « l » qui tombe, par exemple, n’est pas une réduction positive, mais une perte, dans le procès de restitution du sens. « Un son se perd, le sort, pire victoire en voyelle. » (p. 12). Comment rassembler le sens sans les phrases, les phrases sans les mots, les mots sans les lettres, quand ces dernières, bien « loin » (ibid.) de tout accord de paix, sont en lutte, peuvent s’annuler l’une l’autre, surtout les vindicatives voyelles, dont la sonorité naturelle prime les trop sourdes consonnes, discrètes par nature, et dépendantes de leurs sœurs. « Les consonnes assourdies trébuchent » (ibid.). « La voyelle, accentuée, vigilante, écarte le carrefour des consonnes. » (p. 32).

*

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

« Fi du jour ! ». De même que les ténèbres nocturnes ont d’emblée été relativisées, le jour, aussi accueillant soit-il, doit être repoussé, pour laisser place au travail de la matière des souvenirs – du présent immédiatement transmuté en souvenir. Cette matière est nuancée comme l’est la lumière dans la vie, faite de jour et de nuit : c’est une « ombre » (p. 10). Ainsi, un travail ardu aux tréfonds de la langue sera nécessaire, à travers un double biais :

D’abord, un biais photographique, c’est-à-dire la révélation des dégradés du noir au blanc :

 

Temps ferment, nocturne inversé,
ponctuation de l’ombre
tournant pleine-lumière  (ibid.).

 

L’espoir tient précisément dans la précarité de la lumière, et non dans le plein feu du soleil. Vacillante dans la nuit, la flamme demeure vaillante.

Ensuite, un biais de gravure, la langue creusant la matière des mots pour lui donner, outre la couleur, un aspect propice à l’expression recherchée : « Nous ne graverons aucun signe pour durer » (p. 63), et :

 

Phrase et le verbe échappé rejoint. 
Rien ne finit qu’il faille creuser un sillon, ces lignes où des signes attisent.
Trace. Vestige. Les mots solides  […] (p. 54)

 

 

*

Que se joue-t-il dans les tensions entre ces extrêmes – non, ces pôles –, nuit et jour, voyelles et consonnes, passé et futur, etc. ? C’est justement cette tension qui met en mouvement, ou permet de le retrouver ; qui, relançant ce mouvement, par suite entraîne positivement chaque pôle dans une « danse », afin que leur polarité ne constitue pas une simple opposition négative ; enfin, qui permet, à partir de ce dynamisme, qu’un avenir puisse encore advenir. 

Ainsi, tantôt il s’agit de « flétrir le soir » (p. 16), tantôt de « défroisser le jour » (p. 18). Le jour est propice pour flétrir le soir, le soir est propice à défroisser le jour. La nuit n’est pas négative, et ne doit pas étouffer le jour. Chacun doit trouver sa place vis-à-vis de l’autre, qui doit suivre, comme un cycle, comme une ronde – comme une danse.

 

*

 

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

La poétesse ne désire pas cristalliser le fil, à sceller le givre en glace immuable, d’une solidité confortable, peut-être. Elle cherche à puiser la force nécessaire à son poème dans la lecture qu’elle fait du givre, son regard glissant le long de sa sinueuse écriture primitive, son œil faisant du fil de givre un fil de lecture, compréhensible, déchiffrable, potentiellement transmissible et partageable.

 

Où la parole première ?
Flocon magnétique.  (p. 53)

 

Le fil de givre tiré, fait fil de lecture, a naturellement pour vocation d’être partagé : de donner un livre, comme le présent recueil, bien sûr, mais préalablement, d’être conçu ensemble. Ainsi, la poétesse n’est pas seule dans ce travail. Du moins désire-t-elle le croire, se savoir vraiment épaulée, cheminant main dans la main dans une direction commune. Mais le plus souvent, la collaboration prendre la forme d’un corps à corps avec l’homme aimé. Solitaire corps à corps (cosmique) autour du duel corps à corps (amoureux). Le corps à corps épuise corps et âme.

 

Tu es en fleur
ou
presque
déjà

– tu es partout  (p. 12)

 

Dans les 9 courts vers du poème suivant (p. 13), nous comptons 4 « tu » et un seul « nous » final. Effectivement, la présence sensuelle de l’être aimé envahit tout, perturbe davantage l’ouvrage (poétique et mémoriel) qu’il ne le favorise. Ainsi les écrivains sont-ils accompagnés, le plus souvent, eux qui se consacrent à un travail très solitaire.

Néanmoins, c’est le propre de l’amour de sublimer le temps en intensifiant l’expérience, quitte à se croire capable de « retenir le monde » ou d’ « attraper le soir. Rien n’est moins sûr. » (p. 14, là encore, l’auteure souligne). « Tu courais contre le temps », lisons-nous p. 18. La « lutte contre le temps » ne peut durer qu’un temps.

« Rien n’est moins sûr. » Après cette précoce prise de conscience, le nuage de « tu » se mue en un nuage de « il » (5 occurrences dans les 9 petits vers du poème suivant, p. 15), un pronom déjà plus distant, ou plus lucide. 

Le pouvoir de l’amour devient ainsi une force ambiguë, contre laquelle la poétesse va devoir lutter, et déterminer si elle peut composer avec lui. Lutter pour le temps, restaurer sa place dans la vie. Ce faisant, comment ne pas lutter contre l’amour ? Question douloureuse et délicate, qui est peut-être au cœur du livre.

 

*

 

Comment retisser l’assise du temps pour refaire le monde, lorsque nous l’avons « défait » (p. 18), et que l’amour continue d’entretenir le désir, et réciproquement ? « Ce que nous fûmes résonne » (p. 19). Dans la relation amoureuse, si rapidement blesse la nostalgie !

Désir omniprésent, polymorphe, puisqu’il est semé par l’être aimé, lui-même « partout » (p. 12, déjà cité). Forme ignée, aérienne, gazeuse, ou aquatique, comme dans le poème de la page 20, teinté de mélancolie.

 

Les points écartés
à la surface changent l’écume en sel. 

 

Comme en chemin retour vers son origine, l’éros perd de sa fertilité, et du sel naît une écume sans Aphrodite. Plus tard, il sera à nouveau associé à l’élément minéral :

 

Marche dans l’eau claire,
contre la pierre. Le sel (jadis : relief du ciel).  (p. 53)

 

Mais l’élément aquatique est des plus mobiles (« L’eau des métamorphoses », écrit l’auteure, p. 52), car il sait se mêler aux autres :

 

Pour qu’une humide escale prenne terre
et féconde.  (ibid.)

 

L’omniprésence de l’être aimé transforme la contemplation avec la matière mémorielle en confrontation avec lui et ses multiples traces, par lesquelles proprement il s’inscrit partout, et persiste longtemps, sans que l’amante ne parvienne véritablement à décider si elle désire ou non cette perturbation, puisque cette dernière est inhérente à la relation amoureuse. Les choses résonnent de sa présence, même s’il est absent.

 

Tu es passé, le bord-fossé discourt et
falaise, moitié craie, silex en aparté. La voix,
l’inaudible couché au pied du vaillant.  (p. 21)

 

Là encore, le temps, réalisant la complicité entre les éléments, sera un puissant viatique. Car l’aquatique et la terrestre donnent le minéral : celui des falaises calcaire (cette eau solidifiée, un peu friable) auprès desquelles vit l’auteure.

 

L’eau prise en sortilège.
L’érosion n’a rien suivi
du maritime attrait d’un massif poli. (p. 53)

 

*

 

Écrire, si c’est pour relancer le mouvement entraînant de la vie pour réconcilier ses aspects, passe désormais par la lutte. Oui, la danse s’est faite lutte.

« J’oublie, je cogne. » (ibid.). Il faut oublier pour mieux écrire, mais il est impossible d’oublier lorsque l’autre vous rappelle sans cesse à son souvenir, contrariant et favorisant en même temps la volonté poétique. « Portant haut les mots, tu lisais les poèmes. Tu secouais mes ombres » (ibid.). Si bien que l’amante entend « un mot cogne pour conjurer l’oubli ».

Or, écrire de la poésie n’est possible qu’à partir d’une dilatation silencieuse des sens, ouverts sur le monde et ses manifestations. La poétesse se retrouve ainsi à combattre sur tous les fronts, entre voix et silence, activité et passivité : préservant sa capacité contemplative (les poèmes sont marqués, par exemple, par de nombreux marqueurs saisonniers, jusqu’à l’hiver, et au-delà – p. 25), méditant sur le rôle de sa relation amoureuse, débusquant les ombres pour mieux les accueillir en son sein (p. 23). Autant d’aspects qu’elle composera en un bouquet subtil – « fleur » du sexe masculin (p. 12), « coquelicots » fétiches follement cueillis (p. 18 et p. 34), « jacinthe » et « jonquille » annonçant le printemps (p. 25), « lys immaculé » enluminant le recueil de poésie –, avant que ne prenne le pas, jusqu’à la fin du livre, un herbier plus primitif, composé de simples – « feuilles », « herbes », « lierre ».

 

*

 

L’auteure « cogne » pour oublier, afin d’écrire. À l’approche de la fin de l’hiver, c’est-à-dire à l’approche d’un nouveau cycle vital, pour espérer elle aussi participer au nouveau printemps qui doit venir, elle doit 

 

Battre le vent
Frapper fort » (p. 25),
jusqu’à trancher l’hiver.

Pour que le soir ne soit pas
la fin. (p. 48).

 

Mais alors, c’est elle qui « saigne, flanc touché » (ibid.). Dans le danger de l’extinction, la possibilité d’être non seulement traquée mais chassée, l’idée du « fil de givre » (p. 39), aussi précaire paraisse-t-elle, ne peut pas encore émerger. Dans ce poème, la métaphore cynégétique pour évoquer la relation amoureuse prend tout son sens. « J’écris je saigne ici, flanc touché, le chasseur et sa proie. » (p. 25).

Nous comprenons aussi que deux amours s’opposent, cherchent à cohabiter : celui de l’homme et celui de l’écriture (d’où naîtra l’idée de co-écriture).

Le printemps renaît, comme doit revenir l’écriture.

 

Elle écrit. C’est sa vie[…] Ce qui cesse commence.  (p. 62)

 

Ce mouvement cyclique positif s’oppose au cycle négatif de l’éternel retour, pas celui de Nietzsche, celui des mensonges. Celui-ci, par exemple :

 

 […] au risque du songe, nous écrivons
l’histoire qui n’a pas commencé. Éternel aveu fossoyé par le passé. » (p. 60)

 

Il apparaît alors que le recueil retrace à sa manière, comme une histoire, la dialectique de l’élaboration poétique, faite de moments négatifs et de dépassements successifs. La proie seule n’est jamais chantée, elle l’est avec le prédateur. L’hiver n’est pas vainqueur, sans la tiédeur future du printemps. Etc. Et réciproquement. Dans un poème, « je saigne », le vent battu et la « flamme » de l’ « ici » (p. 25) donnent dans un autre en écho le « tu saignes », le « Il bat » et le « nous brûlons » (p. 40).

 

*

 

Après cette acmé des poèmes des pages 24 et 25, un pas est franchi, la violence retombe.

 

Pas de taille
à regarder venir
le pire. 
 (p. 26)

 

Les amants ont « trop filé le noir » (p. 28), il faut se confier à « la graine promise » (p. 27) de l’espoir d’un printemps. La nuit embrassée au début du recueil, du moins honorée (p. 14), cède du terrain au jour, au supposé « Matin clair, dis-tu » (p. 30). « Braise effraie. Rompt la nuit. » (ibid.).

C’est dans ce contexte plus favorable, mais avec la blessure au flanc, que doit se recomposer, à nouveau frais, le tissage de la langue poétique, sa laine nuageuse.

Pour l’heure, « Rien de plus indicible que le mot sans lettre en gorge. » (p. 25). C’est que la douleur est un savoir, fait de « silence », ce précieux « secours » (p. 30). Mutique, « Sans question » le poète reçoit « Réponse » (ibid.).

Ainsi, l’aventure se poursuit depuis le « Silence plus grand que l’ombre » (p. 36), depuis une sorte de tabula rasa du langage. Silence, puis « murmures » (ibid.). Tout est à recomposer, il s’agit de « relire notre histoire » (p. 32). Mais rien n’est à créer, car tout est déjà présent, sous les cendres ou la neige : il ne s’agit pas tant de créer que de ramasser et rassembler auprès de soi.

La poétesse reprend d’abord la conjugaison et ses groupes (verbes des trois groupes, verbes réfléchis et irréfléchis) :

 

Les murmures épellent les verbes par groupes :

se blottir arriver joindre

 

Puis elle rassemble autour d’elle les lettres, « voyelle » et « consonnes », pour susciter la renaissance du « son » (ibid.), le son articulé né de leur alliance.

Sur cette base fragile, dans le lexique du lien qui est au cœur du recueil, il est possible d’envisager encore l’être ensemble, le « nous », et son homonyme à l’impératif, « Noue » (p. 33), qui est aussi son quasi synonyme.

 

Nous sommes,
loin d’une apparence trompeuse,
noués à l’herbe.  (p. 37)

 

*

 

Avec cette laine cardée, cette relation rafraîchie du langage, le mystère de la réalité sensible, « indéchiffrable » (p. 38), revient envahir la poétesse. Elle l’avait effrayé avec ses frasques, trop loin de lui, « Comme et si loin. » (p. 24). C’est par lui seul que peut se nouer le fil de givre, car il se manifeste sous la forme d’un « paysage nu confondu [qui] brusque notre mémoire. » (p. 38) : un poète n’est relié avec lui-même que lorsqu’il est relié au mystère de l’être.

La relation amoureuse, quant à elle, peut à nouveau s’écrire, redevenir l’apparence d’une écriture, une histoire commune, avec son langage propre, mutique lui aussi. « Je t’embrasse. » (p. 39). Le « Fil de givre » serait-il cet invisible dans la relation, qui relie, la Relation même, impalpable, qui entoure (ibid.) ? L’amour dit avoir retrouvé son vrai mystère.

 

*

 

Pourtant, un nouveau moment négatif survient par surprise. Le retour de la force amoureuse se fait à nouveau au détriment des conditions du travail poétique : « j’ai perdu le fil. » (p. 40).

Et le jeu reprend entre l’amour de l’homme et celui de l’écriture, un jeu douloureux, laborieux, beau, presque jamais simple, puisque en même temps l’autre, qui aime le poème (qui aime l’amante au travers de ses poèmes ?) lui aussi (« lisait les poèmes », p. 22), peut encourager à écrire :

 

Tu veux. Des poèmes.
Je m’attelle. Tu souris. Alorspossible. (p. 31)

 

*

 

Les termes de la réconciliation doivent à nouveau être posés. Comment approcher une « guerre vaincue » (p. 47), quand « les armes cesseront leur fracas » (p. 49) ? À ce stade, la solution semble se situer dans l’invention d’une forme de co-écriture. Celle-ci existait déjà, mais sous le mode plus distendu, moins construit, voire ambivalent, de l’incitation à écrire. Une écriture à deux mains serait possible, comme nous parlons de « piano à quatre mains ».

 

Nous écrirons
la fortune faite du songe.[…] Tu caresseras le projet, corps
vestige, nous serons singuliers.  (p. 46)

 

Et plus loin :

 

Et nous ferons poèmes par bribes  (p. 48)

 

Écriture volumineuse, patiente, douce, déjà plus picturale, car elle a le goût des couleurs, au-delà des nuances du gris, que l’on pose par touches successives, à commencer par le « bleu », cousin du noir d’encre :

 

Nous poserons le bleu, ses gouttes vives
étonneront la braise  (ibid.)

 

Écriture où chacun doit trouver, avec et grâce à la tolérance de l’autre, sa pleine place. Situation presque impossible, soumise à la vive menace d’être « l’indistinct » (p. 50), une menace que lance l’être aimé aux pires moments, ou créant ces moments les pires, comme une malédiction, revenant « sans fin » (ibid.).

« Le bleu » juste posé disparaît alors (« – Où est ce bleu, nuance du soir […] ? », p. 51). Par amour, la poétesse ne cesse de tenter de faire entrer la voix aimée dans son chœur, tantôt avec tous les outils poétiques, tantôt en s’en débarrassant – dans les deux cas, par amour. Si bien que se construit un grand poème amoureux, un courageux hommage. Un poème courtois écrit pour son guerrier par sa dame. « Chagrin des heures, portant belles phrases – poèmes mêlés, pas de roman. » (p. 55).

 

*

 

« Aimer tient en un verbe rond. » (p. 62). Finalement, ce rêve d’un accord entre les deux amours (l’homme et de l’écriture) s’avère comme tel impossible, car il ne constitue pas une réconciliation – comme s’il y avait une paix initiale –, mais un contrat soumis aux aléas de la vie. Il s’agit d’un ouvrage toujours à reprendre, et donc à confier à l’espérance, à l’ « escale » à venir : « ils deviendront. » (p. 52).

De sorte que la dialectique de négociation, rang après rang, a tramé toute une écriture, généré tout ce beau livre – a été porteur de poésie. N’est-ce pas l’essentiel ? La poésie n’est pas aussi vive que lorsqu’elle est inquiète.

« Rassembler les ténèbres feintes ». (p. 58) Le poème se hâte de tout rassembler autour de lui, à largeur humaine des bras, espérant l’apaisement universel. « La pensée des feuilles nous rassemble » (p. 59). Le recueil en dépend. Il n’a pas d’autre sens. Mais lui aussi doit avoir un terme (« Trop vécu le livre », p. 58), et l’inventaire s’impose :

 

Je n’oublie ni la mer
ni la roche,
je n’oublie pas le chemin[…].
Je n’oublie aucun geste.  (p. 57)

 

*

 

En dépit de ses secrets, le livre d’Isabelle Lévesque déjoue pleinement le mythe fallacieux de l’absence de capacité narrative de la poésie. Son livre est un livre d’aventure, un conte lyrique (p. 56), une fable amoureuse, un poème biographique, un récit initiatique, un livre proposant naturellement plusieurs niveaux de lecture, où chacun peut trouver un fil à lui, à tirer vers lui, mystère à la clé.

C’est un don qui nous est fait, celui de l’espoir lucide de demeurer ensemble tout en restant soi-même, encore et malgré tout ; d’aimer sans démesure (« Nous ne graverons aucun signe pour durer », p. 63), mais infiniment. « Nous resterons unis. » (p. 59).

Oui, de vivre ainsi, avec, rassemblés et mêlés, ces trois aspects : aimer et écrire ensemble, cheminant à deux vers l’origine, qui n’est que lettre, aussi première soit-elle : « nous rejoignons l’initiale » (p. 62, dernier poème).

Présentation de l’auteur

Isabelle Lévesque

 Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit) et Nous le temps l’oubli (Éd. L’herbe qui tremble).

Voltige ! (Éd. L’herbe qui tremble) est paru en avril 2017.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Isabelle Lévesque

Bibliographie

Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit)

Sont parus à L’herbe qui tremble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix international de Poésie francophone Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhainaut (2018), Chemin des centaurées (2019), En découdre (2021) et Je souffle, et rien. (2022).

En 2022, les éditions Mains-Soleil ont publié Elles, de Fabrice Rebeyrolle et Isabelle Lévesque.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : Quinzaines / La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Sur internet :

https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque

https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

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Isabelle Lévesque Voltige ! 

Ce chant d’amour d’Isabelle Lévesque décrit la danse dans laquelle l’amour nous entraîne, cette sorte de ronde qui met l’amant en mouvement – ce mouvement qui lui échappe, qui échappe à la maîtrise qui a tant de prise dans nos vies.

Rien ne se voit qui tremble,
ici en nous 

Plus rien n’est certain lorsqu’on est sûr de son amour. Tout vibre, tout « tremble » (combien de fois apparaît ce mot ?). Les corps tremblent dans le jeu amoureux, les battements accélérés du cœur et les peurs. De même font, derrière les fenêtres, les flocons, les feuilles et les rafales.

Nous sommes liés par les jours
bleus comme les nuits.

Isabelle LÉVESQUE, Voltige ! , peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

Isabelle LÉVESQUE, Voltige !, peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

La vie est précaire, et seule l’urgence de vivre révélée (rappelée) par l’expérience vive (l’amour, ici) transforme, alchimique, cette fragilité en expérience.

Rien ne fait pétale à revers. C’est
coquelicot la vie 

Les êtres les plus fragiles sont parfois les plus forts, comme ces coquelicots qu’Isabelle Lévesque affectionne tant, avatars des roseaux de la fable, qui dansent, fiers, dans la tourmente, éclatants comme le sang, sans perdre tous leurs pétales qu’on aurait cru perdus ; mieux : finalement, ils s’en accommodent fort bien. Ils gagnent du vent l’âme animale qui leur manquait.

Pour un temps (car elles aussi seront finalement réconciliées), les coquelicots destituent aux autres fleurs la charge d’orner le blason de gueules (rouge) du cœur. C’est un insigne que l’on « cherche », parfois « trop tard ». Car le cœur demande à être alimenté de sang chaud, sans mesure :

Tout ce qui tue renaît ?
Tue ce qui dévêt le cœur,
les marguerites en nombre 

Il est beau et bon pour l’homme que demeurent pour son existence des possibilités d’expériences qui échappent à sa maîtrise. Ce drôle de mouvement fou de l’amour déraisonne, lève l’ancre de la raison qui nous arraisonnait, abolit les mesures de contrôle qui s’amoncellent entre nous et le monde. Quelque chose d’essentiel, de vivant, de vibrant, d’unique, peut-être, semble approché. L’amour nous rapproche du lointain (Jaccottet), désigne la présence (Bonnefoy). Cette expérience intense nous enseigne comme est rare la vie vécue, la vie personnelle.

Sur mon âme le souffle d’or
étonne l’arbre
où tu files l’écorce parfaite
qui entoile le paysage. 

Il est remarquable de constater, que paradoxalement, la force centrifuge du tourbillon amoureux produit chez l’amoureux un effet centripète : ce dernier s’individualise, creuse son propre sillon, tend vers le pli trop souvent dissimulé dans le mystérieux nœud psychique – ce bouillonnement grégaire autant qu’original. L’amoureux renonce à l’identité comme cherche à le faire, laborieusement, le littéraire (Quignard).

Il n’existe pas d’individu. Cependant, l’ego de l’amoureux connaît un supplément d’âme délivré par l’expérience d’une certaine forme de relation sublime à autrui (l’amour, donc). L’individu n’est qu’« individuation » (Gilbert Simondon).

[…]. Chacun devant,
retenant le passage étroit
de l’un à l’autre, nous sommes
le même socle la dérive et l’île réunis 

Ainsi, nous décentrant – par la force centrifuge –, la danse amoureuse écarte les parties les moins signifiantes de notre vie et les repousse vers les marges de notre existence ; simultanément, elle rassemble en notre cœur, en petit tas de sable – presque d’or –, de précieux grains d’humanité.

Double mouvement, chacun confus dans l’autre, identique et équivoque, grâce au dessin sphérique de la ronde, qui est aussi le mouvement voilant / dévoilant de la vérité :

Le vent soulève / ou cache.

De surcroît, aimant autrui, l’amoureux donne naissance non seulement à une forme élevée de relation avec lui-même, mais à son environnement. Émergeant ou prenant du relief autour de l’amant, le monde devient le complice de son amour. Faisant un don à autrui, l’ego reçoit, en retour identiquement gratuit, le cadeau d’un milieu qui lui sera encore plus propre que précédemment. Aimez autrui, vous recevrez un monde.

N’est-ce pas une merveilleuse dialectique ? Impression de renaître, comme « le ciel », si ce n’est de naître.

vers la mer     tout commence.

L’amant voit mieux par le regard de l’aimé que par le sien. C’est le monde qu’il lui offre, et qu’il s’offre, un peu, en retour, dans le mouvement ascendant de la dialectique amoureuse. Alors il est naturel que le monde et l’autre se mêlent, que les mouvements naturels semblent se confondre avec ceux de l’aimé et les siens. Isabelle Lévesque parle très bien de cela, des couleurs que l’autre (que l’amour !) peint dans notre œil. Par exemple :

[…] Tes bras,
me glissent des épis, les blés,
les cheveux. […]. 

Que confirme tellement le poème suivant :

Je pose à mi-chemin les images.
Tu dis la photo, unique. Instant saisi.
[…] Ta fièvre florale ravive les blés,
Nos mains frôlent sans toucher. 

Le sentiment amoureux, c’est aussi sentir que l’on peut poser une image – à mi-chemin comme une toile qu’on dispose entre nous et le fond de la scène –, dire une image (une photo), saisir vraiment l’instant.

Telle est l’érôs décrit par Platon dans le Banquet (et dès le Phèdre). Un enthousiasme, un sens divin qui s’agite en soi et nous élève vers le divin.

On est ainsi pris de folie, c’est une « danse folle », on se croît capable de tout, on a des désirs d’enfant tout-puissant, on ne désire plus se restreindre, car tout simplement l’on désire. Eh ! Les zestes n’ont qu’à être des gestes, la rumeur extérieure notre silence, les règles des dérèglements :

Je veux des gestes orange
de tige frêle. Toute une heure sise de silence.
Je veux. Tordre le cou des principes
Pour étreindre le corps lent du soir. 

On se tient la main. Ce n’est point régressif. C’est qu’on aime. Que le temps amoureux a lui aussi été embarqué dans la tourmente, que les minutes sont des heures, ou inversement, que la petite trotteuse marche en sens inverse.

 Jamais-toujours :
seule proposition. 

Deux vers parataxiques tout à fait héraclitéens. Les contraires sont réciproques.

Je le disais : on ne s’appartient plus tout à fait. On aime ça. On aime aimer. On aime d’aimer.

Hier a pris mon âme.

« Le vent ne peut rester debout », bien sûr : il tient par son propre mouvement, comme les humains à vélo. Que faire alors de mieux que rentrer dans la ronde, y demeurer le temps qu’elle dure (un jour, la partition est achevée, le silence se fait), continuer à voltiger quand bien même on pressent que la chute sera rude. « Voltige ! », lance, impérative, la voix du vent, et celle ou celui qui prétend aimer.

Le « désarroi » (la douleur du regret de l’absence) menace, toujours. Simplement, on avait premièrement la force de ne point y songer, on n’y avait pas le cœur, accaparé par la pulsation accélérée en direction de celui de l’aimé. Un jour nous auront à souffrir « les heures sans toi ». Le texte se fait élégiaque.

Qui de mieux que le mal-aimé / bien-aimant Apollinaire pouvait, avec des vers du poème Sanglots, introduire ce beau livre d’amour, presque courtois ? « Trois gouttes sur la neige », le « lai », etc. : quelques allusions nous indiquent que la fin’amor n’est pas loin, que le vers désire chanter.

Un jour, il y eut deux voix qui furent réunies, qui furent ce vers, cette strophe entière, grande (déjà une épitaphe ?) :

notre voix. 

L’écriture d’Isabelle Lévesque tente de suivre ce mouvement du tourbillon amoureux, d’y coller comme deux lèvres impalpables de différentes natures. Les lèvres sont disjointes comme le sont les hommes, étrangers. Elle lutte contre sa fragmentation pour suivre au plus près son régime, son rythme, ses aléas (car il n’est rien de mécanique). Et l’on se rend finalement compte que ce mouvement humain imite parfaitement, le temps de son temps, le mouvement naturel du vent. Nous ne sommes pas trop des monstres, puisque nous sommes encore capables d’amour. Aimant, nous recevons les miettes de la présence :

ici maintenant 

Les pétales du coquelicot se froissent comme des feuilles de papier de soie. Le coquelicot appartient au monde du codex, papier en feuille et fil noué. Il se lit, donne à lire et « recoud » les mots ensemble. Se froissant, il chuchote entre nos doigts des poèmes. Après mille autres livres, il a chuchoté à Isabelle Lévesque celui-ci, Voltige !, ce brasier incandescent et le digne spectacle de ses cendres qui furent braises.