Comme au pre­mier regard nous sommes sai­sis par la force d’attraction qu’exerce un être, il en est de même pour ce recueil, A tire‑d’os, écrit par Eléonore de Monchy et paru en jan­vi­er 2018 aux Edi­tions de Cor­levour : dès le titre, nous voici attirés par le mou­ve­ment de ses forces con­traires, qui dégage l’espace d’un poème tou­jours grandissant.

C’est pre­mière­ment sur les bor­ds que nous invite la poète, sur « Les berges du silence »,  « Bas-Côté », « Fron­tières », « Les franges organiques » autant de frac­tions d’un long poème-corps, autant de lam­beaux arrachés à la lisière du vers, là où se rejouent l’écart et l’union : 

Eléonore de Monchy, A tire-d’os, Edi­tions de Corvelour, 2018, 110 pages, 16 €.

S’il y a un rivage, ses traits ne sont
non pas aux golfes de la peau
mais aux franges du sang.

 

La dis­jonc­tion s’opère de façon organique, à tra­vers le dou­ble motif des ailes et du sang :

 

Moi j’avais des ailes aux yeux
dépliées pour lui

 

La dual­ité aile/sang venant inter­roger ce qui fonde notre expéri­ence de la con­di­tion humaine  — com­ment ne pas songer au « ni ange ni bête » pascalien.
Ici, s’il y a bien tiraille­ment jusqu’au déchire­ment de la chair et de l’âme, il n’y a jamais com­plet délite­ment ; c’est que le poème cir­con­scrit le mou­ve­ment duel de l’expérience amoureuse, celle-là même qui dis­joint et rejoint : 

 

J’ai dans mon intérieur
deux vas­es de couleur
l’un bleu, l’autre vert
Si tu les bris­es : je meurs
et ton cœur déferle 

 

Ain­si le recueil s’organise autour d’un cen­tre qui sera la fig­ure de l’absent, con­férant au manque, à l’absence de nou­velles let­tres de noblesse (quand la société fab­rique des out­ils virtuels qui se doivent de tou­jours combler le vide, au sein même des flux de rela­tion) ; l’absence s’effectue de manière aéri­enne, presque pal­pa­ble, depuis les paroles pronon­cées jusqu’à l’invisible: « Depuis que ton souf­fle a rem­placé / les mots ».

Or A tire‑d’os s’innerve d’un lyrisme com­plexe : l’adresse à l’autre, à l’aimé n’est pas sim­ple pas­sage du Je au Tu.

C’est depuis la rive de l’abandon et de l’effacement que s’élève,  au fil de l’eau qui se ride,  cette adresse : « Avance où l’eau sépare/ je t’attends sur la plage / qui s’est créée pour nous », reprise par les par­en­thès­es de l’intime « (Ecoute…) », « (Recueille…) », nous lais­sant à la fois en sus­pens et dans l’effroi « Orphée, j’ai peur… ».

Mais à cette fig­ure emblé­ma­tique du Poète se jux­ta­posent d’autres fig­ures aimées, d’autres présences : ce seront les cita­tions en exer­gue de cer­tains poèmes (M. Tsve­taïe­va, M. Noël, E. De Luca, Ado­nis, etc.) ou les mots de P. Valéry incor­porés au poème « — Je réponds !… Je sur­gis de ma pro­fonde absence », qui tous dessi­nent le recueil comme le lieu de la poly­phonie, par­tant de toutes les réso­nances pos­si­bles, et de toutes les rencontres :

 

L’œuvre coule dehors 

 

Il ne s’agit donc pas tant d’une car­togra­phie des enfers à laque­lle la poète nous con­vie, mais  à un retour orig­inel, d’ «Eve » à la « sève », dans notre pro­pre mise à nu.
Car le poème effleure et glisse dans l’image qui s’anime, l’ombre et la nudité la plus offerte et la plus tendre :

 

Ne bouge plus
S’il te plaît
(Je veux courir
à peine
vite
du bout des doigts
sensible) 

 

Touchant l’intime avec la plus grande douceur ce qui tou­jours se dérobe, dans la fragilité du retrait :

 

Tout est dans le toucher.

 

A tire‑d’os nous rap­pelle à tra­vers la puis­sance de sa voix déli­cate et pro­fonde,  à tra­vers ce « cœur encore vert »,  à ces mots de Bernanos : « L’enfer, c’est de ne plus aimer ». Nous rap­pelant aus­si que c’est à par­tir du corps que nous tou­chons la vie, dans la pudeur, car le corps garde le secret qui l’habite.

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Sophie Brassart

Sophie Bras­sart, poète et pein­tre, tra­vaille le geste poé­tique à l’en­cre. Elle vit à Montreuil.