Y aurait-il un défi
à ne pas devenir son pro­pre passé,
sa pro­pre mémoire accrochée
ain­si qu’une ver­rue à la grande

mémoire géologique du monde,
et peu­plée de feux éteints et de lits défaits,
de papil­lons épinglés à la pelote du cœur ?
Le verre plein que tu ser­res entre les doigts

vole soudain en éclats,
et le vin se répand dans l’é­pais­seur des draps,
dessi­nant un large glaïeul rouge
qui n’en finit pas de t’ob­séder, toi, sans bouger,

immo­bile entre deux mouvements.

 

 

Il y a des galaxies
dans un grain de poussière,
une moraine dans le moin­dre mot,
et ce car­reau cassé dans les herbes

reflète des images morcelées.
Nous voilà révélés en parties,
l’e­sprit pareille­ment, au diapason.
Nul n’ignore plus

qu’un feu obscur brûle dans l’euphorbe
et qu’à l’équinoxe d’automne,
les oies de passage
lais­sent dans la moelle des os

une phos­pho­res­cence bleuâtre.

 

Veille tou­jours à avoir du temps à perdre,
traî­naille avec tes habits de dévoyé,
vagabonde sans hâte,
sans hachures dans l’haleine,

par les chemins qui sinuent
et en même temps s’insin­u­ent en toi-même.
À celui qui le con­tem­ple par incidences,
le monde se décou­vre sans cesse en d’autres facettes

et d’autres lentilles, mul­ti­plié à l’envi,
jamais pareil, tou­jours inédit,
tan­dis que l’on se hasarde,
devancé par quelques pen­sées insensées

par les grands chemins clairs.

 

 

 

Foin de toute mystique
qui voudrait saisir
l’effervescence par la fixité,
cher­chant ailleurs un sens

qui ne soit pas circonscrit

 

par l’ac­com­plisse­ment de la vie
sur la source qui la décline.
Ce n’est plus le miroir du monde

mais le monde sans miroir,
et l’e­sprit est à vif et sans ambages.
Regarde, tout est là :
des femmes échevelées,

les jupes retroussées sur les chevilles nues,
foulent à grandes éclabous­sures pourpres
les grappes de raisin mûr
à la clarté encer­clante des torches.

L’ébriété est don­née par surcroît.

 

 

 

Par-dev­ers nous, 
les feuil­lages se referment
en larges froisse­ments d’ailes,
alors que l’on se fraye le passage

dans le labyrinthe des buis.
De même, hier, sur la lande des bruyères,
le brouil­lard bougeait avec nos mouvements,
s’ou­vrait devant et se ressoudait derrière.

Ain­si, tou­jours enclos,
l’esprit cir­con­scrit par le vol de l’autour,
et, au milieu de la chair,
cette clair­ière intacte,

avec des tach­es de soleil qui tremblent.

 

 

 

Hiv­er d’hermine,
le jour pris dans l’am­poule pelue du gel,
l’ap­par­ente iner­tie de la vie hiémale,
avec ses clartés de lai­terie nue

et ses géra­ni­ums aux fleurs de sang séché.
Le silence nous affine à notre insu
et nos yeux s’emplissent du satin gris des saules.
Le zéro obsède tel un os d’oiseau.

Il y a une lente élec­tric­ité étrange dans les sens
et, quand on retient sa respiration,
le ciel est tout transparent ;
un grand vide se fait sous la peau

tel un même ver­tige blanc.

 

 

Pour le voyageur sans voyage,
tout est regards
et tout reste à voir. L’esprit
est telle l’alou­ette ascendante

qui est tout autant dans son entrain à grisoller
que dans l’en­trelacs ver­sa­tile de son vol.
Dans le moment même
(l’in­stant, c’est ne pas s’installer),

on rêve d’une langue non récursive
où il n’y aurait plus
la con­ju­gai­son des verbes
au passé com­posé ni au futur antérieur.

L’eau même ne peut dis­simuler sa nudité.

 

 

 

 

 

Pour le voyageur sans voyage,
tout est regards
et tout reste à voir. L’esprit
est telle l’alou­ette ascendante

qui est tout autant dans son entrain à grisoller
que dans l’en­trelacs ver­sa­tile de son vol.
Dans le moment même
(l’in­stant, c’est ne pas s’installer),

on rêve d’une langue non récursive
où il n’y aurait plus
la con­ju­gai­son des verbes
au passé com­posé ni au futur antérieur.

L’eau même ne peut dis­simuler sa nudité.

 

 

 

Après nos chem­ine­ments en solitaire,
l’âme vacante et les épaules incurvées
accordées à l’ac­co­lade des collines,
après toutes les chi­canes à la lune croissante,

les pas­sages à gué et les ponts légers
dans le souf­fle qui fume en hiver,
nous nous retrou­vons au gré des croisées.
Nous revoilà plusieurs,

en même temps que, cha­cun, nous sommes
plusieurs au partage de notre vie,
mul­ti­pliés de toutes parts.
C’est tou­jours l’autre, le sem­blable distinct,

qui, par sa capac­ité à nous recevoir,
nous rend capa­ble de ce que nous sommes.
Et la parole nous vient
en ébul­li­tion de voyelles,

sans ambages, dévêtue et libre.

 

 

Cette réso­nance au pro­fond de la poitrine
et qui se propage jusque dans la moelle des os,
tels les cer­cles excentriques
d’une pierre lancée à la sur­face des eaux mortes,

voilà qu’elle nous rend à la mesure
et à la démesure du monde entier.
À quoi servi­rait-il d’être immortel
quand on fait l’ex­péri­ence de l’éternité

dans l’in­stant frais qui s’esquive ?

 

 

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