“La Tortue de Zénon” unit la littérature, les sciences et les mathématiques. : entretien avec Mélanie Godin

Par |2022-02-04T07:24:30+01:00 5 janvier 2022|Catégories : Essais & Chroniques|

Mélanie Godin est direc­trice des Midis de la poésie, et de L’ar­bre de Diane, mai­son d’édi­tion dont la col­lec­tion, La tortue de Zénon, pro­pose des titres qui explorent ces liens obscurs mais pour­tant forts et sécu­laires qui exis­tent entre la Lit­téra­ture et la sci­ence. Elle a accep­té de répon­dre à nos ques­tions, et nous la remercions. 

Vous êtes direc­trice de la mai­son d’édition L’arbre de diane1, qui pro­pose une col­lec­tion, La tortue de Zénon ayant pour thé­ma­tique « Lit­téra­ture et sci­ence ». Pourquoi avoir créé cette collection ?
Depuis main­tenant plus de six ans, notre asso­ci­a­tion s’est lancée dans l’aventure de l’édition. Grâce à un sou­tien du FNRS (l’équivalent belge du CNRS) et, en par­ti­c­uli­er du fonds Wer­naers pour la pro­mo­tion des sci­ences, nous avons lancé une col­lec­tion lit­téraire au nom de “La Tortue de Zénon“2, alliant le monde de la lit­téra­ture, des sci­ences et des mathématiques.

Notre but était de par­ler de sci­ences à tra­vers une œuvre lit­téraire, pour en faire décou­vrir la beauté à tra­vers un autre lan­gage, ain­si que l’inspiration qu’elle peut sus­citer chez un·e auteur‑e. La col­lec­tion est ouverte à dif­férents gen­res lit­téraires, de la poésie à l’échange épis­to­laire, avec des créa­tions orig­i­nales comme des réédi­tions d’œu­vres clas­siques ou des traductions. 
Pour répon­dre à votre ques­tion du pourquoi de cette col­lec­tion, parce qu’elle n’existait pas dans le paysage lit­téraire fran­coph­o­ne, en tout cas telle que nous l’imaginions (notre objec­tif n’est pas de pub­li­er des livres de vul­gar­i­sa­tion, mais des livres avec une fibre lit­téraire). Je me rap­pelle avoir lu à l’époque des ouvrages tels que “Les deux cul­tures” de CP Snow et, étant moi-même en con­tact avec des sci­en­tifiques, mais avec une for­ma­tion lit­téraire, m’être mise à rêver de livres qui me per­me­t­traient de voir le monde à tra­vers leurs yeux.
Quels sont les liens qui selon vous unis­sent la lit­téra­ture, et plus par­ti­c­ulière­ment la poésie, à la science ?
Il existe un par­al­lèle vis­i­ble entre la créa­tiv­ité sci­en­tifique et poé­tique. Dans les deux domaines, il y a au préal­able à la décou­verte une longue recherche d’une vérité insai­siss­able à par­tir d’une intu­ition ini­tiale. Il n’est donc pas tout à fait sur­prenant que de nombreux·ses sci­en­tifiques aient écrit de la poésie et que les poètes aient joué avec la réal­ité inat­ten­due des con­cepts math­é­ma­tiques, physiques ou biologiques afin de créer leurs pro­pres œuvres artis­tiques. Plusieurs ouvrages et témoignages sug­gèrent égale­ment que la poésie peut per­me­t­tre aux sci­en­tifiques d’é­clair­er des rela­tions cachées et de for­muler de nou­velles idées sur la com­plex­ité du monde.
En sci­ences comme en lit­téra­ture, la beauté est au cœur du proces­sus créatif, elle sem­ble guider vers la vérité et la justesse dans les domaines de l’art comme des sci­ences. De nom­breuses avancées sci­en­tifiques ont ain­si été amenées par des con­sid­éra­tions pure­ment esthé­tiques, on peut penser ici à la décou­verte théorique du boson de Hig­gs 50 ans avant que l’on ne puisse enfin l’observer.
L’acte créa­teur et le voy­age dif­fi­cile et tortueux qui y mène sont égale­ment au cœur de la poésie comme des sci­ences. De nom­breux témoignages de sci­en­tifiques et de math­é­mati­ciens nous per­me­t­tent de décou­vrir com­ment se révè­lent de nou­velles sciences.

Lec­ture de Claire Lom­mé. Extrait d’un livre paru aux édi­tions L’ar­bre de Dianecol­lec­tion “La tortue de Zénon”, 12 €, https://larbre-de-diane.myshopify.com

On peut penser ici à “Love & Math” de Edward Frenkel, l’impressionnant “Récoltes et semailles” d’Alexandre Grothen­dieck, aux travaux de la philosophe des sci­ences Mary Hesse, comme par exem­ple “Mod­els and analo­gies in Sci­ence, et bien enten­du de l’influent essai “La sci­ence et l’hy­pothèse” de Hen­ri Poin­caré. Toutes ces œuvres nous per­me­t­tent de décou­vrir l’intimité du sci­en­tifique et sont à met­tre en per­spec­tive avec les nom­breux témoignages d’écrivains et poètes sur l’acte d’écrire.
Les rela­tions avec la poésie sont d’autant plus claires quand on con­sid­ère les math­é­ma­tiques comme un lan­gage. On peut penser à l’u­til­i­sa­tion de sym­bol­es math­é­ma­tiques pour représen­ter la réal­ité et la créa­tion de mots, par­fois emprun­tés au lan­gage courant pour représen­ter des objets math­é­ma­tiques com­plex­es, tels que l’an­neau, l’ar­bre et le corps. On peut aus­si con­sid­ér­er que la poésie, de par sa nature analogique, est un nou­veau tiers-lieu3, un ter­reau pour exprimer dans le lan­gage courant la com­plex­ité du monde math­é­ma­tique et sci­en­tifique, un moyen de dire en mots l’insaisissable descrip­tion math­é­ma­tique du monde. A ce sujet, nous avons fait l’expérience de réu­nir le temps d’un soir, un·e sci­en­tifique et un·e auteur‑e de lit­téra­ture pour par­ler de sci­ence. Le ou la sci­en­tifique lançait la dis­cus­sion en évo­quant les résul­tats d’une de ses recherch­es, une théorie ou une équa­tion qui lui tenait par­ti­c­ulière­ment à cœur. L’au­teure invité·e s’ap­pro­pri­ait les con­cepts et les ques­tions avec sa pro­pre sen­si­bil­ité. En a découlé un livre hybride, « Géodésiques », avec 10 textes sci­en­tifiques et 10 créa­tions lit­téraires illus­tré par une peintre-biologiste.
Pou­vez-vous me par­ler des auteurs, et par­ti­c­ulière­ment des poètes, que vous avez pub­liés dans cette col­lec­tion ? Sont-ils tous des sci­en­tifiques, et que cherchent-ils de manière générale, qu’est-ce qui motive leur démarche ?
Notre col­lec­tion est hétérogène et pub­lie à la fois des essais et des poèmes, des auteures sci­en­tifiques et littéraires.

Notre pre­mier ouvrage a été un court essai du math­é­mati­cien Cédric Vil­lani, inti­t­ulé « Les math­é­ma­tiques sont la poésie des sci­ences », au titre emprun­té au grand poète séné­galais Léopold Sédar Sen­g­hor, et qui explo­rait de manière ludique les nom­breux par­al­lèles entre math­é­ma­tiques et poésie. Par la suite, nous avons pub­lié des pièces de théâtre, des tra­duc­tions orig­i­nales d’œuvres anglo­phones, mais égale­ment des écrits poé­tiques. Nous avons égale­ment été par­ti­c­ulière­ment atten­tifs à don­ner la voix à des auteures, qui sont sou­vent sous-représen­tées, voire ignorées, dans ce type de domaines. A ce pro­pos, je viens de ter­min­er une créa­tion radio­phonique inti­t­ulée “Com­ment regarder plus loin”, qui explore les thèmes de la créa­tion, du chem­ine­ment, du lan­gage en don­nant la parole à des math­é­mati­ci­ennes con­tem­po­raines, et en imag­i­nant des tranch­es de vie de sci­en­tifiques du passé. Des poèmes des poét­esses Rebec­ca Elson, Claire Leje­une, Jeanne Benameur, Kit­ty Tsui et de Frédérique Sou­magne se mêlent à des équa­tions math­é­ma­tiques de Leda Galué, Coralia Car­tis, Sophie Ger­main et Emmy Noether.

Com­ment regarder plus loin, L’ar­bre de Diane, https://larbre-de-diane.myshopify.com

Pour en revenir à votre ques­tion, les moti­va­tions de nos auteures sont mul­ti­ples, je pense. Dans “La lamen­ta­tion d’un math­é­mati­cien” de Paul Lock­hart, par exem­ple, l’auteur est un enseignant de math­é­ma­tiques qui se dés­espère de la manière froide, mécanique, avec laque­lle sa pas­sion est enseignée à l’école. C’est un cri du cœur, tout en excès et en paraboles. Dans “L’en vert de nos corps”, on lit l’autrice Chris­tine Van Ack­er dans un essai poé­tique sur la biolo­gie des plantes. On y lit sa fas­ci­na­tion pour les biol­o­gistes, les botanistes, mais égale­ment son rap­port intime à la nature et à la terre. 
Vous avez pub­lié récem­ment Devant l’immense, poèmes de l’astrophysicienne et poétesse Rebec­ca Elson traduits par Sika Fakam­bi. Qu’est-ce qui par­tic­u­larise sa poé­tique, et com­ment la sci­ence motive-t-elle son écriture ?
J’ai décou­vert Rebec­ca Elson en 2019, suite à une dis­cus­sion avec le pro­fesseur Michael Whit­worth à Oxford, spé­cial­iste des liens entre sci­ence et poésie au début du 20ème siè­cle. Et cela a été un coup de foudre, ou plutôt une comète, lit­téraire. Rebec­ca Elson était une astro­physi­ci­enne cana­di­enne, qui a fait la majeure par­tie de sa car­rière en Angleterre. Décédé à 39 ans, mon âge juste­ment en 2019, son seul recueil de poésie est paru à titre posthume il y a tout juste 20 ans. Son tra­vail de physi­ci­enne l’a emmenée à la fron­tière du vis­i­ble et du mesurable, peut-être juste­ment là où seule la poésie lui per­me­t­tait de s’exprimer. Pour elle, la sci­ence était poésie, la poésie était la sci­ence. Ses courts poèmes font des déduc­tions et spécu­lent, jouant du peu que, en somme, nous pou­vons savoir de l’u­nivers. Ils nous offrent une sub­lime médi­ta­tion sur la vie, la mort, le cos­mos et notre place en son sein.4

 

Rebec­ca Elson, Devant l’im­mense, L’ar­bre de Diane, col­lec­tion La Tortue de Zénon, 15 €, https://larbre-de-diane.myshopify.com

Nous astronomes

Nous astronomes sommes nomades,
Marchands, gens du cirque,
La terre entière nous est chapiteau.

Nous sommes industrieux.
Sus­ci­tons les enthousiasmes,
Enga­geons notre respon­s­abil­ité devant l’immense.

Mais l’univers s’est éten­du au grand lointain.
Quelque­fois, je le confesse,
L’éclat des astres m’est trop vif,

Et comme la lune
J’incline mon vis­age vers le sol,
Vers ce petit rien de terre où chaque pied se pose,

Avant qu’il ne se pose,
Et j’oublie de pos­er les questions,
Et sim­ple­ment je compte les choses.

Pour une lec­ture de plusieurs de ses poèmes par la tra­duc­trice du recueil Sika Fakam­bi : https://remue.net/devant-l-immense-rebecca-elson-sika-fakambi‑4–5

Le recueil s’ouvre avec un essai auto­bi­ographique, “De pier­res en étoiles”, qui nous révèle à quel point sci­ence et poésie s’entremêlaient depuis son plus jeune âge, mais nous dont égale­ment vivre les cri­tiques de la com­mu­nauté sci­en­tifique con­ven­tion­nelle sur son tra­vail poé­tique, et com­ment elle a vécu cette expéri­ence dans un domaine de recherche dom­iné par les hommes. Selon ses pro­pres mots, «de façon indéfiniss­able, c’é­tait aliénant ».
Peut-on dire que la poésie rend compte de plus en plus de ce que les décou­vertes de la physique quan­tique nous appren­nent, à savoir que tout est vibra­toire, ou bien pou­vons-nous con­sid­ér­er la poésie quelle que soit l’époque comme le vecteur le plus à même de nous per­me­t­tre d’entrer dans cette autre per­cep­tion du réel ?
A chaque révo­lu­tion sci­en­tifique, la poésie et la lit­téra­ture ont per­mis de con­stru­ire un imag­i­naire col­lec­tif sur des idées sci­en­tifiques sou­vent obscures, con­traires à l’intuition et élu­sives. Ces liens étroits entre la lit­téra­ture et les sci­ences ont en par­ti­c­uli­er fait l’objet de plusieurs pub­li­ca­tions, durant la péri­ode 1890–1950, à une époque où les avancées de la physique (quan­tique ou rel­a­tiviste) exci­tent les imag­i­na­tions. Mais les récentes avancées en intel­li­gence arti­fi­cielle, et en appren­tis­sage pro­fond, relan­cent ces inter­ac­tions aujourd’hui. Le statut épistémique de la poésie est alors défi­ni par son pou­voir de relancer la créa­tion. La lit­téra­ture dif­fuse des con­tenus sci­en­tifiques, aide à exprimer en mots com­muns et par analo­gies la com­plex­ité du monde. Mais la poésie pense surtout aux côtés, avec et pour les sciences. 
Pour revenir à la physique quan­tique, l’un de nos ouvrages, “Aurore boréale” de Paul Pourveur, se déroule dans les couliss­es du cinquième Con­seil Inter­na­tion­al Solvay, qui s’était tenu en 1927 à Brux­elles. Cette con­férence joue un rôle impor­tant dans l’his­toire des sci­ences de par la réu­nion d’une bro­chette des plus grands physi­ciens de leur temps, mais surtout par les échanges ani­més entre les représen­tants de ce qui devien­dra l’« école de Copen­h­ague» et d’autres physi­ciens, plus par­ti­c­ulière­ment Ein­stein, qui ne pou­vaient pas se résign­er à accepter les rela­tions d’in­cer­ti­tude (Dieu ne joue pas aux dés).
« Aurore boréale » vient de recevoir en 2021 le prix tri­en­nal de lit­téra­ture dra­ma­tique de la Fédéra­tion Wal­lonie-Brux­elles, et con­stru­it sa trame en imag­i­nant les hommes (comme on peut le voir dans la pho­togra­phie d’époque, tous des hommes, sauf Marie Curie) et les débats qui les ani­mèrent der­rière la grande scène.

Cap­sule de présen­ta­tion de Paul Pourveur, Prix tri­en­nal de lit­téra­ture dra­ma­tique en langue française de la Fédéra­tion Wal­lonie-Brux­elles pour Aurore Boréale, L’ar­bre de Diane, col­lec­tion La tortue de Zénon, 12 €, https://larbre-de-diane.myshopify.com

Notes

[1] https://www.larbredediane.be/

[2] Inspiré par le fameux para­doxe for­mulé par Zénon d’Élée, https://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_d%27Achille_et_de_la_tortue

[3] Edward W. Soja, “Third­space” (Black­well, 1996)

[4] https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/06/03/rebecca-elson-l-astrophysicienne-qui-rimait_6082620_1650684.html

Présentation de l’auteur

Mélanie Godin

Syl­phide mais mus­clée, Mélanie Godin porte et étire le pro­jet des Midis de la Poésie depuis plusieurs années. Out­re sa fonc­tion aux Midis de la Poésie, elle est égale­ment éditrice à l’Arbre de Diane, archiviste de beaux textes en voix (Son­alit­té), arroseuse de poèmes (Peauésie) et radioteuse.

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