L’épique Omeros de Derek Walcott

Par |2019-09-16T11:35:29+02:00 6 septembre 2019|Catégories : Derek Walcott, Essais & Chroniques|

Présen­ta­tion du tra­vail de tra­duc­tion par Agnès André

 

L’œuvre de Wal­cott baigne dans l’eau (mé) tis­sée des Caraïbes, eau fendue par les navires colo­ni­aux de l’Empire bri­tan­nique, eau qui fait écho aux mers homériques. Omeros, texte épique au sens lit­téral et lit­téraire du terme, en est prob­a­ble­ment la meilleure expression.

Derek Wal­cott, Omeros

C’est ce texte mou­vant que j’ai décou­vert et exploré longue­ment lors de mon mémoire de maîtrise en lit­téra­ture com­parée. C’est aus­si ce texte que j’ai dû traduire, par petits morceaux, dans la néces­sité de respecter les normes de rédac­tion de mon mémoire en français. Ces petits morceaux m’ont suiv­ie jusqu’ici. Des images. Des sons. Le présent texte en con­tient plusieurs : le noir et blanc de l’hiver, cet ascenseur si prévis­i­ble, et ce vers final « Red god gone and white win­ter ear­ly » qui revient son­ner à la porte de mes pen­sées, par­fois. Gardé dans un coin de ma mémoire, j’ai mis le texte en dor­mance : la société me demandait d’être utile, de gag­n­er ma vie. C’est même avec hési­ta­tion que je me suis relancée, sept ans après, dans la tra­duc­tion, cette fois de longs extraits : allais-je être déçue de mes capac­ités à le traduire ? Dépassée par la dif­fi­culté du défi ? Et surtout : com­ment les retrou­vailles allaient-elles se pass­er ? Car Omeros est loin d’être une œuvre facile d’accès : sou­vent étudié sous le cadre du post­colo­nial ou de l’épopée homérique, le texte prend la forme d’un long poème nar­ratif à nature épique. Il est en effet par­fois vu comme une réécri­t­ure de l’Ili­ade dont il reprend les noms de per­son­nages, de lieux et cer­tains motifs, en con­texte caribéen — l’île de Sainte-Lucie. L’œuvre est cepen­dant ten­tac­u­laire : son genre ne se lim­ite pas à l’épique, et fait référence en ces images non seule­ment à l’Ili­ade mais à de mul­ti­ples écrits du canon occi­den­tal (citons par exem­ple La Divine Comédie dont il reprend en trompe‑l’œil la struc­ture en terza rima). C’est finale­ment cette dif­fi­culté qui m’a don­né envie de me jeter à l’eau : l’abondance de références cul­turelles, lit­téraires et his­toriques que Derek Wal­cott égrène au fil des mots, des mots dont il exploite certes le son et la forme visuelle mais aus­si et surtout la poly­sémie — par­fois prise, même, entre deux langues (le créole fran­coph­o­ne et l’anglais). Lue et relue, cette œuvre, bien qu’attachée à un espace-temps si sin­guli­er que celui de Wal­cott me frappe enfin par l’actualité de ses thèmes et par sa réflex­ion sur l’acte de tra­duc­tion lui-même. Presque trente ans après sa pub­li­ca­tion en anglais (sa ver­sion orig­i­nale), il serait temps enfin de faire goûter Omeros en français aux lecteurs francophones.

 

Omeros

Chapitre XLII

Tra­duc­tion Agnès André

I

 

Hectares de feux syn­onymes, bat­ter­ies noires
et ter­minaux enroulés de traf­ic s’éteignant d’un coup. Le lever de soleil
rougis­sait le lac d’acier. En bas, à la fenêtre d’hôtel

d’un automne cana­di­en, une jeune serveuse polon­aise, coiffure
garçonne et yeux mouil­lés comme du char­bon nou­veau, lui servait
du café, les érables par la vit­re aus­si jaunes que du jus d’orange.

Son poignet de porce­laine s’inclina, rem­plis­sant son regard à ras-bord.
Il espérait que son ado­ra­tion la trou­blerait ; les souliers mesurés
ras­ant les tables nues, ses mains alig­nant les plats

en de métic­uleux entre­choque­ments. Comme si on lui avait tapé deux fois
sur l’épaule pour ses papiers, elle se retour­na avec ce sourire
nerveux de l’immigrante fraîche­ment débar­quée qui erre au bord des larmes.

Un dimanche polon­ais l’enfermait. Une place Baroque, son âge
patrouil­lé par de jeunes sol­dats, le dra­peau de leur régime en ruine
jadis vif comme du rouge à lèvres, les con­sonnes d’une langue

écrasées sous la semelle de leurs bottes. En son sein, le cri
d’une bouil­loire quit­tant la gare, puis les fer­mes ouatées
chevaux et saules hochant der­rière la vit­re d’un train,

les queues dans la bru­ine. Puis, les formulaires
où son nom débor­dait des marges, puis une pho­to de passeport
où son vis­age apeuré attendait, pen­dant qu’elle en ouvrait la porte.

Elle fai­sait par­tie de cette fic­tion sans pitié, si ordi­naire aujourd’hui,
qu’elle en avait trans­porté son hiver­nale beauté au Canada,
bor­dant ses cils de l’ombre bleue de la neige,

et faisant étinceler comme les cou­verts ses pom­mettes creusées
dans l’espoir d’une vie nou­velle. À la caisse,
elle se dres­sait droite comme un bouleau sur l’autel, et, tout doucement,

la neige dra­pait sa den­telle de mar­iée sur l’aile luisante du corbeau.
Son nom se fondait dans le mien comme des flo­cons sur une rivière,
ou un étang noir dans lequel le vent aurait sec­oué des bouteilles de lait.

Dressée devant moi, l’addition à la main, je ten­tai de lire l’éclat
des let­tres de cuiv­re sur son chemisi­er. Sa peau, ombrée de soie,
pique­tait comme l’hiver dans la cam­pagne avant la pre­mière neige.

La neige illu­mi­nait les nappes, le poivre, les dômes de sel, les pignons
de la servi­ette, réduisant Varso­vie au silence, plumant sans bruit Cracovie ;
puis, l’aile du cor­beau pas­sa à nou­veau entre les tables blanches.

Il y a des jours où, aus­si sim­ple que soit le futur, nous n’allons pas vers
lui mais quit­tons plutôt une par­tie de la vie, dans un hall dont les ascenseurs
nous divisent et nous enfer­ment, bou­tons illu­minés montrant

exacte­ment où nous allons, pen­dant qu’une jeune serveuse polonaise
vide un cen­dri­er, et nous sommes attirés par cette fenêtre
dont les cor­dons, si nous les tirons, élar­gis­sent un vide.

Nous ouvrons d’un coup sec les rideaux gris métal et les poulies qui crissent
révè­lent dans le silence non l’automne à Toronto
mais une ville dont la langue a été saisie par sa police,

cette autre servi­tude dans laque­lle Nina Quelque chose est née,
là où, sous les chem­inées-canons, la fumée con­tient sa voix
jusqu’à ce qu’elle s’élève avec les siennes. Zaga­jew­s­ki. Her­bert. Miłosz.

 

 

XLII

I

Acres of syn­ony­mous lights, black bat­tery cells 
and ter­mi­nals coil­ing with traf­fic, winked out. Sunrise 
red­dened the steel lake. Down­stairs, in the hotel’s

Cana­di­an-fall win­dow, a young Pol­ish wait­ress with eyes 
wet as new coal and a page­boy hair­cut was pour­ing him 
cof­fee, the maples in glass as yel­low as orange juice.

Her porce­lain wrist tilt­ed, fill­ing his gaze to the brim. 
He hoped ado­ra­tion unnerved her; the sen­si­ble shoes 
skirt­ing the bare tables, her hand align­ing the service

with fini­cal clicks. As if it had tapped her twice 
on the back for her papers, she turned with that nervous 
smile of the recent immi­grant that bor­ders on tears.

A Pol­ish Sun­day enclosed it. A Baroque square, its age 
patrolled by young sol­diers, the flag of their sag­ging regime 
once bright as her lip­stick, the con­so­nants of a language

crunched by their boot soles. In it was the scream 
of a ket­tle leav­ing a freight­yard, then the soft farms 
with hors­es and wil­lows nod­ding past a train window,

the queues in the driz­zle. Then the forms 
where her name ran over the mar­gin, then a pass­port photo 
where her scared face wait­ed when she opened its door.

She was part of that piti­less fic­tion so com­mon now 
that it car­ried her win­try beau­ty into Canada, 
it lined her eye­lash­es with the snow’s blue shadow,

it made her slant cheek­bones flash like the cutlery 
in the hope of a new­er life. At the cashier’s machine 
she stood like a birch at the altar, and, very quietly,

snow draped its bridal lace over the raven’s wing sheen. 
Her name melt­ed in mine like flakes on a river 
or a black pond in which the wind shakes pack­ets of milk.

When she stood with the cheque, I tried read­ing the glow 
of brass let­ters on her blouse. Her skin, shad­ed in silk, 
smelt fresh as a coun­try win­ter before the first snow.

Snow bright­ened the linen, the pep­per, salt domes, the gables 
of the nap­kin, silenc­ing War­saw, feath­er­ing qui­et Cracow; 
then the raven’s wing flew again between the white tables.

There are days when, how­ev­er sim­ple the future, we do not go 
towards it but leave part of life in a lob­by whose elevators 
divide and enclose us, bright­en­ing dig­its that show

exact­ly where we are head­ed, while a young Pol­ish waitress 
is emp­ty­ing an ash­tray, and we are drawn to a window 
whose strings, if we pull them, widen an emptiness.

We yank the iron-grey drapes, and the screech­ing pulleys 
reveal in the silence not fall in Toronto 
but a city whose lan­guage was seized by its police,

that oth­er servi­tude Nina Some­thing was born into, 
where­un­der gun-bar­rel chim­neys the smoke holds its voice 
till it ris­es with hers. Zaga­jew­s­ki. Her­bert. Milosz.

 

II

 

Novem­bre. Mois sobre. Le flirt des feuilles est fini.
Saules rabâchés sur la Charles, leurs branch­es allant s’ombrer.
Crachins souf­flant sur les ponts, lumières plus tôt allumées,

nuages pris en griffes de bran­chages, haies dev­enues fougères pennées,
le ciel filant tel un loup hir­sute, un lapin coincé
entre ses dents, sa four­rure volant avec la pre­mière neige,

puis, rongeant le cré­pus­cule de ses inci­sives écorchées :
lumière en sang, nuage de farine volant par-delà la fenêtre cendrée.
Je vis Cather­ine Wel­don courir dans le vent enchâlé.

 

 

II

Novem­ber. Sober month. The leaves’fling was over. 
Wil­lows harped on the Charles, their branch­es would blacken. 
Driz­zles gust­ed on bridges, lights came on earlier,

twigs clawed the clouds, the hedges turned into bracken, 
the sky raced like a shag­gy wolf with a rab­bit pinned 
in its jaws, its fur fly­ing with the first snow,

then gnawed at the twi­light with its incisors skinned ; 
the light bled, flour flew past the grey window. 
I saw Cather­ine Wel­don run­ning in the shawled wind.

III

 

La danse des esprits de l’hiver s’apprêtait.
Les flo­cons pres­saient leurs motifs sur la croûte des vitres,
les lacs dur­cis­saient de gel, une lanterne alluma le cœur du loup ;

l’herbe hiber­nait au pied de pins obstinés,
la lumière som­bra dans la terre devant l’orage amoncelé
dans sa cou­ver­ture de l’armée, il tra­ver­sait les Grandes Plaines,

sa lance éclair, vis­age farine, bon­net corneille,
mais por­tant en son for intérieur sa pro­pre mort, las.
Dieu rouge dis­sipé dans l’automne et hiv­er ivoire précipité.

III

The ghost dance of win­ter was about to start. 
The snowflakes pressed their pat­terns on the crust­ing panes, 
lakes hard­ened with ice, a lantern lit the wolf’s heart,

the grass hiber­nat­ed under obdu­rate pines, 
light sank in the earth as the grow­ing thunderhead 
in its army blan­ket trav­elled the Great Plains,

with light­ing lance, flour-faced, crow-bonneted, 
but car­ry­ing its own death inside it, wearily. 
Red god gone with autumn and white win­ter early.

 

Présentation de l’auteur

Derek Walcott

Né en 1930 sur l’île caraïbe de Sainte-Lucie, anci­enne colonie bri­tan­nique, Derek Wal­cott apprend d’abord l’art de pein­dre. Il se fait toute­fois con­naître non pas de son pinceau mais de sa plume, en 1962, avec le recueil de poèmes In a Green Night dont les mots demeurent sans aucun doute empreints de ses études de lit­téra­ture anglaise, de français et de latin, à Trinidad en Jamaïque. C’est dans cette ville qu’il se met d’ailleurs à entretenir de longues liaisons avec le théâtre, tra­vail­lant d’abord comme cri­tique puis comme dra­maturge, créant l’Atelier de Théâtre de Trinidad qui présen­tera plusieurs de ses pre­mières pièces. Mais grand voyageur, l’espace-temps de Derek Wal­cott se trou­ve bien­tôt partagé entre Boston où il enseigne la lit­téra­ture et l’écriture à l’Université, et Trinidad, son foy­er d’écriture. En 1992, l’auteur caribéen est couron­né du Prix Nobel de lit­téra­ture, deux ans après la pub­li­ca­tion d’Omeros, œuvre épique dont les motifs et la struc­ture en dis­ent bien plus long sur la vie de ce dernier que cette très courte et sèche biographie…

© Crédits pho­tos Horst 
Tappe/Hulton/Getty, New Yorker

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

L’épique Omeros de Derek Walcott

Présen­ta­tion du tra­vail de tra­duc­tion par Agnès André   L’œuvre de Wal­cott baigne dans l’eau (mé) tis­sée des Caraïbes, eau fendue par les navires colo­ni­aux de l’Empire bri­tan­nique, eau qui fait écho aux […]

image_pdfimage_print
mm

Agnès André

Née en 1989, Agnès André a fait ses let­tres à Greno­ble avant de par­tir vivre pour l’Australie, l’Allemagne, la République tchèque, le Cana­da, la Hon­grie, la Pologne… et le Québec ; les mon­tagnes, les forêts et les bib­lio­thèques sont son vrai pays. Pro­fesseure de français langue sec­onde, elle écrit à ses heures retrou­vées sur Coldnoon.com, revue anglo­phone d’écriture de voy­age et Nosenchanteurs.eu, quo­ti­di­en de la chan­son fran­coph­o­ne en ligne, à jamais et à tou­jours dans l’entre-deux des langues. Ce n’est à vrai dire que récem­ment qu’elle s’est retrou­vée hap­pée par des études en tra­duc­tion et ter­mi­nolo­gie et le méti­er de tra­duc­trice pro­fes­sion­nelle. Elle vit à présent prin­ci­pale­ment entre cul­ture améri­caine et française et tente de tress­er au quo­ti­di­en les brins de ses trois pas­sions que sont l’enseignement, l’écriture et la traduction.
Aller en haut