« On voit bien à la manière dont il nous a traitées 

que Dieu est un homme »

Mme de Tencin

J’ai ren­con­tré Alexan­drine de Tencin à l’aube du siè­cle des Lumières et j’ai pu me sur­pren­dre en elle comme dans un miroir. Née en 1682, sous le nom à ral­longe Clau­dine-Alexan­drine-Sophie Guérin de Tencin, je l’ai croisée par hasard et d’emblée j’ai eu envie de la suiv­re. Immorale, séduc­trice, cupi­de, bril­lante, et pleine d’esprit, cette pré­sumée coupable de l’Histoire m’a intriguée. La jeune Alexan­drine, enfer­mée au cou­vent à huit ans pour n’en ressor­tir qu’à trente ans, a eu tout le loisir de fomenter son coup d’état con­tre l’ordre patri­ar­cal qui la tenait sous sa botte de cuir. La religieuse Tencin, comme la nom­mait Saint Simon, devra atten­dre la mort de son père pour s’enfuir du cou­vent et défray­er la chronique parisi­enne de son insa­tiable soif de pou­voir. Toute « femme » qu’elle est dans l’ordre naturel des choses, elle n’a cure de son déter­min­isme biologique pour agir à sa guise. Elle ne songe qu’à régn­er sur sa lib­erté au mépris des fas­ti­dieuses con­ven­tions de son milieu social.

Madame de Tencin.

Dès qu’elle est libérée de ses vœux en 1712, elle pénètre dans les arcanes du pou­voir grâce à son amant Fontenelle, la cuisse légère et le cœur dans la poche, prête à jouer à l’homme poli­tique avec ses com­pars­es l’Abbé Dubois et Philippe d’Orléans. Grâce à son ami Law, le génial inven­teur de l’argent papi­er, elle se bâti­ra une for­tune colos­sale en trois mois en créant son pro­pre comp­toir d’agiotage. Ouvri­ra en 1730 un salon, la Ménagerie, où elle accueille « ses bêtes » fidèles aux­quelles se ral­lient toute la fine fleur de l’Europe et les plus nota­bles intel­lectuels, dont son cher ami Mon­tesquieu pour lequel elle fera repub­li­er à ses frais L’Esprit des lois à Paris. C’est dans l’émulation de son salon ouverte­ment engagé pour les Mod­ernes qu’elle entre­prend la rédac­tion de ses romans, qui pub­liés anonymement il va s’en dire, con­nais­sent un suc­cès immé­di­at. L’ami Mari­vaux dans son roman La Vie de Mar­i­anne com­pose un éloge de Mme de Tencin dans la peau de la sub­tile et raf­finée Mme Dorsin. Ce dra­maturge des Lumières, sen­si­ble à la con­di­tion fémi­nine ne sem­ble pas avoir désavoué l’immoralité de celle que Diderot nomme la « belle et scélérate chanoi­nesse Tencin ». Mme de Tencin, céli­bataire et sans attach­es, n’en avait que plus légère­ment assumé sa voca­tion de mère indigne. Dès sa grossesse, elle a su qu’elle ne garderait pas l’enfant qui voulait la faire mère. Le génial et célèbre Jean d’Alembert.

Quand je me suis lais­sé sur­pren­dre par Clau­dine-Alexan­drine, elle a échap­pé d’un bond à l’Histoire. Elle a sauté de son temps pour entr­er sub­rep­tice­ment dans ma con­science et se faire présence réelle. Elle a éclos au présent. C’est sa déter­mi­na­tion, sa per­sévérance qui m’a sem­blé le mod­èle à suiv­re. Une soror­ité immé­di­ate est née entre elle et moi. Je la vois comme une dou­blure mal­gré les siè­cles qui nous sépar­ent. Sans doute est-ce cette dis­tance qui m’a rap­prochée d’elle par l’injustice faite à notre sexe depuis la nuit des temps. Ses détracteurs ne lui ont pas par­don­né de jouir comme un homme de sa lib­erté d’action et de son im-pos­ture poli­tique. En rai­son de ses hauts faits de jambes et d’esprit, l’histoire lit­téraire l’a tenue à l’écart à la dif­férence d’autres salon­nières plus respecta­bles comme Mme du Def­fand ou Mme Geof­frin. Réfrac­taire au mariage et à la mater­nité, col­lec­tion­neuse d’hommes, rétive aux chaînes de l’amour, red­outable et red­outée en poli­tique, d’un goût pour l’argent totale­ment immoral, d’une intel­li­gence froide et généreuse en ami­tié, Mme de Tencin aurait pu devenir l’égérie des mou­ve­ments de libéra­tion fémi­nine. Mais la lib­er­tine et lib­er­taire Mme de Tencin n’a dis­til­lé dans le sil­lage de l’Histoire qu’un lourd par­fum de soufre. La remar­quable répu­ta­tion de son salon, ses célèbres amis écrivains, ses romans som­bres et ambi­gus n’ont pas pesé lourd dans la bal­ance de son exis­tence plus pal­pi­tante qu’un roman d’aventures.

Madame de Tencin, 
Les Mal­heurs de l’amour.

L’injustice avec laque­lle l’ont traitée ses détracteurs me l’a ren­due plus qu’aimable. Con­damnée par l’Histoire, elle mérite aujourd’hui un procès équitable même si ses actes répréhen­si­bles ne peu­vent être tous absous. Quoique sen­si­ble à l’injustice faite à son sexe, Alexan­drine de Tencin ne s’est pas engagée intel­lectuelle­ment pour la cause des femmes. Elle a préféré choisir la voie de l’action con­tre vents et marées. Créer sa lib­erté armée d’une volon­té écras­ante comme un char d’assaut. En effet, elle a écrasé tous les obsta­cles sur son pas­sage sans crain­dre le mépris, les insultes et la prison où elle a croupi quelques mois au péril de sa san­té. C’est un NON ferme qu’elle a opposé au monde. Elle a dit non à l’ordre patri­ar­cal en n’en faisant qu’à sa tête bien pleine et si char­mante à séduire les plus récal­ci­trants. Ce qui lui impor­tait n’était pas de devenir une femme libre mais d’être libre par­mi les hommes et mal­gré eux. De min­er le sys­tème de l’intérieur plutôt que de l’affronter, de rivalis­er dans l’arène de sujet à sujet en se jouant des lois du désir et de la séduc­tion. Alexan­drine a aimé les hommes plus frater­nelle­ment qu’amoureusement et a été aimée d’eux en retour tout aus­si fraternellement.

Com­ment cette femme de la pre­mière moitié du 18ème siè­cle a‑t-elle pu sauter par dessus tous les dik­tats imposés à son sexe ? Com­ment tir­er des leçons de cette per­son­nal­ité sin­gulière et hors norme ? Si aujourd’hui la parole des femmes s’est libérée sur les abus sex­uels dont elles sont l’objet, par­al­lèle­ment elle a mis en exer­gue les apor­ies que posent les fémin­ismes actuels dans leurs reven­di­ca­tions irré­c­on­cil­i­ables quoique légitimes. La société a été prise à par­tie en 2018 dans la querelle des femmes français­es qui a opposé celles que l’on appelle doré­na­vant « les puri­taines », héri­tières d’un fémin­isme améri­cain rad­i­cal, et les « lib­ertines » de la Tri­bune des 100 femmes, adeptes d’une sex­u­al­ité libre où tous les jeux de la séduc­tion seraient autorisés, comme Mme de Tencin l’a mise en pra­tique en son siè­cle. À la bonne heure, toutes ces femmes s’accordent à dénon­cer les vio­lences sex­uelles, celles qui relèvent de l’acte non con­sen­ti. Mais ce qui les départage irré­ductible­ment tient à la représen­ta­tion de la femme défendue dans cha­cun des camps. « Les lib­ertines » ne se recon­nais­sent pas dans la vic­time atavique de la dom­i­na­tion mas­cu­line que dénon­cent les « puri­taines », et inverse­ment les « puri­taines » rejet­tent la com­plai­sance de ces « lib­ertines » pour les hommes aux­quels elles seraient asservies sex­uelle­ment en faisant le jeu de la dom­i­na­tion mas­cu­line. Il existe pour­tant une troisième voie incar­née par la fémin­iste et philosophe Elis­a­beth Bad­in­ter n’a eu de cesse d’éviter l’écueil séparatiste entre les hommes et les femmes. Tout en souscrivant au sché­ma social de la dom­i­na­tion mas­cu­line, elle a su nuancer les rap­ports de force en décon­stru­isant les stéréo­types biologiques et cul­turels asso­ciés aux femmes et aux hommes. Si le par­a­digme de l’exploitation sex­uelle, sociale et économique des femmes que le dis­cours fémin­iste soulève – avec objec­tiv­ité, j’y con­sens- ne s’articule que sur l’axe ver­ti­cal gen­ré, à savoir l’homme domine la femme, alors il est fort prob­a­ble que nous échouions à résoudre la querelle actuelle. Pour la plu­part des femmes, leur iden­tité sex­uelle ne suf­fit pas à les définir en tant qu’individu social et privé, comme les inter­ac­tions quo­ti­di­ennes des hommes échap­pent en par­tie à la con­science de leur genre. Une femme n’agirait-elle que parce qu’elle se pense en tant que femme ? Un homme en tant qu’homme ?

Com­ment les acteurs de notre passé jugeraient-ils l’époque que nous vivons actuelle­ment ? La guerre des sex­es qui fait rage en occi­dent mal­gré les acquis soci­aux et juridiques que les femmes ont con­quis depuis cinquante ans ne leur sem­blerait-elle pas désuète ? La Régence, où Mme de Tencin a éclos comme une man­dragore, a été le lieu foi­son­nant de nou­veautés poli­tiques et intel­lectuelles. Les femmes, bour­geois­es et nobles, y ont tenu leur part avec brio en ouvrant les portes de leur salon à l’esprit et à l’éducation. Mais par­mi ces salon­nières, aucune n’a eu la dés­in­vol­ture ni le courage de s’affranchir des con­ven­tions de son rang comme a osé le faire la rebelle Mme de Tencin. Elle s’est con­stru­ite comme une con­science et un sujet à soi. Ce serait jus­tice de lui recon­naître cette lib­erté d’action comme l’a fait son ami Piron

(1689–1773).

Femme au-dessus de bien des hommes,

Femme forte que rien n’étonne,

Ni n’enorgueillit, ni n’abat,

Femme au besoin homme d’État 

Et, s’il le fal­lait, Amazone.

La Tencin n’est pas un nom, c’est un par­a­digme de la femme libre qui n’a que faire d’être une « hon­nête femme » comme on dis­ait encore à l’époque de ma prude mère. « Hon­nête », qual­i­fi­catif pour par­ler des femmes qui ont réus­si un beau mariage, de beaux enfants et un méti­er utile. Mal-hon­nête, La Tencin l’a été par son esprit « supérieur » comme dit Mari­vaux, elle a fait beau­coup de bruit, fait réson­ner sa voix sans se juger… au mépris du juge­ment des autres. La lib­erté ne com­mence-t-elle pas par là ? Je ne suis qu’une dou­blure par le nom, un dupli­ca­ta que je voudrais voir se mul­ti­pli­er à l’infini. Quoique je ne sois pas cer­taine que notre pos­ture soit envi­able et qu’elle représente une vérité pour la plu­part des femmes. Qu’importe d’être femme, ce qui compte c’est d’être un sujet à soi libéré des sem­piter­nelles dif­férences sex­uelles, de leurs ataviques mal­heurs et de leurs tristes cer­ti­tudes. Clau­dine Alexan­drine Sophie Guérin de Tencin, nom­mée la mar­quise de Tencin sans que l’on con­naisse l’origine de ce faux titre, a pris garde toute sa vie à n’être assu­jet­tie à aucun pou­voir, à aucun homme et à aucun juge­ment. Elle a com­bat­tu telle une ama­zone pour ce qu’elle esti­mait le bien le plus cher au monde : une con­science et un corps à soi.

Après la mort de la mar­quise de Tencin en 1749, plus aucune préséance n’oblige ses amis Mon­tesquieu et Fontenelle à ne pas révéler l’identité de la roman­cière anonyme. Avec ses trois romans à suc­cès, Le siège de Calais, Le Comte de Com­minges et Les mal­heurs de l’amour, l’intrépide Alexan­drine fait son entrée dans l’histoire lit­téraire avec gloire et respect. Les Mémoires du comte de Com­minge ont été pub­liés pour la pre­mière fois à La Haye en 1735 et on peut compter soix­ante-cinq autres édi­tions de cette œuvre jusqu’à aujourd’hui. Le Siège de Calais vingt-deux édi­tions depuis 1739 et Les Mal­heurs de l’amour précédé d’une « épître dédi­ca­toire à M*** » rééditée onze fois depuis 1747. Au total, on compt­abilise soix­ante-quinze édi­tions pour Les Mémoires du comte de Com­minge, trente-deux pour Le Siège de Calais et vingt-et-une pour Les Mal­heurs de l’Amour. Le suc­cès de ces deux pre­miers ouvrages ne cesse d’augmenter jusque vers le milieu du XIXème siè­cle, avec une réédi­tion tous les deux ans entre 1810 et 1840, et encore réédités entre 1860 et 1890avant qu’ils ne s’éteignent à l’aube du XXème siècle.

Ain­si a été ensevelie l’in-femme Alexan­drine de Tencin !

Claire Tencin, La Tencin, femme immorale du 18è siè­cle, ardem­ment éditions.

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Claire Tencin

Claire Tencin vit à Paris. Elle a pub­lié essen­tielle­ment de la fic­tion et par­ticipe aux revues lit­téraires Dia­critik et l’Atelier du Roman. Fic­tion – Noir Lumière, édi­tion Bicéphale, 2005 (recueil de nou­velles) – Je suis un héros, j’ai jamais tué un boug­noul, ed du Relief, 2012. – Ange Pieraggi/Claire Tencin, L’étoffe et la peau, entre­tien sur l’art, ed. Jacques Fla­ment, 2013. – Aimer et ne pas l’écrire, Mon­taigne et Marie, édi­tions tit­uli, mai 2014 – Le silence dans la peau, édi­tions tit­uli, octo­bre 2016 – La Tencin, femme du 18è siè­cle, novem­bre 2020, Ardem­ment édi­tions – Affre­ville, réc­it sur la guerre d’Al­gérie, à paraître. Col­lec­tifs — « Le mot man­quant » dans Le dic­tio­n­naire des mots man­quants, dir. Belin­da Can­none, Thier­ry Mar­chaisse, 2016. — « Quelqu’un qui se met à écrire », entre­tien avec JP.Domecq dans Les exer­ci­ces auto­bi­ographiques, La Bib­lio­thèque, 2017. Adap­ta­tions théâ­trales – Les héros sont ceux qui meurent, adap­ta­tion théâ­trale du roman Je suis un héros, j’ai jamais tué un boug­noul, en col­lab­o­ra­tion avec la Com­pag­nie théâ­trale Excur­sus, décem­bre 2013.