Martin Payette, Soif de divertissement et autres poèmes

Par |2025-05-06T08:05:47+02:00 6 mai 2025|Catégories : Martin Payette, Poèmes|

Sus­pendus au pla­fond par­mi les célébrités nous sommes, col­lés les uns aux autres par une soif de diver­tisse­ment. Laiss­er cette soif emplir la gorge, couler l’organe interne qui te veut lucide.

Asséch­er sans arrêt l’intérieur, l’organe lucide dans une soif con­stante de diver­tisse­ment, désert sans liq­uide, liq­uide désert.

Mor­bide mais famil­ière, la soif de diver­tisse­ment piège le regard dans ses miroirs. L’esclave intime quête l’approbation des pupilles, des célébrités et le moi flam­bant nu délaisse son pro­jet d’être libre et vrai.

 

LA VOIX ET LES DETTES 

Une voix rauque de créanci­er émerge, prof­i­tant de ma ter­reur du pire pour repren­dre du ser­vice. Je ne sais par quelle stupé­fi­ante con­nex­ion peur et honte se coor­don­nent pour fra­cass­er ma con­science, ali­men­tant un dia­logue souter­rain qui me dépasse com­plète­ment. Et c’est ain­si que la voix s’exprime : « Regarde tout ce que tu as man­qué, raté, per­du, défor­mé et ce, depuis la genèse de tes actes. »

Voyez ! Elle sait quoi dire pour jouer à la ven­touse dans mon dos et siphon­ner le tube de lumière qui longe mes vertèbres : « C’est enten­du, dit-elle, tu dois pay­er, et le mon­tant de ta dette est énorme. À mesure que tu paies, tu te crées de nou­velles dettes par de nou­velles mal­adress­es et je ne vois pas com­ment tu pour­rais t’en sor­tir. » Et la voix éclate d’un rire énorme, car elle sait que, dans ce cumul de dettes, je m’enterre défini­tive­ment. La voix écrase, révèle d’autres paiements pour bris­er ce qu’il reste de volon­té en moi.

 Rien ne sert de dis­cuter avec elle, ses ter­mes sont bien trop pré­cis et sa logique finan­cière, sans faille. Répa­ra­tion des trous per­son­nels et his­toriques, des cibles man­quées, des aveu­gle­ments petits et grands qui ger­ment en nous, à notre insu, alors que nous nous relevons à peine de notre céc­ité passée. La voix est tou­jours en avance d’un temps sur la somme de nos meilleures actions, le reste traîne loin der­rière. Mais une faille se des­sine sous la tonal­ité rauque…

Demande à la voix : « Qui es-tu ? »  Demande au créanci­er son orig­ine, son iden­tité, demande qui t’interrompt sans arrêt à chaque fois que tu ouvres la bouche. Tu ver­ras qu’il s’agit de toi, créanci­er, toi-même à qui tu as emprun­té et qui a gon­flé pour son pro­pre compte les intérêts. Le créanci­er, c’est toi. La dette, c’est toi. La souf­france à livr­er, le taux d’intérêt, c’est toi qui les a fixés. Tu es toutes ces per­son­nes en même temps, le prê­teur et le prêté, le créanci­er et le mau­vais payeur, l’huissier véreux et la mal­heureuse vic­time. À toi de deman­der à la voix quelle est la suite, quoi faire de la dette dans une telle sit­u­a­tion. Tu auras une réponse nou­velle, d’une fraîcheur inat­ten­due, lorsque tu ver­ras une seule per­son­ne, une seule réal­ité der­rière ce dialogue.

UN JEU D’ENFANT

Enfant, j’ai inven­té un jeu : était-ce seule­ment le mien ou le vôtre aussi ?

Ce rit­uel m’habitait comme une obses­sion et je le répé­tais plusieurs fois par jour, voire par heure. Je fer­mais les yeux et, après un cer­tain décompte, je les rou­vrais avec l’idée que tout était effacé. Je repre­nais alors mon exis­tence à zéro avec un esprit de pureté et de nou­veauté, j’étais pour ain­si dire net­toyé de mon passé. Une vie nou­velle commençait.

Mais ce petit rit­uel ne fonc­tion­nait jamais longtemps ; quelques min­utes après, je me rendais compte que je n’étais pas celui que je voulais être, quelque chose fai­sait cru­elle­ment défaut. Non pas que j’étais entravé dans mes actions, mais l’ancien moi était tou­jours là, pau­vre, incom­plet, mis­érable. Les yeux fer­més, je recréais une image de ce que je voulais être, mais sitôt les yeux rou­verts, cette nou­velle vie se fis­sur­ait, je retombais dans l’existence précé­dant le « grand saut ». Je ne pou­vais que recom­mencer encore et encore, en fer­mant et rou­vrant les yeux avec tou­jours plus de vio­lence, jusqu’à com­pren­dre que je ne serais jamais l’image nou­velle de moi-même, qu’aucune coupure n’était pos­si­ble avec l’ancienne vie.

Depuis longtemps, je ne m’attends plus à l’émergence d’un nou­v­el être par ce rit­uel enfan­tin. Main­tenant, les choses vont et vien­nent, de petites pris­es de con­science se font sans bat­te­ments de paupière. Je con­sid­ère la per­son­nal­ité de départ comme une sorte de base de tra­vail incon­tourn­able, et ce, dans une con­ti­nu­ité per­pétuelle. Jusqu’à ce que je sois en mesure, sur mon lit de mort, de fer­mer les yeux défini­tive­ment sur l’ancienne vie et de les rou­vrir sur une nou­velle, enfin lessivé de ma manie de tou­jours retomber en moi-même.

 

RÉCONCILIATION

Je désire réc­on­cili­er sexe sauvage et cœur ten­dre des ébats. Je dis cela gen­ti­ment, mais vous saurez le traduire en des ter­mes plus bruts, plus rudes, car vous con­nais­sez bien la nature de ce trou­ble. Il y a quelque chose d’agressant dans le fait d’être pos­sédé par la pul­sion sex­uelle. Il y a quelque chose de lanci­nant dans le fait de ne pas la satisfaire.

PSYCHO-POP INTERNE

Très psy­cho-pop à l’interne, je m’observe, inspire, expire, proclame présence à moi-même, mais quelle nébuleuse intime aura le dernier mot ?

Étrange lorsque les exha­la­tions d’un temps per­du infil­trent des lieux publics et qu’il devient pos­si­ble de reni­fler ses vidan­ges astrales à tra­vers un design branché. Étrange dis-je, car, à ce moment pré­cis, je me rap­pelle des amours passées. La nos­tal­gie s’accouple-t-elle seule­ment avec le sur­sis, la ten­ta­tion de durer ?

Tout un chara­bia s’organise pour jus­ti­fi­er ces résur­gences : l’Unique n’est pas de cette vie, ou bien je ne l’ai pas encore con­nue dans ce monde ni retrou­vée, ou bien je ne la vois pas ou ne l’ai jamais vue, ou bien elle est déjà là, tout près, tout loin, avec moi dans d’autres mon­des incréés ou ailleurs, dis­séminée dans chaque par­celle de femme.

Ce n’est rien, seule­ment le délire d’un organ­isme vieil­lis­sant qui veut jus­ti­fi­er sa quête devant les miroirs.

Ce pur­ga­toire m’est fam­i­li­er. Main­tenant qu’il est révélé, le désir m’éclabousse de sa véri­ta­ble nature, insa­tiable, insai­siss­able et d’une sou­veraineté infinie. Il gam­bade d’un objet à l’autre, et je le soupçonne d’être un despote hos­tile bien instal­lé à l’interne, avec cette autonomie menaçante qui le car­ac­térise. Telle une série de poupées russ­es, cette mul­ti­tude désir­ante cache son jeu et se dis­simule en elle-même sans jamais dévoil­er ses fondements.

LA DETTE CORIACE

Très cori­ace en moi cette idée : com­ment pay­er à tout jamais la dette intime, con­trac­tée depuis des siè­cles ?  Ô Seigneur des esclaves débi­teurs, avec quel sang, quelle sueur ?  Nerfs et veines frac­tion­nées, prélève­ments à même la car­casse. Sinon brûle tes avoirs, marche dans la rue enrobée de culottes.

Offre aux pas­sants une orgie de culpabilité.

PRENDRE SOIN

Une vie parsemée de faux pas, de déséquili­bres et de sur­sauts névro­tiques, une imag­i­na­tion qui ne s’est jamais souciée des règles d’atterrissage. Après une péri­ode de déni, de pain quo­ti­di­en et de bonnes inten­tions, un nou­v­el hori­zon émerge à la mi-temps de la vie adulte.

Mon être troué, cet ennui qui m’a com­plète­ment sur­plom­bé, je ne les évite plus. Je les prends comme ils sont et les enrobe d’une dimen­sion esthé­tique lorsque je les sens sur le point de m’achever, comme dans les beaux jours de la dépres­sion. Je peux seule­ment don­ner à cet abat­te­ment mélan­col­ique le droit d’exister, sans pour autant me laiss­er pos­séder par son climat.

Aux autres qui mènent leur exis­tence comme un réc­it solide et bien struc­turé, je ne souhaite que du bien, mais, au final, rien ne dit que ce style vaut mieux qu’un ennui chronique qui ne saurait se déraciner.

Le mélan­col­ique, lorsqu’il parvient à ne pas se laiss­er absorber par sa masse obscure, est comme le bon chien qui allège la soli­tude de son maître, le cos­mos. La bête ne com­prend rien à la sit­u­a­tion du créa­teur calé dans son fau­teuil, mais elle est sen­si­ble à l’infinie tristesse d’en haut, aux trous noirs de son unic­ité per­due, et sa présence con­sole. Elle le sait, elle est là sa rai­son d’être, et le mélan­col­ique comme le chien ne peu­vent s’empêcher d’être fidèles à cette mission.

ADOLESCENCE LITTÉRAIRE

J’ai vécu de sacrés moments de déprime lit­téraire. Lorsque le fiel s’agglutine, le gouf­fre d’ennui et le cœur mal pom­pé réci­tent : défais le jour, tu per­dras égale­ment tes cartes dans la créa­tion. Ce sen­ti­ment d’être très étroit, com­pressé dans la poitrine, le gilet incon­fort­able d’auteur avorté qui m’enserre et me refroid­it bien comme il faut.

L’adolescent exalté au long man­teau noir qui voulait touch­er beau­coup de gens, mar­quer les esprits. L’aventure, le spec­ta­cle, le sens du com­bat qui s’est éti­olé au fil des ren­dez-vous man­qués pour laiss­er place à une exis­tence con­fort­able. La décep­tion de n’avoir pas vécu d’appel, de pas­sion, d’exil ou de créa­tion sub­ven­tion­née. Du calme com­pressé, un con­fort à qua­tre murs qui se referme tout douce­ment sur les années.

Tout est devenu une ques­tion d’endurance et de dis­cerne­ment par la suite. Un ray­on de con­science, si faible soit-il, peut met­tre à jour et enray­er l’engrenage des névros­es. Con­tre toute attente, l’esclave intime s’insère dans le sys­tème économique, mais ne cesse jamais de con­tre­car­rer les plans de Pharaon. La guéri­son psy­chique, l’éveil de la con­science, l’utopie réal­isée à petite échelle, l’art sacré : tous ces papyrus ont été pré­cieuse­ment con­servés pour la sor­tie hors d’Égypte.

Mais des vau­tours invis­i­bles rôdent près des portes de sor­tie, ceux-là même qui ont fait tant de mal à l’adolescent idéal­iste. La banal­ité, l’abandon, l’indifférence sont des adver­saires qui sévis­sent avec effi­cac­ité et dis­cré­tion. Même avec l’appareil à coudre les plaies béates, il est dif­fi­cile de repouss­er ces mer­ce­naires de l’absence.

 

NARCISSISME ASTRAL

Sur le plan astral, je me prends par­fois pour un autre.

J’y dif­fuse une pub­lic­ité grossière et racoleuse. Je suis sou­vent cri­tiqué, à juste titre, pour le suc­cès com­mer­cial ain­si obtenu.

C’est que j’ai beau­coup de moyens financiers dans l’antimatière, et je me suis bâti une clien­tèle par­mi la pop­u­la­tion pau­vre et peu éduquée des spec­tres. Gloire caduque, nom­bre effarant de cadavres adules­cents vision­neurs de mes pub­li­ca­tions : tout est van­ité et pour­suite du vent, dit l’Ecclésiaste, même dans des dimen­sions plus vastes et plus épurées que la nôtre.

DERNIÈRE LETTRE AUX AMIS

Il y a tou­jours des amis, mais rien n’est facile : ou bien ils répè­tent comme moi les mêmes erreurs de l’incarnation précé­dente, ou bien ils sont d’outre-tombe et veu­lent me trans­met­tre de sages con­seils qui n’arrivent pas à per­for­er l’épaisseur des sociétés.

Je suinte de partout, mais reste mal­gré tout l’ami fidèle. Je suis disponible pour décrire la trame de ta renais­sance, cher ami, si cet éclairage t’est néces­saire. Nous restons flu­ides en partages mal­gré nos lim­i­ta­tions : tou­jours nous per­sis­tons, le muse­au col­lé con­tre la vit­rine d’une muse appar­ente, inca­pables de cern­er l’ensemble du tableau par-delà les cadres.

Nous nous rever­rons sou­vent, mais le temps presse. L’amorce des extinc­tions révèle que cette vie ne pour­ra être déver­sée pour se répéter indéfin­i­ment dans une autre. Le par­adis, l’enfer, le pur­ga­toire, tous récla­ment le dénoue­ment des ami­tiés. Alors, il fau­dra se rassem­bler et s’attaquer, un par un, aux nœuds de tous et cha­cun. Cer­tains pour­ront franchir la porte étroite, les autres seront pas­teurisés par l’archange.

Com­mençons le tra­vail main­tenant, pour avoir au moins une chance.

 

Présentation de l’auteur

Martin Payette

Mar­tin Payette est enseignant en fran­ci­sa­tion à Mon­tréal. Il a pub­lié un recueil de poèmes, Don Juan et le mode Tur­bo, aux édi­tions À l’index. Il est com­pos­i­teur de musique élec­tron­ique et col­la­bore régulière­ment avec un cen­tre de yoga et de médi­ta­tion pour créer des ambiances immersives.

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