Olivia Elias, Cœurs-Tambours et autres poèmes

2018-03-05T16:04:51+01:00

 

CŒURS-TAMBOURS

Le réc­it ne sera pas perdu
n’en déplaise aux trafiquants
d’histoire et de temps
Nos cœurs-tam­bours l’ont confié 
aux vents 
qui le dis­persent avec les graminées
Les abeilles en font leur miel
au milieu des champs de blé
Dans les fournils le pain lève 
et la parole avec
Nos cœurs-tam­bours l’ont confié
aux vents

 

* * *

DANS L’ESPACE DU POÈME

Dans l’espace du poème 
le chaos du monde s’ordonne
Une voie se fraie 
Une voix se fait entendre
Elle libère l’eau qu’ils ont voulu enchaîner 
Elle nomme les villes et les villages
dont ils ont voulu effac­er le nom
El Quds Jaf­fa Nas­ra Safed 
Dans l’espace du poème 
les routes de l’exil se croisent 
au creux des lits d’harmonie
Dans l’espace du poème 
les fils et les filles de Troie 
naturelle­ment poètes 
nav­iguent de mot en mot 
à la recherche d’une source
dans laque­lle délasser 
leurs corps et leurs âmes fatigués
Ils ne pour­ront jeter l’ancre sur l’île
qu’en tra­ver­sant le temps

 

* * *

 

POUR LES ENFANTS DE PALESTINE

Ils sor­tent des vas­es et des bas-reliefs antiques 
pren­nent leur élan et s’élancent
Une douleur lanci­nante les tient éveillés
au creux de la nuit et lorsqu’il s’assoupissent
ils rêvent d’une vie en pleine lumière
Mais chaque aube apporte 
la trahi­son des promesses
Peut-on con­quérir l’Eden par le glaive et le feu ?
Dans la main des enfants 
les pier­res de la colère dis­ent le refus
Et s’il ne restait aucune pierre
les enfants de Pales­tine souffleraient
dans leurs mains jusqu’à ce que les vents 
du désert se lèvent et empor­tent l’édifice
con­stru­it sur le mépris sanglant

* * *

 

MOI DU PAYS DE LA BEAUTE

(extrait)

Longue patience
A tra­vers les siècles 
on con­tera l’histoire de notre résistance
com­ment nous nous sommes enchaînés au mât 
pour ne pas céder au chant des sirènes 
et finir notre vie en nous balançant 
tran­quille sur le balcon
com­ment nous avons crevé le silence
jeté sur leurs méfaits
com­ment nous avons glissé 
jusqu’au fonds des fos­s­es océanes 
où d’étranges créatures
nous apprirent l’art de la survie 
pois­son-vipère au corps recouvert
de pho­tophores clignotants 
téle­scope-octo­pus doté d’une vision 
extraordinaire
Leurs enseigne­ments nous aident
à repouss­er les assauts des Conquérants
voir tête bais­sée yeux bandés 
pro­duire notre pro­pre lumière
devenir maître en prestidigitation
nous servir de nos oreilles comme de nageoires
et nous adapter jusqu’à nous nour­rir de pierres
plutôt que de céder
Guidés par le sou­venir de loin­taines fontaines
et d’aubes tendres 
nous chemi­nons sur les traces des gazelles 
et rem­bobi­nons le temps pour arriv­er au lieu de l’origine
Les lumières de l’absence illu­mi­nent le chemin
Nous le voudri­ons nous ne pour­rions faire autrement
le des­tin des vagues n’est-il pas de courir l’une après l’autre vers le rivage ?

 

* * *

SEULEMENT UN HOMME, UNE FEMME QUI MARCHE

pour Tami­ki, Isaku, Oki­ni, Eylan et tous les autres 1Inspiré par Il paese dei desideri, Il ricor­do di Hiroshi­ma, rac­con­ti, Hara Tami­ki, pré­face de Ôe Ken­z­aburo, prix Nobel de lit­téra­ture, atmo­sphère lib­ri, Rome, 2015.

Eylan Kur­di — bam­bin orig­i­naire de Kobani-Syrie — échoué sur le rivage turc à l’été 2015.
(Tra­duc­tion des phras­es en ital­ien pro­jetée sur écran)
« Sono già arrivati gli aerei. Si vedono. Dalle nuv­ole proviene il rumore indis­tin­to di un’esplosione. Cer­co me stes­so. Io c’ero. Ero li in ques­ta casa…
Gri­do. Davan­ti a miei occhi, una luc­ce bril­la nel cielo di Hiroshima.
Lente comme si fos­sa un sog­no, la luce si propa­ga piano, piano…
Adesso, pero, sono le case a crol­lare piano, piano, una dopo l’altra, alla veloci­ta dei sog­ni… »

 

 

La cat­a­stro­phe était survenue
Elle était survenue

Hara Tamiku était là
lorsque « le monde a explosé en mille morceaux
en mille morceaux »

L’éclair n’a duré que le temps d’un bat­te­ment de cils
un sim­ple bat­te­ment de cils
Image éter­nelle­ment prisonnière
d’un instant de lumière

Hara Tami­ki s’est levé et a com­mencé à marcher par­mi les décombres
« Cam­mi­na­vo fra le mac­erie e me dice­vo che non fos­se io. Ma la parte di me che cam­mi­na­vo fra le mac­erie prove­va di con­vin­cer­mi che fos­se io, fos­se io ».

« La seule chose qu’il savait encore est qu’il avait vécu au milieu des lamen­ta­tions de ceux qui implo­raient le salut »
Et qu’il voulait vivre « Vivre non pour soi-même, seule­ment pour les lamen­ta­tions des morts »

La seule chose qui le fai­sait tenir debout était ses jambes. Les mer­veilleuses jambes qui sou­ti­en­nent les hommes
quand tout s’écroule autour d’eux… Et les lamen­ta­tions des hommes…

La femme Isaku était là aus­si au milieu des gens qui mar­chaient tous les jours par­mi les décombres
Elle s’interroge : « ils auront sans doute semé des empreintes humaines et des prières le long du chemin ? »

Ain­si que la femme Oku­ni qui perdit le temps d’un éclair de lumière son mari
et sa mai­son. Sa-maison-seul-lieu-de-retour-possible

« A par­tir de ce moment, j’ai dû courir à per­dre haleine pen­dant je ne sais com­bi­en d’années. Sinon je n’aurais pas pu vivre »

Oku­ni avait un fils
Elle a oublié qu’elle avait un fils

Oku­ni marche pieds nus
la rumeur des pas gron­dant dans les oreilles
la rumeur des pas seule capable
de cou­vrir les explo­sions intérieures

Le monde a explosé en mille morceaux
en mille morceaux

Oku­ni marche sans s’arrêter
pour ne pas céder à l’envie fatale de se coucher
et de s’abandonner au som­meil profond
des entrailles de la terre

Elle n’est plus qu’une femme qui marche
« Non sono piu io, cam­mi­no, cam­mi­no, solo una che cam­mi­na »

Oku­ni a oublié qu’elle avait un fils
– qui a survécu –
puis elle s’en est souvenue

Sur les routes-et-les fleuves-artères-du-monde
flot­tent les dra­peaux de prière
petits cail­loux bal­isant le chemin
de ceux qui ne sont plus
que des hommes et des femmes
qui marchent

Hommes et femmes
Vivants et morts
Vivants por­tant leurs morts
qui marchent au-dedans d’eux
Morts récon­for­t­ant les vivants

Avec le bourdon
des pas
dans les oreilles

Un pas
Un autre
Un autre pas
Encore
Encore

 

Présentation de l’auteur

Olivia Elias

Poète de la dia­spo­ra pales­ti­nienne, née à Haï­fa, Olivia Elias a vécu au Liban où sa famille s’était réfu­giée après avoir été con­trainte à l’exil. Elle a ensei­gné les sci­ences éco­no­miques au niveau uni­ver­si­taire au Cana­da, puis s’est éta­blie au début des années 1980 en France. Olivia Elias écrit depuis tou­jours mais a longtemps atten­du avant de pub­li­er. Après Je suis de cette bande de sable (mai 2013, épui­sé), sont parus L’espoir pour seule pro­tec­tion, pré­face de Philippe Tancelin (édi­tions alfa­barre, févri­er 2015) et Ton nom de Pales­tine (édi­tions Al Man­ar, jan­vi­er 2017). Elle a par­ticipé à des soirées de lec­ture dédiées et col­lec­tives dans divers cadres/​lieux : Maisons de la poé­sie en France et en Ital­ie, Print­emps des poètes, média­thèques, fes­ti­vals. Plusieurs de ses poèmes ont été tra­duits en ita­lien et Ton nom de Pales­tine est en cours de tra­duc­tion en anglais ; d’autres sont parus dans le sup­plé­ment lit­té­raire de L’Orient le jour, les revues Phoenix et Con­cer­to pour marées et silence et sur les sites Recours au poème et Terre à Ciel. Olivia Elias fina­lise actuel­le­ment son pro­chain recueil de poésie.

Olivia Elias
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