Ici il est écrit
Pos­si­ble     peut-être.

M‑G. K.

 

Osciller. Toute apparence trompeuse à s’éprendre du vide, Mar­tine-Gabrielle Konors­ki dans Une lumière s’accorde répare le désor­dre du temps. L’accord, ce sont peut-être les paroles-notes entrant une à une dans le poème, pronon­cées-chan­tées comme par la bouche d’oracle, prenant vie, énonçant un futur. Tout est frag­ile en ces poèmes où le blanc-fan­tôme danse entre les lignes comme vac­illerait une sil­hou­ette amoin­drie qui trébuche.

« Dix bat­te­ments suffisent
pour l’immortalité »

Bat­te­ments du cœur, mais aus­si pul­sa­tion de la mélodie, rythme du chant. Au regard du silence, l’infini des­sine des lignes d’encre, que le bat­te­ment nour­rit en vibrant. Il faut ten­dre, lut­ter, pour invers­er la courbe infer­nale qui nous lie au temps, écrire patiem­ment le sec­ours du poème pour renouer à la toile de vie les « couleurs dis­parues » que rassem­ble et accorde la lumière. Le rythme est décisif qui sug­gère un retour, un chemin à tra­vers les « cadences d’une marche » comme si la répéti­tion assur­ait la prise alors que seul en cause le vent ne se saurait saisir. Mais les cadences sont aus­si, au sens musi­cal, ces moments où l’instrument soliste se retrou­ve seul avec lui-même, dans une sus­pen­sion du temps col­lec­tif de l’orchestre, appelé à dévelop­per un chant personnel.

Quelqu’un n’est plus, il est appelé par le poème, sug­géré entre deux pôles qui se joux­tent et s’éloignent :

« Mon Ailleurs    Ton loin »

En ces vers courts peut-être le san­glot qui unit et souligne l’imparable frac­ture. La poésie s’incarne, « [à] l’accroc de ce geste » car ce sont ces mou­ve­ments imper­cep­ti­bles traqués qui dénon­cent l’absence. La retenue, le moin­dre « [e]ntre deux / [e]ntre nous », la pré­po­si­tion en anaphore con­dense ce qui n’est plus en le faisant appa­raître par le numéral ou le pronom qui rassem­ble ce qui fut dis­so­cié. Lex­ique sim­ple et red­ite tou­jours de ce qui, sur le bord des lèvres, demeure cri « arraché à ta gorge » et le sens lit­téral et fig­uré, le verbe « abîmer », comme l’on amoin­drit, comme l’on pré­cip­ite ce « tu » mys­térieux, req­uis dont la dis­pari­tion men­ace le nar­ra­teur d’un réc­it troué, sur deux ver­sants inat­teignables se cherchent encore les deux instances que ce texte rassem­ble et dis­so­cie tour à tour dans un ultime effort de con­cil­i­a­tion (la nuit/le jour les incar­nent, leur con­fèrent un statut mythique ou épique) :

« Sur mon dos immobile
                            fer­mé à la douleur
les yeux poussent les nuages
                             de l’antique blessure »
Or la ten­ta­tive se per­pétue, le livre la pro­longe et l’accord de lumière tra­verse les vers. Les images, métaphores en par­ti­c­uli­er, tou­jours éloignent d’une sricte identification :
« Les larmes
         sont brodées
à l’angle de tes yeux »

Vers non ponc­tué, la cas­sure absente du rythme se lit dans l’arrachement que fig­ure le cri, le poème en restau­rant la voix donne à la douleur sa portée uni­verselle, lyrisme d’une corde sen­si­ble et perçue à la lumière du poème. Présen­tatif, « [c’]est une longue caresse » (ou, vari­ante, « il y a »), à la reprise d’une éter­nité con­fon­due avec un présent qui est celui du mythe. Le con­fir­ment les occur­rences de l’obscurité et du soleil, en lutte, en osmose s’ils se com­plè­tent pour dur­er. Tout est agran­di, le cadre tem­porel comme l’entour spa­tial qui offrent leur dimen­sion démi­urgique à la poète qui, accep­tant d’être séparée de ce « tu » invo­qué, con­quiert « au pied de l’arbre creux » un espace accru.

Entre­prise de con­cil­i­a­tion, d’accord, le livre offre sa musique douce et mez­zo-voce pour « ren­con­tr­er /le monde ». Vers « la clarté déci­sive », un « [d]ifficile chemin », « [t]out dans la poésie douce­ment /tendrement élé­giaque de Mar­tine-Gabrielle Konors­ki se joue ici sur le fil »1, corde raide d’une lyre qui cherche dans les cen­dres la pre­mière note mélan­col­ique pour réveiller la lumière défunte. :

« Toutes les fleurs
                    sont graines
éveil­lées par ton nom. »

Renouer « l’heure des vivants », restituer par la mémoire la vibra­tion de ce qui fut, aller « à l’inverse du temps ». Alors tou­jours, un cœur bat entre hier et l’infini futur qui fonde sur l’instant du poème sa frag­ile assise.

La qua­trième sec­tion est inti­t­ulée « Con­tre les palmes ». La pré­po­si­tion du titre mar­que-t-elle une oppo­si­tion ou une proximité ?

Nos­tal­gie de « palmes », ce sont des gestes évo­qués qui entrent dans un rite resti­tué : la marche « au pas / de faille » de l’enfant, le bain où recueil­lir « les mots /brûlés par le soleil », « [m]émoire de l’asphodèle / à l’été finis­sant ». Oxy­mores, para­dox­es, ils per­me­t­tent de ren­vers­er la réal­ité finie perçue :

« À la mort de la nuit
                    j’ai con­fié mon abîme »

La tra­ver­sée s’opère par jux­ta­po­si­tion d’éléments a pri­ori incom­pat­i­bles : étin­celle, là, pour accorder, faire « effrac­tion », langue cul­butée insen­si­ble­ment vers la lumière retrou­vée au milieu des décombres.

« La vie était si douce
con­tre les palmes
         les yeux fermés
         par l’eau de rose »

ces « palmes », entre douceur et har­monie, bal­an­cent  entre des vers de longueurs dif­férentes, à l’allure ver­laini­enne, le bal­ance­ment se perçoit grâce à ces alternances.

« Le ciel est, par-dessus le toit,
              Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
              Berce sa palme. »2

Ain­si chan­tait Ver­laine3. Mar­tine Gabrielle Konors­ki, dans les vers suiv­ants, com­pose neuf hexa­s­yl­labes (dix si on ne prononce pas le e final de « Ten­dresse ») et les mêle de vers plus courts. Le décalage typographique accentue un bal­ance­ment proche de celui de l’alexandrin :

« Dans un lit de pétales
                  les regards ont plongé
Paroles égrenées
                  Feuilles pâlies

Nous sommes si petits
                  au pied des météores
Nus
                  sans absence

Loin des routes meurtries
                  les ronces sont de miel4
dans une ombre enlacée

Ten­dresse tout simplement. »

Le « [d]échiffrement // de l’étreinte cos­mique » où le « nom s’est abrité » provoque une effrac­tion du temps. Per­sé­phone par sa danse fait renaître « en frag­ments de paroles » « les corps écartelés ». À la poésie, aux qua­tre saisons de porter le re-com­mence­ment qui « trans­forme l’alphabet ». Gisant dans l’émergence d’une vie autre, « [d]anser con­tre le temps ». Le pou­voir est con­féré à chaque let­tre « au plus vif du mot ». Les blessures, l’entaille, la faille claque­nt dans le poème, partageant l’espace entre ce qui fut et ce qui est. Sur la fron­tière, elles sont l’impossible suture et le chant ne les renie pas. Elles sont énon­cées « au seuil /du silence », séparant le pronom pluriel « nous » en deux instances « [p]etit drame gram­mat­i­cal /vêtu de noir ». « Se sauver     Écrire » lit-on, le départ comme l’exception par le poème, « [b]oire dans l’encrier » puisque « [l]a langue s’est perdue » :

« Clore    Eclore
Encore    Encore. »

Entre les mots proches par leurs sonorités, un gouf­fre (mot – mort, « [u]n r capa­ble de tuer »), alors pass­er du « couteau » qui sépara l’ombre de la lumière au « pinceau » qui douce­ment allonge le temps pour « [f]ondre/sans jamais dis­paraître ». Danser au-dessus du vide en « cette joie/si petite    si forte/en bour­rasque de mots ».

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1. Extrait de la pré­face d’Angèle Paoli.

2. Paul Ver­laine, « Le ciel est par-dessus le toit », in Sagesse (Œuvres poé­tiques com­plètes — Édi­tions Gal­li­mard / La Pléi­ade, 1962 – p.280).

3. On pour­rait aus­si penser à la « palme » de Paul Valéry qui, en hep­ta­syl­labes très har­monieux, « se flat­te du mir­a­cle / Que se chantent les cha­grins. // Cepen­dant qu’elle s’ig­nore / Entre le sable et le ciel, / Chaque jour qui luit encore / Lui com­pose un peu de miel. / Sa douceur est mesurée / Par la divine durée / Qui ne compte pas les jours, / Mais bien qui les dis­simule / Dans un suc où s’ac­cu­mule / Tout l’arôme des amours. »

Paul Valéry, « Palme », in Charmes (Œuvres T.I – Édi­tions Gal­li­mard / La Pléi­ade, 1957 – p.154).

4. L’image est auda­cieuse. Les ronces blessent et déchirent. Mais on con­naît l’intense douceur du miel de ronces.

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