vasyl makhno, Quatre poèmes ukrainiens

Par |2022-05-06T07:27:49+02:00 4 mai 2022|Catégories : Poèmes, Vasyl Makhno|

Ces poèmes ont été  traduits  de l’anglais par Mar­i­lyne Bertonci­ni. Le pre­mier a été pub­lié sur le site de poésie en ligne Jeu­di des mots.

 

∗∗∗

MON PÈRE 

vous savez, mon père avait le même âge que John Lennon
quand John chan­tait, c’é­tait des bat­ter­ies qu’il serrait
et le week-end, il en attachait lui aus­si, comme mécani­cien automobile
quelque chose se cas­sait tou­jours — les bou­gies pleines de gaz tombaient en panne
Les Bea­t­les s’en­volaient pour l’Inde — les hivers passaient
et les enfants des fleurs rompaient des tiges et des strophes

 vous savez,  une petite ville : quelques voitures – la mairie – la place du marché
des pavés posés au fil des siè­cles comme des vers rimés
les vit­res des immeubles vibrant comme un déca de violon
fin des années 50 : les enfants de la guerre — une généra­tion abîmée
en  man­teau de laine et bottes en caoutchouc à hau­teur de genou
debout à l’ar­rêt de bus c’était ma mère — une étudiante

vous savez,  ces écoles de musique  : accordéon gui­tare ou dom­bra1
la musique exige un sac­ri­fice comme un don
l’é­cole d’orchestre dans une anci­enne synagogue
main­tenant con­ver­tie en club de dis­trict — chauf­fée par un poêle à pétrole
dans son tout nou­veau “hazon“2 en tirant sur sa cigarette -
mon père attend ma mère — au coin de la rue

après quelques années, n’est-ce pas, leur mariage raté s’est effondré
la musique avait soudaine­ment changé – je gran­dis­sais et grossissais
John qui avait épousé Yoko pous­sait des foules de hippies
à chanter sur les fleurs — changeait sa garde-robe et son style
se fai­sait pouss­er la barbe/moustache comme un prophète dans la nature
séduit par la lib­erté et les gauchistes

vous savez, cette petite ville chang­era aus­si quand des unités
mil­i­taires occu­per­ont la caserne avi­a­teurs et brancardiers
les recrues de print­emps et d’automne aus­si cycliques que les saisons
chanteront les chan­sons de John : à pro­pos d’hi­er et d’avant-hier
sur l’amour non partagé — seul et en chœur -
sur  tout ce qui passe

vous savez, au coin de la rue où mon père attendait ma mère
la musique n’a pas changé elle sonne pareil pour moi
et j’en­tends cet orchestre qui joue faux
et John gisant sur le trot­toir — abat­tu à New York -
avec ses lunettes noires désor­mais  Yoko vieillie
Et la musique pas plus que le divorce, je ne les comprends

vous savez, mon père avait le même âge que John Lennon
Je le vois jeune homme accélérant dans la cab­ine de son “hazon”
pen­dant que ma mère au coin de la rue l’attend en fre­donnant “Let It Be”
c’est sa nana et il se dépêche de voler
il ne leur reste qu’un bref instant — en fait, le temps de clign­er des yeux
mais leur musique et la musique des Bea­t­les res­teront avec moi

 

∗∗∗

SIGHETU MARMATIEI


A Sighetu Mar­matiei l’odeur des pommes verreuses
Et les gitanes t’at­tra­pant par les manch­es pour lire ton avenir
pré­ten­dant tout savoir sur toi
dans un relent d’eau-de-vie faite à la mai­son entrelacée d’oignons mâchés le matin
et de cig­a­rettes ukrainiennes
passées en con­tre­bande par le pont frontal­ier plusieurs
fois par jour

les brumes du matin envelop­peraient la ville jusqu’au cou
descen­dant des mon­tagnes — comme les vil­la­geois du lieu — au marché de Sighetu
et s’at­tar­dant dans les rues
puis blot­tis con­tre les immeubles avec la tête
comme les chiens errants
de cette ville

Je me tenais au croisement
où le pan­neau indi­quait la direc­tion de Baia-Mare
tout près d’une syn­a­gogue restaurée
une église ortho­doxe la mairie et de quelques maisons en boites d’allumettes
ren­ver­sées par le vent attes­tant de la chute
de toutes les Europes et des empires
et seul le chemin de fer con­stru­it à l’époque de l’Autriche
se dirigeait au moins quelque part en tirant les voitures
comme un enfant désobéis­sant par la main
et le train
entrant dans les mon­tagnes y dis­paraî­trait à jamais
ayant emporté les Juifs

car il leur était impos­si­ble de vivre ici
c’est-à-dire de prier dans leur synagogue
de traire leurs chèvres et ven­dre du poivron rouge
se ren­dre à Baia-Mare et en Hongrie
et chanter leurs chants funèbres chaque sabbat

il était impos­si­ble de vivre ici en général
par­mi les églis­es en bois aux inscrip­tions cyrilliques
avec les images de Sainte Barbe et du Juge­ment Dernier
avec les évangélistes ten­ant cha­cun au garde-à-vous, l’index
comme une clé
et le veilleur de nuit probablement
en fer­mant l’église et la porte du cimetière pour la nuit
grom­mellerait que les clés et les ser­rures étaient rouillées

Et Sighetu Mar­matiei sen­tait aus­si les prunes écrasées
avec leurs noy­aux comme les yeux bruns d’une vache morte
et  mouch­es et des four­mis ram­pant sur elles
et il était évi­dent que le train de nuit approchait de la gare
locar bien avant l’ar­rêt, le mécani­cien signalait
à ces mon­tagnes aux pommes aux prunes et aux gitans fatigués
qui buvaient du vin à la tav­erne en bord de route
et vidaient des tru­ites gril­lées de leurs mains sales
en cri­ant à l’aubergiste
de servir plus de pain blanc
à toute vitesse

Car ils devaient attein­dre la fron­tière au moment où
leurs femmes ren­traient à la maison
avec des cig­a­rettes de contrebande

 

∗∗∗

DACIA 13003

 c’é­tait pen­dant le règne de Ceaus­es­cu quand les vieux bâti­ments s’effondraient
que les habi­tants de Bucarest voy­ageaient dans des char­i­ots tirés par des vaches
et que seuls les oiseaux tour­nant au-dessus de la cam­pagne étaient libres

 la voiture avait été achetée par son père avec sa paye mensuelle
de la Secu­ri­tate comme informateur
à l’époque c’é­tait nou­veau et jalousé de tous

 cette nuit-là, il con­dui­sait avec sa copine pour éclair­er la ville
parce que l’élec­tric­ité était ven­due à l’étranger
de même que le droit des Juifs à l’émigration était mon­nayé con­tre des devis­es fortes

 alors tout le monde voulait être juif pour fuir
et tout le monde voulait vivre à Paris puisque tout le monde savait le français
pas moins bien que Tris­tan Tzara ou Mircea Eliade

 elle était assise à côté de lui en larmes car sa grossesse l’avait irrité
il lui a demandé d’al­lumer sa cigarette
puis il s’est arrêté, est sor­ti de la voiture en courant et a don­né de toutes ses forces un coup de pied dans les pneus

 aus­si ronds que son ventre

 

 

∗∗∗

Le FILS PRODIGUE

lorsque dans cette parabole de l’é­vangile – qu’on lit en ce moment dans la petite église du village -
le père se pré­cip­ite pour accueil­lir son fils en ordon­nant aux servi­teurs de lui met­tre la meilleure robe et de tuer un veau pour lui

Devrait alors briller pour moi au moins une faible lumière dans l’une des cham­bres du six­ième étage

mais il fait noir — per­son­ne n’at­tend : ou bien  ils dor­ment — car il est minu­it passé – ou bien  ils sont partis
et n’ont pas lais­sé leurs clés aux voisins

peut-être devrais-je aller chez mes plus proches amis : ils étaient si con­tents de m’héberg­er pour la nuit
avant de se mari­er et ils écoutaient ma poésie avec tant de gratitude
mais la douane a con­fisqué mon car­net d’adress­es (guerre con­tre le terrorisme)
et je ne me sou­viens ni de leurs adress­es ni de leurs numéros de téléphone

s’ils lisent la parabole de l’é­vangile sur le fils prodigue dans cette petite église de village
alors quelqu’un doit ressen­tir les mots les plus cuisants
et rester dehors tête nue
sous la neige qui tombe

 

 

∗∗∗

Notes

  1.  Dom­bra — un instru­ment à cordes kazakh

       2. Hazon — un camion soviétique

       3. Une voiture roumaine fab­riquée pen­dant la guerre froide

∗∗∗

Pho­to de Une © Mile­ny Androshhuk

Présentation de l’auteur

Vasyl Makhno

Vasyl Makhno est un poète, prosa­teur, essay­iste et tra­duc­teur ukrainien. Il a traduit la poésie de Zbig­niew Her­bert, Janusz Szu­ber et Anna Fra­jlich du polon­ais vers l’ukrainien et a édité une antholo­gie de jeunes poètes ukrainiens des années 1990. Ses écrits sont large­ment traduits dans de nom­breuses langues. Des recueils de livres de poésie, de prose et d’es­sais sont apparus en Alle­magne, en Pologne, en Ser­bie, en Israël, en Roumanie et aux États-Unis. Il a par­ticipé à des fes­ti­vals inter­na­tionaux de poésie en Ser­bie, en Pologne, en Alle­magne, en Inde, en Colom­bie, au Nicaragua, en Macé­doine, en Roumanie, en Slovénie et aux États-Unis. Il est récip­i­endaire du prix du Fonds Kovaliv (2008), du prix inter­na­tion­al de poésie Povele Morave de Ser­bie (2013), du prix du livre de l’an­née de la BBC (2015) et du prix lit­téraire inter­na­tion­al ukrainien-juif « Ren­con­tre » (2020). Makhno vit actuelle­ment à New York.

Bib­li­ogra­phie 

Poésie

Skhy­ma (1993).
Cae­sar’s Soli­tude (1994).
The Book of Hills and Hours (1996).
 The Flip­per of the Fish (2002).
38 Poems about New York and Some Oth­er Things ( 2004).
Cor­nelia Street Café: New and Select­ed Poems (2007).
Win­ter Let­ters (2011).
I Want to be Jazz and Rock­’n’Roll (2013).
Bike (2015).
Jerusalem Poems (2016).
Paper Bridge ( 2017)
A Poet, Ocean and Fish (2019).
One Sail House (2021).

Essais

The Gertrude Stein Memo­r­i­al Cul­tur­al and Recre­ation Park (2006).
Horn of Plen­ty (2011).
et Sub­urbs et Bor­der­land (2019).
Bik­ing Along the Ocean (2020).

Théâtre

Coney Island (2006).
Bitch/Beach Gen­er­a­tion (2007).

Nouvelles 

House in Bait­ing Hol­low (2013)

Romans

Eter­nal Cal­en­dar (2019).

Autres lec­tures

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