Vincent Lambert, ÉCOLE DE LA NUIT

Par |2025-05-06T08:03:55+02:00 6 mai 2025|Catégories : Poèmes, Vincent Lambert|

1

vers sept huit heures un soir
je cher­chais une écharde
dans un jeune auriculaire
mon garçon la voy­ait, la voyait
il fini­ra bien par oublier
pourquoi il a mal
et fer­mer les yeux
ce qu’on appelle grandir
j’allais étein­dre, il m’a dit : je suis
pas mal sûr que je peux prédire
la moitié de l’avenir
j’ai dit : pour vrai ?
et lui : ça va être
la nuit
la moitié du temps

2

alors j’ai vu, la nuit
c’est un couloir devenu forêt
un monastère sauvage
mon ter­ri­toire sous les eaux
la marge illim­itée des formes
des paroles qui fixent
les con­tours du moi dans une brique
l’heure où quelqu’un sort du frigidaire
Nep­tune et ses pluies de diamants
la nuit nous attire dans sa bouche
avec des reflets
un voy­age de quelques mètres au pays
de la fer­me­ture des fron­tières absolue

3

dormez bien – je creuse le noir avec une cig­a­rette, je perds
le rythme cir­ca­di­en, je décroche, je fais le zéro insondable

à l’entière dis­po­si­tion d’on ne sait quoi, des chiens reniflent
dans les zones gazeuses au com­mence­ment de nos histoires

brûlant d’arriver comme un pèlerin dans l’escalier d’Escher
quelque chose au milieu n’a pas de fond ne vieil­lit pas

4

ta forme de vie va aux ténèbres
pour éclore
elle pousse la tête en bas
age­nouil­lée près du lit
en signe d’abandon
déplie la main et la bête
en-dessous
vient boire

5

le con­tremaître de nuit
nous rat­trape en marchant dans les rangées de cases
les allées de verre du jardin de givre de la cité des morts
encore gelé sur la voie du vide parfait
per­son­ne n’a envie qu’il enlève son capuchon
se retourne et
nous ressemble
sosie sans bouche

6

cer­tains mots cha­toient ici plus que d’autres
con­do­mini­um ocu­laire craie fée muraille yamaha
encodée dans un mur de la forteresse
une brique
donne des vies

7

j’ai ten­dance à t’oublier, Lune
maîtresse des inversionnistes

comme toi je vis à l’envers
de la pro­gram­ma­tion et m’entoure de pénombre
pour fleurir, je descends dans mes paramètres
à la recherche d’une fonc­tion désactivée
je retourne mes poches, je tends vers toi
ma défec­tu­osité comme une offrande
au dieu pour les nuls, un signe obscur
dans les vis­cères du crapet-soleil

8

minu­it approche et plus on est égaux
moins il fait noir dans le noir

on entend mur­mur­er les rivières
dans les oreilles sales de nos ancêtres

le faible éclat des fronts nous apparaît
ce qu’on appelle le jour est la nuit d’un autre jour nous le sentons

d’autres ont dérivé qui for­ment une chaîne et la brisent en tournant
pour nous laiss­er entrer

9

soudain la cer­ti­tude qu’on peut voir
dans la nuit héréditaire
par le bout des doigts

long lig­nage
aiman­té comme les minéraux de l’esprit dans les veines
d’eau de l’orgue défib­ril­lisé par le dégel
cail­lots praniques aspirés par les pupilles nerveuses
la vie intérieure du monde est stro­bo­scopique et trop
de vie affole

j’abandonne la tête dans le courant qui me traverse
je recom­mence à grandir
j’émerge

10

vues du ciel
nos villes ressem­blent à de la moisissure

qui cha­toie
un filet de neu­rones jeté
sur un beau néant navigable

nous l’espèce élevée
dans la peur du noir, on fait clignoter
la mai­son du dedans (le dernier vœu
de la vie éparpil­lée : se voir
se voir en ce moment précis
de l’univers)
mais c’est une carie vermeille
dans la bouche d’ombre

ma fenêtre

11

on sort deux par deux fumer de l’air et les étoiles, des trous
dans le cou­vert de la boîte à respir­er par les yeux
des noti­fi­ca­tions loin­taines dans les poches de l’univers
le vingtième siè­cle n’a rien changé à l’immense paix régnante
je vote pour une heure de noir mon­di­al à méditer le bras d’Orion
la Terre émet une pulsation
aux vingt-six sec­on­des et per­son­ne ne sait pourquoi
ce qui se passe est réelle­ment insé­para­ble à l’infini
je baisse le son et j’ouvre les fenêtres
je touche la myr­i­ade en te touchant toi

12

déjà habitués à vivre
on oubli­ait l’autre nom qu’on porte en dormant
veilleuse qui folâtre à minu­it moins deux
égarée dans les veines de la mine aux idées
à la recherche d’un corps pour s’enfouir
et parler

Présentation de l’auteur

Vincent Lambert

Vin­cent Lam­bert, né en 1980 à Saint-Nar­­cisse-de-Beau­ri­­vage, est un écrivain québé­cois. Vin­cent Lam­bert est né en 1980 à Saint-Nar­­cisse-de-Beau­ri­­vage. Il détient un doc­tor­at de l’U­ni­ver­sité Laval, parue aux édi­tions Nota bene sous le titre L’Âge de l’irréalité. Soli­tude et empaysage­ment au Cana­da français (1860–1930) pour lequel il s’est mérité le Prix Vic­­tor-Bar­beau de l’A­cadémie des let­tres du Québec. Il a pub­lié son pre­mier recueil de poésie, Paysages récents, chez Le lézard amoureux en 2005. En 2013, il fait paraitre La fin des temps par un témoin ocu­laire à L’Hexa­gone. En 2019, il pub­lie Mirabil­ia chez Le Quar­tanier. Il a codirigé de plusieurs ouvrages col­lec­tifs, dont trois aux édi­tions Édi­tions Nota bene; Leçons du poème en 2008, Lignes con­ver­gentes. La lit­téra­ture québé­coise à la ren­con­tre des arts visuels, en 2009 et La tombe ignorée. Lec­tures d’Eu­dore Évan­turel, en 2019. Il a aus­si fait paraitre J’écris fleuve chez Leméac en 2015, Espaces cri­tiques : écrire sur la lit­téra­ture et les autres arts au Québec (1920–1960) aux Press­es de l’U­ni­ver­sité Laval, en 2018 et Sen­sorielles : autour de Paul Chanel Malen­fant, aux Édi­tions du Noroît en 2018. Lam­bert compte aus­si une antholo­gie à son act­if, Une heure à soi. Antholo­gie des bil­let­tistes (1900–1930), aux Édi­tions Alias, en 2005, ain­si qu’un livre jeunesse, Une chose étrange et gen­tille (et invis­i­ble) paru chez La Courte échelle en 2021. Il a égale­ment pub­lié des textes en revues, dont Con­tre-Jour, et tient une chronique dans la revue l’Inconvénient. Il est enseignant au Cégep de Limoilou.

Bibliographie

Poésie

  • Paysages récents, Mon­tréal, Le lézard amoureux, 2005, 70 p. 
  • La fin des temps par un témoin ocu­laire, Mon­tréal, L’Hexa­gone, 2013, 75 p.
  • Mirabil­ia, Mon­tréal, Le Quar­tanier, 2019, 293 p.
  • La troisième à par­tir du Soleil, Mon­tréal, Le Quar­tanier, 2023, 152 p. 

Essai

  • L’âge de l’ir­réal­ité. Soli­tude et empaysage­ment au Cana­da français 1860–1930, Mon­tréal, Édi­tions Nota bene, 2018, 444 p.

Ouvrages collectifs

  • Leçons du poème, sous la direc­tion de Vin­cent Lam­bert, Mon­tréal, Édi­tions Nota bene, 2008, 202 p. 
  • Lignes con­ver­gentes. La lit­téra­ture québé­coise à la ren­con­tre des arts visuels, sous la direc­tion d’An­toine Bois­clair et de Vin­cent Lam­bert, Mon­tréal, Édi­tions Nota bene, 2009, 178 p.
  • J’écris fleuve, sous la direc­tion de Vin­cent Lam­bert et d’Is­abelle Miron, Mon­tréal, Leméac, 2015, 214 p. 
  • Espaces cri­tiques : écrire sur la lit­téra­ture et les autres arts au Québec (1920–1960), sous la direc­tion de Karine Cel­lard et Vin­cent Lam­bert, Québec, Press­es de l’U­ni­ver­sité Laval, 2018, 394 p. 
  • La tombe ignorée. Lec­tures d’Eu­dore Évan­turel, sous la direc­tion de Vin­cent Lam­bert, Yves Laroche, et Claude Par­adis, Mon­tréal, Édi­tions Nota bene, 2019, 202 p.
  • Sen­sorielles : autour de Paul Chanel Malen­fant, sous la direc­tion de Vin­cent Lam­bert et Jacques Paquin, Mon­tréal, Édi­tions du Noroît, 2018, 370 p. 

Anthologies

  • Une heure à soi. Antholo­gie des bil­let­tistes (1900–1930), Édi­tions Alias, 2005, 211 p.

Livre jeunesse

  • Une chose étrange et gen­tille (et invis­i­ble), Mon­tréal, La Courte échelle, 2021, 79 p.

Prix et honneurs

  • 2019 — Prix Vic­­tor-Bar­beau de l’A­cadémie des let­tres du Québec pour L’Âge de l’irréalité. Soli­tude et empaysage­ment au Cana­da français (1860–1930)

Autres lec­tures

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