En 2007, Ado­nis pub­li­ait le pre­mier vol­ume d’al-Kitâb, Le Livre, entrée en matière d’un mon­stre poé­tique excep­tion­nel, dans lequel se lisait tout l’art poé­tique du poète et de l’homme, comme aus­si ses engage­ments per­son­nels en dedans et en dehors du monde dit arabo musul­man. Il nous donne main­tenant le sec­ond opus de cette extra­or­di­naire aven­ture poé­tique et livresque, une paru­tion qui pour nous vient comme un écho aux reven­di­ca­tions exprimées il y a peu en nos pages par notre ami Christophe Morlay.

Adonis, al Kitâb, Le Livre, Ed. Seuil

Ado­nis, al Kitâb, Le Livre, Ed. Seuil

Opin­ion et reven­di­ca­tions que je viens plutôt pro­longer ici que dis­cuter, même si le regard de Mor­lay et le mien sur l’évolution de « l’occident » sont dif­férents, et sans doute en grande par­tie opposés. Ce livre va, de notre point de vue, con­naître une vie rare et impor­tante pour un ouvrage poé­tique car il ren­con­tre ou entre en réso­nance avec l’histoire con­crète du monde. Ici, Ado­nis réécrit l’épopée du monde arabo-musul­man en un temps de Print­emps arabes dont per­son­ne ne peut encore dire sur quoi ils déboucheront. Et cette vision poé­tique de ce même monde dit plus sur les univers arabo-musul­mans, et mal­heureuse­ment islamiques (au sens poli­tique de ce mot) que bien des « com­men­ta­teurs » dont le seul titre de gloire est l’ignorance crasse, igno­rance dev­enue motif d’ascension sociale dans cer­tains médias. Il suf­fit d’écouter une radio comme France Inter, le matin en par­ti­c­uli­er, ou à cer­tains autres moments de la journée, pas tous heureuse­ment, pour pren­dre con­science du niveau d’inculture atteint par nom­bre de « com­men­ta­teurs » de l’actualité, y com­pris cul­turelle ou intel­lectuelle. Ce qui ame­nait il y a peu, Fab­rice Luc­chi­ni, sur ce même média, à dire com­bi­en il était urgent pour tout un cha­cun d’éviter d’être « France-intéris­er ». Il a rai­son, Luc­chi­ni. Et de s’interroger, et nous avec lui, sur les méth­odes de recrute­ment de tels ignares. Sans doute existe-t-il des voies que plusieurs par­mi nous ignorent.

Si l’on veut penser ce qui se passe dans le monde musul­man, on évit­era donc ce genre de médias, et on lira des poètes tels qu’Adonis. On le lira parce que la poésie a, sur le long terme, plus à dire sur la souf­france humaine que le jour­nal­isme con­jonc­turel ; parce que, aus­si, ces mêmes con­jonc­tures, si elles sont douloureuses, n’en sont pas moins pro­vi­soires : per­son­ne ne se sou­vient des affres poli­tiques de la Mésopotamie anci­enne mais tout un cha­cun pense à Gil­gamesh. Cela peut sem­bler une opin­ion facile con­cer­nant une strate anci­enne de l’histoire uni­verselle ? Peut-être ! Je mets cepen­dant au défi la majorité de mes lecteurs de citer le nom d’un prési­dent de la IIIe République française, tan­dis que cha­cun aura aisé­ment une dizaine de poètes de l’époque à l’esprit. Il est des choses impor­tantes dans la vie. La poésie est de celles là. Les élu­cubra­tions poli­tiques et le fatras pro­pa­gan­diste per­ma­nent qui va avec…

Le Livre, donc. L’épopée écrite par un homme déten­teur du prix Goethe, à l’instar de Pina Bausch, Ing­mar Bergman, Jünger ou Thomas Mann. Des artistes dont le regard sur le monde dans lequel ils évolu­ent ou évolu­aient est pour le moins acéré. Une épopée qui est d’évidence l’une des œuvres par­mi les plus ambitieuses de la poésie de notre époque. Une œuvre dont le souf­fle rap­pelle Dante, mais alors un Dante plongé dans notre enfer. Notre ici-bas con­tem­po­rain. Toutes les vies humaines, depuis l’origine de l’Homme, sont infer­nales. La parole d’Adonis apporte donc beau­coup à son lecteur, car Ado­nis n’est pas seule­ment poète, il est aus­si né en Syrie, ce qui en 2013 n’est pas une mince affaire. Il a tôt pris posi­tion pour cri­ti­quer le devenir islamiste des Print­emps arabes, reçu moult cri­tiques à ce pro­pos. Il sem­ble bien qu’il ait cepen­dant eu en grande par­tie rai­son. J’ai du reste un point d‘accord per­son­nel avec son analyse de l’islamisme : il ne s’agit pas là d’un courant religieux mais bel et bien d’une util­i­sa­tion poli­tique du religieux, util­i­sa­tion fas­ciste et à visées total­i­taires. Les caus­es de l’islamisme poli­tique, du sou­tien de pop­u­la­tions à ce total­i­tarisme, impor­tent peu ; elle n’importe pas plus qu’autrefois les caus­es du sou­tien en par­tie pop­u­laire au nazisme. Ce qui importe, c’est la nature de ce pan du Poli­tique. Et cette nature est fas­ciste. Toute forme de sou­tien, en par­ti­c­uli­er occi­den­tal, et encore plus quand il provient d’une gauche qui ressem­ble de plus en plus aux enfants per­dus de Peter Pan, est action d’idiots utiles. L’histoire et les procès futurs fer­ont le tri. Ado­nis a aus­si cri­tiqué l’idée d’une inter­ven­tion occi­den­tale en Syrie, mal­gré les appels de l’opposition com­bat­tante. A pre­mière vue, cette cri­tique fort peu poli­tique­ment cor­recte est dis­cutable. Mais… que, ou plutôt qui s’agit-il de soutenir ? La ques­tion mérite d’être posée sans pour autant être immé­di­ate­ment con­sid­éré comme un sou­tien du pou­voir total­i­taire en place en Syrie. N’en déplaise à l’ambiance « jour­nal­is­tique » con­tem­po­raine, où tout le monde sem­ble « spé­cial­iste » de tout et apte à pos­séder une « opin­ion légitime » sur tous les sujets, au nom de con­cep­tions pour le moins étranges de la démoc­ra­tie (laque­lle ne me paraît pas être, en théorie, la prise de pou­voir général­isée de la médi­ocrité), en déplaise à cette doxa insup­port­able, le monde con­tem­po­rain ne saurait être pen­sé en blanc et noir. C’est pour­tant cette façon obscu­ran­tiste de con­cevoir les choses qui paraît pré­domin­er dès qu’une révolte ou une révo­lu­tion sec­oue un Etat dic­ta­to­r­i­al. Les révoltés seraient par essence dans le camp du Bien. Si la pen­sée en est là, c’est à désespérer.

Au fond, les posi­tions d’Adonis sont claires : une forme de mys­ti­cisme athée fondé sur un human­isme asso­cié à un refus du colo­nial­isme sous toutes ces formes. C’est aus­si cela qui ressort du Livre. L’homme et cette épopée en cours d’écriture sont absol­u­ment insé­para­bles, et c’est pourquoi il est impos­si­ble de par­ler de l’un sans évo­quer l’autre. Car, choi­sis­sant la sil­hou­ette de Mutan­ab­bî, sou­vent con­sid­éré comme le plus grand poète arabe clas­sique (lire le récent essai de P. Mégar­bané, Mutan­ab­bî, le prophète armé, Actes Sud, 2013), Ado­nis écrit, depuis le regard du poète clas­sique, une autre his­toire du monde arabe. Et finale­ment, un autre « Livre sacré » que le Coran. Quel poète, aujourd’hui, est plus entré en con­fronta­tion poé­tique avec le réel ? Per­son­ne. Alchimie, kab­bale, mys­tique, magie… Vio­lence. Ado­nis réécrit l’histoire réelle des hommes, une his­toire masquée sous les lam­beaux d’une fausse his­toire matéri­al­iste dom­i­nante et se présen­tant comme réal­ité unique. Et cette œuvre est exceptionnelle.

On entend ici et là, aux détours de l’un ou l’autre col­loque parisien, de petits poètes de la « cap­i­tale », vague­ment en charge de col­lec­tions mori­bon­des, qui se plaig­nent de la « mort de la poésie », ou du fait de… « ne pas avoir de suc­cesseurs ». Pour qu’il y ait des « suc­cesseurs », il faudrait encore, messieurs, qu’existe quelque chose à quoi suc­céder. Il s’agit là de grossières erreurs de per­spec­tive. Ils n’ont pas de suc­cesseurs autres que leurs clones insipi­des ces tout petits « poètes », cela est cer­tain. Mais il est tout aus­si cer­tain qu’ils ne savent pas ou plus lire. Sans quoi ils pronon­ceraient moins d’âneries. Et liraient Adonis.

 On écoutera Ado­nis ici :

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Antoine de Molesmes

Antoine de Molesmes est jour­nal­iste indépen­dant et écrivain