Anne Dujin, L’ombre des heures

Par |2019-12-21T19:12:47+01:00 20 décembre 2019|Catégories : Anne Dujin|

C’est une poésie du mur­mure que celle d’Anne Dujin, une poésie pré­cau­tion­neuse, dans laque­lle la ponc­tu­a­tion a été effacée pour ne laiss­er que la mélodie, dis­crète, mais réelle du vers. Cette poésie pour­rait être de celles que l’on récite à voix basse, dans la pénom­bre, ou l’ombre des heures, à un lecteur auquel le « tu » » fréquem­ment employé par la poète pro­pose une proximité.

Même si cette sec­onde per­son­ne induit sans doute d’abord un dia­logue de la poète avec elle-même, le lecteur est con­vié à cette intim­ité, d’autant mieux que l’attention quo­ti­di­enne que voue la poète à « toute chose » entre­tient une atmo­sphère de recueillement :

 

Dans le matin noir le réverbère
est l’étoile qui indi­qua jadis
l’entrée de la crèche
Vierge sans enfant, auréolée
des vapeurs de la machine à café
elle est là pour ceux qui lavent
les rues avant le jour
Berg­ers sans bre­bis, les mains jointes
autour de la tasse, à l’abri
dans le silence de ses yeux
lais­sant mon­ter peu à peu
le sourire de l’enfance

 

 

Anne Dujin, L’ombre des heures, L’herbe qui trem­ble, 2019.

Tout mérite d’être regardé, con­sid­éré et révélé : le réver­bère d’une rue devient étoile, puis Vierge ; les bal­ayeurs ou les êtres attablés devant le petit déje­uner, des bergers.

La poète con­voque ici des sym­bol­es bibliques mais en les tron­quant en quelque sorte : la Vierge est « sans enfants », les berg­ers « sans bre­bis ». Les êtres au réveil sont comme des orants, non pas age­nouil­lés dans une église pour prier, mais à table, et « les mains jointes », certes, mais autour d’une tasse. Le recueille­ment se vit dans la triv­i­al­ité des jours.

En d’autres poèmes encore appa­rais­sent quelques allu­sions bibliques, tou­jours dis­crète­ment, et dans le but sou­vent de dévoil­er à nou­veau toute la puis­sance évo­ca­toire de faits ordi­naires, ou de relay­er la quête d’une vérité intime.

Ain­si, dans le poème qui suit, et qui restitue un drame de l’enfance :

 

La vague immense de sa colère
a sub­mergé l’enfant
Après le déluge elle se relève
frag­ile, son regard mouil­lé cherche
un coin de terre où repren­dre pied
Les débris n‘encombrent pas encore
le chemin qui la ramène aux siens
et à son pro­pre cœur
C’est la force des êtres neufs

 

La métaphore qui assim­i­le les larmes à un déluge parait au départ presque prosaïque d’autant que, dans notre langue, elle est lex­i­cal­isée. Mais la poète, en filant le com­para­nt, lui redonne du relief ; elle le recon­sid­ère, par-delà sa lex­i­cal­i­sa­tion, de sorte que l’épisode biblique du Déluge éclaire d’une sig­ni­fi­ca­tion nou­velle, solen­nelle, cet événe­ment famil­ial : l’enfant pos­sède en effet cette fac­ulté de rebond et de renou­velle­ment par laque­lle il (elle) passe régulière­ment une nou­velle alliance avec la vie, comme Noé y fut invité par Dieu.

Quelles soient d’inspiration biblique ou non, les images sont à l’honneur dans cette poésie à laque­lle elles con­fèrent par­fois un tour naïf au sens où l’on a pu employ­er ce mot pour la pein­ture. De même que la pein­ture naïve ne respecte pas la per­spec­tive et retient le regard par la dis­pro­por­tion des motifs, l’intensité des couleurs et la pré­ci­sion des détails, de même l’image ouvre la con­science médi­ta­tive et imag­i­na­tive du lecteur qui s’attarde sur elle et son dessin, quelle que soit la fonc­tion d’élucidation du réel qu’elle assure par ailleurs.

A quoi tient ce pou­voir évo­ca­teur de l’image dans la poésie d’Anne Dujin ? A sa sim­plic­ité ?  Une femme appa­rait « ronde et pleine comme la lune ». Sa déli­catesse ? « Ta petite âme de coton » écrit la poète en s’adressant à un enfant. A la fréquence de la per­son­ni­fi­ca­tion ? « Les arbres lèvent vers le ciel leurs doigts nus » tan­dis que les feuilles de l’un d’entre eux – le mar­ronnier – sont des « vis­ages de nou­veau-nés » qui « frissonnent/ dans la paume du vent ».  A la façon qu’a la poète de fil­er, sou­vent, cette image ? De sorte que la con­science du lecteur s’absorbe en elle et que le secret du réel ne peut être atteint que par la médi­a­tion de l’objet choisi comme comparant :

 

La vie, grand man­teau de laine te gratte
par­fois, les épaules et l’intérieur des bras
Te vient l’envie de la laisser
gliss­er, sans que personne
ne s’en aperçoive et d’en porter une autre
Tes par­ents avaient com­mencé le travail
en util­isant les pelotes les plus douces
Le temps a décou­vert des fils
gris et beige, rugueux
que per­son­ne n’a choi­sis mais qui tiennent
ensem­ble les générations
Tu les aperçois par­fois sur le manteau
de tes enfants, dont tu tricotes
les pre­miers rangs avec une laine
que tu croy­ais toute neuve
Tu ne les arracheras pas
L’important est de les avoir vus

 

 

On le perçoit ici, l’image n’a rien de gra­tu­it, pas plus que la poésie qui fonde sur elle. Les poèmes d’Anne Dujin œuvrent en par­ti­c­uli­er à l’avènement de soi à tra­vers et par-delà égare­ments, refus et blessures :

 

Les généra­tions passent
et empi­lent le masque des mères
sur le vis­age des filles
La vie se déroule à travers 
des trous tail­lés pour un autre regard
et les rêves s’écorchent
con­tre leurs bor­ds râpeux
Le nœud est trop ser­ré et les crampes
vien­nent, à force de tir­er dessus
D’autres bras seuls
autour de leurs cous y parviendront
et leur diront enfin
qui elles sont

 

Ce recueil laisse entrevoir un chem­ine­ment depuis le désar­roi jusqu’à la con­fi­ance. La poète affronte l’inquiétude d’être — ou plus encore de n’être pas — et la vul­néra­bil­ité qui s’ensuit ; elle con­fie : « il y a longtemps que j’ai oublié/ le vis­age de mon désir et l’écho de mon nom ». Avec lucid­ité, sans com­plai­sance, elle ose regarder et nom­mer « cette racine noire, avide, qui s’abreuve au mince filet de (sa) con­fi­ance » et le ruine, quand pour­tant tous les signes de pléni­tude sont rassemblés.

Ecri­t­ure auto­bi­ographique, donc ? Assuré­ment puisqu’Anne Dujin fonde son chant sur l’expérience, et ne craint pas, entre autres, d’aborder celle de la mater­nité mal­gré les soupçons de mièvrerie dont elle est par­fois taxée. De la grossesse à la nais­sance, et au partage de la vie d’un enfant, plusieurs poèmes révè­lent com­bi­en cette expéri­ence plonge au cœur de l’énigme de vivre, et de mourir : 

 

Pour Louise

Dans ton ven­tre, l’ulcère a remplacé
le bébé qui n’a pas trou­vé sa place

Le point brûlant s’enflamme
en silence sous la loupe
des inquié­tudes bienveillantes

Nos bouch­es échangent
les mots qui rassurent
pour que demain reste possible

Mais tes grands yeux sombres
bril­lent de la lueur jaune, fébrile
du pourquoi

 

De l’enfant, la poète a beau­coup à appren­dre, comme cha­cun, et comme poète par­ti­c­ulière­ment ; c’est pourquoi la requièrent le regard et le lan­gage du plus jeune qui, dans la rue four­mil­lante, sait, lui, dis­tinguer « l’oiseau/ et l’avion, étoiles filantes de plein jour », tan­dis qu’à l’occasion des quelques mots qu’il prononce, « ses lèvres dépla­cent les nuages ».

Ni l’attention à l’enfant, ni l’écoute accordée au plus pro­fond, à « l’envers » de soi ne con­duisent à un repli ; elles sont au con­traire pour la poète l’occasion d’une médi­ta­tion non seule­ment sur un art poé­tique, mais sur la con­di­tion humaine : cette poésie intè­gre pleine­ment autrui. Sa quête, et son ambi­tion ultime, comme l’énonce le dernier vers du recueil, sont en effet d’« aimer et com­pren­dre toute chose ». Ain­si le lecteur sent-il bien, pour para­phras­er Hugo que lorsqu’Anne Dujin nous par­le d’elle, elle nous par­le de nous. Le poème nait, après une décan­ta­tion patiente, de sorte que cette part d’elle-même à laque­lle atteint la poète est pleine­ment uni­verselle. D’ailleurs, Anne Dujin prête son regard et sa voix aux autres ; elle se fait autant que pos­si­ble le témoin des « invis­i­bles », des incon­nus croisés au hasard des rues ou des infor­ma­tions qui lui sont par­v­enues du monde.  Le poème sig­nale ain­si quelle réso­nance l’expérience d’autrui, par­fois douloureuse, a reçue chez la poète qui, à défaut de plus, offre ses mots en signe d’accueil.

Ain­si, le « petit vis­age blanc (…) tiré des décombres/ comme un dra­peau muet/ qui sup­plie que cela cesse » a‑t-il ouvert, autant que la bombe dont il fut vic­time une « lézarde » au cœur de la poète, lézarde qui appelle l’écriture. Chaque poème offre donc une expéri­ence de con­science grâce à laque­lle l’intuition de la vie — celle de la poète et celle des autres — s’approfondit.

Le jeu des pronoms dans le recueil témoigne de la réciproc­ité des com­bats : deux­ième et troisième per­son­nes alter­nent, le « tu » peut être prêté, comme la voix de la poète elle-même à un autre, et « l’attente brûlante/ de pou­voir vivre enfin » qu’elle avoue sienne s’avère ain­si partagée par autrui, par ceux-là qui, un jour, comme le remar­que un poème, « habitent enfin la Terre ».

Car, par-delà la souf­france et les résis­tances, cette poésie cherche au con­traire les signes d’une ouver­ture, d’une sérénité pos­si­ble mal­gré tout, d’une lumière intérieure :

 

Tin­toret

L’ombre éclaire pour la pre­mière fois
la lumière qui vient de l’intérieur
du monde des hommes

Tout devient visible
jusqu’à l’envers de notre cœur.

 

Les poèmes d’Anne Dujin puisent pro­fondé­ment dans l’expérience, dans une langue dont la sim­plic­ité ne doit pas faire croire à la facil­ité. On sait au con­traire qu’il n’est rien de plus exigeant que le sim­ple. Il y faut beau­coup de patience, encore une fois, pour « nomme® les choses » et trou­ver les mots qui puis­sent accueil­lir ce dont on fut témoin, et plus encore des mots siens, non pas « gonflé(s)/ de ce que tous dis­ent déjà ». Ce recueil, pour être le pre­mier du poète, n’en fait pas moins enten­dre une parole mûre, « des mots tant atten­dus », qui ont tra­ver­sé le temps mais restent arrimés aux « bat­te­ments du cœur ».  La poésie d’Anne Dujin est de ces paroles lyriques qui font de l’émotion éprou­vée l’occasion et le moyen d’entrer plus avant dans la vie, le poème per­me­t­tant d’approfondir sa com­préhen­sion mais aus­si son accep­ta­tion. Cette poésie est donc de celles qui aident à vivre. 

 

Présentation de l’auteur

Anne Dujin

Anne Dujin est soci­o­logue, poli­tiste et poète. Elle a pub­lié ses pre­miers poèmes dans les revues Arpa et Le Jour­nal des Poètes.

© L’Hu­man­ité

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Judith Chavanne

Bio-bib­li­ogra­phie de Judith Cha­vanne Judith Cha­vanne est née dans l’Isère mais vit actuelle­ment en Ile-de France. Elle a reçu le prix Louise Labé et le prix de la voca­tion en 1997. Elle est mem­bre du jury du pre­mier recueil. Œuvre poé­tique Entre le silence et l’ar­bre, Gal­li­mard, 1997 (Prix de la voca­tion et prix Louise Labé) La douce Aumône, Empreintes, Suisse, 2002 Le don de soli­tude, L’Arrière-pays, 2003. Un seul bruisse­ment, Le bois d’Orion, 2009 A ciel ouvert, L’Arrière-pays, 2011 Elle chan­tait, Édi­tions Hen­ry, 2017 A l’équilibre, Le bois d’Orion, 2018 Livre pau­vre Trou­ble du temps avec Cather­ine Sour­dil­lon. Œuvre cri­tique Philippe Jac­cot­tet, une poé­tique de l’ouverture, édi­tions Seli Arslan, 2003. Pré­face à la réédi­tion de trois vol­umes de Pierre Voélin aux édi­tions Empreintes (Suisse), 1999 Pré­face à Dans les pièces obscures, dans les claires de Bo Carpelan, Ate­lier La Feu­graie, 2003 Coor­di­na­tion du numéro 45 de la revue Nu(e) con­sacrée à Pierre Dhain­aut, novem­bre 2010. Dif­férents arti­cles et notes de lec­tures parus en revue. Judith Cha­vanne, enseignante, est mem­bre du jury du pre­mier recueil. Elle a fait paraître sept recueil de poèmes, le pre­mier, Entre le silence et l’arbre en 1997 aux édi­tions Gal­li­mard, le dernier, À l’équilibre aux édi­tions du Bois d’Orion en 2018. Elle est aus­si l’auteur d’un essai sur Philippe Jac­cot­tet, Philippe Jac­cot­tet, une poé­tique de l’ouverture, édi­tions Seli Arslan, 2003.
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