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Matthieu Lorin, Un corps qu’on dépeuple

Un corps qu’on dépeuple : l’arroi du désarroi

Matthieu Lorin survit à lui-même comme aux faux-semblants, une face rieuse tournée vers un monde dévasté, l’autre, tragique, greffée à ses ruines d’enfance. Entre les deux circule un humour à froid protecteur mais tendu comme un arc, pourvoyeur d’images saisissantes.

Directeur exigeant de l’excellente revue numérique et récemment sur papier La page blanche, il est en prise directe avec les propositions poétiques qui affluent voire pullulent à ses portes. Il est l’auteur d’une œuvre récente qui s’émancipe, se corse, se densifie.

Dans Souvenirs et grillages, suivi de Proses géométriques et arabesques arithmétiques (éd. Sous le Sceau du Tabellion, 2022), Matthieu Lorin nous prévenait : aujourd’hui on découvre le futur dans les poèmes éventrés et plus loin : Je suis celui qui se déleste d’une humeur capable d’arracher les grillages d’une ville entière, portant ainsi déjà un regard chargé d’une violence contenue sur son rapport à l’écriture et au monde qui l’habite plus qu’il ne l’habite. Dans Cartographie d’une rancune, à paraître en 2024, il s’agira de localiser le chaos du corps : Les angoisses ont déchiré la nuit. Chaque morceau est parti de son côté, faisant de mes paupières le pansement d’un sommeil démoli. Dès l’éclosion d’Un corps qu’on dépeuple, le lecteur est acculé à l’extrême violence d’exister : Il faut se détacher de ce ventre, briser le cocon comme le paysan tire un coup de fusil dans la ruche. Le dard est une révolte, on me l’apprendra plus tard.

Ce recueil comporte des poèmes en prose de deux à quatre versets, ponctués à intervalles irréguliers de quatre lettres qui soumettent aux destinataires Monsieur et/ou Madame des candidatures ironiques et mélancoliques. Ces offrandes de bouts de corps rescapés que sont les poèmes jettent sur le monde de l’usure, à tous les sens du terme, un regard glacé comme la mort.

Matthieu Lorin, Un corps qu’on dépeuple, Exopotamie éditions, 65 pages, 15 €.

Le poète récidive donc lorsqu’au cœur de la déchirure il expose en sacrifice son « je », qu’il serait vain de masquer dès lors qu’il incarne son propre masque littéraire, cette instance pronominale que tout lecteur peut investir. Paradoxalement, ce « je » du poète, âpre, arqué sur sa rancune, douloureusement arrimé au corps, crée par sa dureté une distance qui permet au lecteur d’approcher puis de visiter cette différence, cette altérité qui se dépèce au fur et à mesure qu’elle s’incarne en recueils de poèmes. Figure cathartique et bouclier de lui-même, « je » bataille contre les leurres, les impostures, les déguisements et les certitudes qui ont lacéré l’enfance et continuent de ravager le monde contemporain. Le poème, à la fois intime et universel, est là pour redevenir vierge de toute occupation maligne.

Matthieu Lorin opère à coups d’images percutantes dont les découpes s’agencent selon une nécessité que seuls contrôlent les traumas de l’enfance. Résultat : une cohérence métaphorique frappée toutefois d’inattendus, où reviennent les motifs des os, des dents, de la peau, des nerfs, des viscères, du mensonge, de l’appel, de l’écho…; une écriture dont le filet de mémoire lancé dans le vide active et capture des réminiscences. J’accepte l’idée de balancer mes mains par-dessus la montagne, à travers des fenêtres désaxées. Pas d’expressionnisme délirant pour autant, ni de jets de rage ensauvagée. Non, un cadastre, une géométrie, un arroi du désarroi, une violence méticuleuse, chirurgicale qui résonne de ses harmoniques dans la mémoire du lecteur : Hacher le rythme, réduire l’église à des parcelles, un cadastre imposé aux mots. La syntaxe, seul rhésus qui compte. La parole attaque enfin, exhibe ses douleurs.

 La poésie n’intéresse au sens littéral du terme – « être entre, parmi » – que si elle érafle, incise, s’immisce en nos propres blessures. Quand elle flatte le consensus, elle n’est que bavardage. Pas de poésie sans langue, donc, sans carmen, ce qu’ignore un nombre considérable d’auteurs improvisés qui persistent à égrener leurs monosyllabes sur des pages blanches. Certes, l’épigraphe de Blaise Cendrars « On a beau ne pas vouloir parler de soi-même, il faut parfois crier », en appelle au cri, mais la poésie de notre poète est un déracinement davantage qu’un « cri », ce topos désormais éculé qui fait vibrer les fossoyeurs du chant. Elle extrait avec le mot ce qu’il s’épuise à dire et qui lui échappe comme aspiré par la terre. Elle laisse sur son aire une empreinte, un concentré de notre propre disparition, de notre mise en pièces par les Bacchantes de l’enfance.

C’est pourquoi, je souhaite envahir vos nuits dans l’espoir de faire de nos futures rencontres une façon de repeupler ce corps.

La missive solliciterait donc de la part du lecteur ou d’un destinataire de l’au-delà, une confrontation décisive, une résolution du « je », sa renaissance. Mais la fin du recueil, échappant à cet autre topos du happy end, réactive le cancer de la révolte et réensemence l’écriture poétique :

Les métastases ont cette poésie de jouer le corps aux dés.

Il n’est plus temps de discuter, l’os devient cassant, et ce sera bientôt au tour de ma peau, puis des mots.

Nous recommandons vivement la lecture de ce livre singulier, tenace comme une rancune, grinçant comme un squelette, violent comme une lame de couteau, humain comme une invitation, surprenant d’images incisives dont les braises qui les consument nous retiennent dans leur foyer.

Présentation de l’auteur

Matthieu Lorin

Né au début des années 1980 en Normandie, Matthieu Lorin vit actuellement à Chartres où il enseigne.

D’abord nouvelliste (prix de la nouvelle Crous de la région Centre-Val de Loire, prix de la ville de Rouen), il écrit aujourd’hui à la poésie. Ses premiers textes ont été publiés en revues : Lichen, Décharge et surtout La page blanche dont il est devenu l’éditeur associé. 

Son premier recueil, Le tour du moi en 31 insomnies, est publié aux éditions du Port d’Attache. Proses géométriques et Arabesques arithmétiques a d’abord été publié en 2021 par les éditions du Nain qui tousse, accompagné par des aquarelles de Marc Giai-Miniet. Puis il publie  Souvenirs et Grillages.

Bibliographie

  • Le tour du moi en 31 insomnies éditions du Port d’Attache.

  • Proses géométriques et arabesques arithmétiques éditions du Nain qui tousse.

  • Souvenirs et grillages, éditions Sous le Sceau du Tabellion.

Poèmes choisis

Autres lectures

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Matthieu Lorin, Souvenirs et grillages suivi de Proses géométriques et Arabesques arithmétiques

Il n'est pas si aisé de rendre compte d'un ouvrage singulier, car assurément le livre de Matthieu Lorin l'est. C'est à dire étonnant, remarquable. Le titre en est un premier témoignage.

Je salue donc tout d'abord la concision et la grande justesse de la préface de Claude Vercey : « Matthieu Lorin [...] a mesuré combien l'entravaient les œuvres anciennes, comme autant de grillages [...] devenus barbelés dans le poèmes final, et qu'il faut couper avec une pince, et écarter pour se faufiler. ».

Pour ce qui est de la forme, ce sont des poèmes en prose et en effet, ils font la part belle à des souvenirs de lecture, des auteurs évoqués dans le titre, dont on suppose qu'ils ont fait impression sur l'auteur (Thierry Metz, Jean Giono, William Burroughs, Malcolm Lowry...). Je dirais qu'il y a plus clin d’œil ou image rémanente que réel hommage ou influence. Ainsi, dans le texte se référant à Hervé Bazin (nous avons tous en souvenir le terrible Vipère au poing) :

L'enfance fait voler en éclats fenêtres, bouches humides et collection de timbres-poste. Seules les déceptions ne peuvent se briser. Bien qu'en forçant un peu, en tapant dessus avec un marteau, il doive tout de même être possible de les réintégrer dans leur logement.

Matthieu Lorin, Souvenirs et grillages suivi de Proses géométriques et Arabesques arithmétiques, éditions Sous le Sceau du Tabellion, 2022, 106 pages 18 €

Une teneur, sinon sombre, du moins très désabusée, jalonne le recueil :

Autrefois, je rayais des journées entières de la carte du temps. Je frottais mes paumes l'une contre l'autre et tombaient au sol des miettes de ma jeunesse.
Tout se fane, même la fleur de l'âge.

  […]

Tout s'écroule, même l'espoir.

On ne saurait laisser de côté le goût certain pour les mots, avec, en premier lieu la présence de mots rares : syrphe, psoque, ou encore pyrrhocores, qui ne nuisent cependant en rien à la lecture. Ensuite, comment ne pas situer des pans entiers aux frontières du surréalisme, attention, je dis bien aux frontières :

Assis à regarder les enfants se jeter dans le vide, je m'accoude paresseusement à ma folie. J'aspire les rires comme autant d'élastiques rappelant à ma raison qu'elle est tenue en laisse.

Cela est surtout vrai pour la deuxième partie du recueil : Aujourd'hui, il pleut des segments et des diagonales venteuses, non sans humour : Il pleut des cordes et je n'ai pas d'arc, seulement deux mains incapables de me hisser, deux pentagones flasques proposés sur un étal d'algèbre.

Cette deuxième partie (son titre annonce la couleur) jouera de la chose mathématique : Malgré la pluie, tracez à la craie un cercle dont le rayon reprendra la distance qui vous sépare de vous-même.

Avec toujours cet humour désespéré :

Le polygone n'avait pas prévu que la faiblesse viendrait de ses droites. Il s'est effondré et ses angles se sont abattus. Devenu aussi écrasé par l'existence qu'un étendoir qui se casse la gueule, il a néanmoins fini par se relever.
(Image du fantassin après une salve ennemie)

On retrouve dans cette deuxième partie des souvenirs de lecture (encore Bazin et Brautigan, mais aussi Deleuze) :

Sous l'éclatant soleil, je me suis aperçu que j'avais dans ma mémoire – que l'on peut comparer à un atelier d'origami en désordre – des plis vertigineux comme des falaises, ainsi qu'une mappemonde usée, perdue dans un silo désaffecté.

Matthieu Lorin semble beaucoup douter de la qualité de ses poèmes (il a tort) et de leur capacité à trouver un éditeur (doublement tort) :`

Me restent aujourd'hui deux recueils sans éditeur, un crayon à l'encre au trois-quarts consommé // et ce poème. (page 20) Sans même savoir si cela fera un bon poème... (page 32) Et, au bout de cette année, mes poèmes ne sont toujours pas publiés... (page37) Je me croyais capable de déposer un obus entre chaque mot. Mais j'ai mal géré la mise à feu et tout à explosé à la relecture. (page55)

C'est le seul petit reproche que je lui ferai : cette dévaluation inutile, encore que dans le dernier exemple que je relève, l'humour et la formulation poétique absolvent l'auteur.

Tu ne veux pas comprendre que tu fais partie de ceux qui vivent à l'ombre des murs des grands domaines. J'habite, moi, un jardin étriqué où je coupe les fleurs du lilas et mes rêves paisibles. Je les prends à la main, les arrache à leur origine.
Je bousille tout en un sens.

Mais non, mais non, rassurez-vous, Matthieu Lorin, vous avez trouvé au moins un lecteur qui trouve que vous avez, étrangement certes, mais bellement construit.

Présentation de l’auteur

Matthieu Lorin

Né au début des années 1980 en Normandie, Matthieu Lorin vit actuellement à Chartres où il enseigne.

D’abord nouvelliste (prix de la nouvelle Crous de la région Centre-Val de Loire, prix de la ville de Rouen), il écrit aujourd’hui à la poésie. Ses premiers textes ont été publiés en revues : Lichen, Décharge et surtout La page blanche dont il est devenu l’éditeur associé. 

Son premier recueil, Le tour du moi en 31 insomnies, est publié aux éditions du Port d’Attache. Proses géométriques et Arabesques arithmétiques a d’abord été publié en 2021 par les éditions du Nain qui tousse, accompagné par des aquarelles de Marc Giai-Miniet. Puis il publie  Souvenirs et Grillages.

Bibliographie

  • Le tour du moi en 31 insomnies éditions du Port d’Attache.

  • Proses géométriques et arabesques arithmétiques éditions du Nain qui tousse.

  • Souvenirs et grillages, éditions Sous le Sceau du Tabellion.

Poèmes choisis

Autres lectures

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Un corps qu’on dépeuple : l’arroi du désarroi Matthieu Lorin survit à lui-même comme aux faux-semblants, une face rieuse tournée vers un monde dévasté, l’autre, tragique, greffée à ses ruines d’enfance. Entre les deux [...]