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Michel Fardoulis-Lagrange, Prairial

Prairial est le premier et seul recueil de poésies de Michel Fardoulis-Lagrange et qui mérite autant d’attention que pour ses romans. Nous savions que poésie ou roman, entre les deux, il y a peu de différences chez cet auteur.

Sa prose qu’on ne doit pas hésiter à qualifier de poétique (nommons là « roman-poésie » pour reprendre la formule de Michel Leiris dans sa préface à l’ouvrage de MFL « Volonté d’impuissance » paru en 1943, éditions Fontaine ; et inversement « poésie-roman »), fait donc écho aux poèmes dans cet ouvrage. On y trouve les mêmes images chez l’un et l’autre, les mêmes contraintes, les mêmes regards, les mêmes affirmations dans le sens de l’espérance, parfois le même hermétisme, et toujours cet univers cosmique. MFL vient d’un monde à part avec des révélations à nous faire, comme Jésus l’a fait en son temps.

Le religieux et le sacré proposent un espace littéraire, et probablement pas autre chose, qui garantit les rêves et les quêtes de Michel (tout comme ils ont garantie ceux de Rimbaud pour les mêmes raisons), lequel nous emporte vers des mondes d’ombres et de lumières croisées où l’on rencontre des personnages qui n’ont généralement pas leur place, en tout cas pas ainsi, dans la littérature dite classique. Peut-être est-ce aussi une des raisons qui trouble le lecteur et rend difficile sa lecture. Pour lire MFL, on doit certainement entrer en lui et devenir lui à travers ses yeux. Ce qui n'est pas aussi difficile à réaliser qu’on le prétend. Il faut juste se laisser bercer par la musique des mots et des phrases de Michel Fardoulis-Lagrange comme on se laisse bercer par les vagues les yeux fermés.

Michel Fardoulis-Lagrange, Prairial, Éditions Dumerchez, 1992, 23 € 71.

L’œuvre de Michel Fardoulis est donc unique, presque indescriptible, presque « inanalysable ». Ce qui rend pourtant formidablement intéressante son œuvre, c’est le langage qu’il détourne au profit de l’intérieur de l’histoire, ou du poème, pour les protéger, pour rendre leurs vérités plus que pour l’accompagner. Formules inhabituelles et personnalités (personnages) explorées comme si pour la première fois la langue s’exprimait. Langue du roman ou du poème, ou bien plutôt les deux à la fois, ce mélange a tendance à effrayer comme à fasciner. Michel ne donnant pas le choix au lecteur, celui-ci est obligé de faire avec ce que l’auteur propose mais aussi avec ce qu’il ne propose pas. Et c’est peut-être ici que le lecteur peut essayer de s’engouffrer.

Dans « Prairial », les mouvements des personnages construisent les images de ce monde inventé par Michel et donnent un socle solide pour rendre viable celui-ci. Il est rare qu’un écrivain s’enferme totalement dans son propre univers jusqu’à ne plus voir le monde tel qu’il est réellement sans toucher à la folie. Tel est le cas de Michel. Son univers sans sourire, car occupé à une tâche qui donne tout au regard depuis des siècles ; son univers sans monde destiné à contempler le plus précieusement possible cet autre nécessaire pour vivre, tout cela fait de Michel Fardoulis-Lagrange un écrivain très singulier.

Enfin, on ne peut que penser au poète de Charleville-Mézière, dont l’univers poétique de Michel Fourdalis est proche. Car il y a indubitablement du Rimbaud en lui. Leurs croyances à tout deux n’ont pas d’ambition autre que littéraire. L’un et l’autre étaient solitaires et vivaient dans le silence. Sans tomber dans le drame, le génie offre ici ses figures les plus marquées.

Il faudrait redéfinir cette nouvelle forme d’écriture et l’inscrire à côté des autres et non pas au milieu d’elles. La langue de Michel Fardoulis-Lagrange parle dans et de sa propre liberté, elle n’exprime pas autre chose.

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Extraits

 

L’OBSERVANCE DU MEME

La nostalgie et les échos
prennent part comme jadis à la foulée.
Sur les rivages,
les gymnopédies.
Le regard réclame des oiseaux en bancs,
des méduses uraniennes.
Pourquoi ne pas aller toujours plus près
sans accoster,
saluer les compagnons d'égal à égal ?
Ce seront encore
les recommencements, les siestes légendaires.
D'égal à égal, les transferts,
les bruits métaboliques des corps,
il n'y a plus que cela,
la prébende des veines,
les navigations intestines,
les voluptés tribales,
les boulimies.

RAPPEL

Quel foisonnement d'ombres
jumelées aux buffles
vers le crépuscule !
O Moira,
s'exclament les filles
au même moment
devant le naufrage
de leurs robes.
Sérénité pourtant,
ici et là
des profils d'argile,
ceux des dormants
impénitents.
Les destinées ailleurs
sont des pétales de fleurs
que ramasse le vent
pour un mémorial
des senteurs.
Tadis et naguère
ne paraissent jamais certains,
ces irisations
d'une souvenance
léthale.
Et dans l'antre
se consume le dinosaure
avec ses lymphes immaculées

Présentation de l’auteur

Michel Fardoulis-Lagrange

Michel Fardoulis-Lagrange naît le 9 août 1910 au Caire.

Son père Nicolas Fardoulis, originaire de Grèce et entrepreneur de travaux publics, arrive au Caire en 1883. Il y rencontre Katerina Nicolaïdis, d’origine grecque également. En 1912, deux ans après la naissance de Michel, la famille s’installe à Port-Saïd. Le jeune Michel y contracte la grippe espagnole. Remis, il retourne avec ses parents au Caire en 1920 et intègre le lycée français à l’âge de 16 ans. C’est à cette période qu’il se passionne pour l’écriture. Il écrit alors ses premières nouvelles qui sont publiées dans diverses revues en Égypte. Il a pour camarade le futur écrivain Stratís Tsírkas, de son vrai nom Yannis Hadziandréas. En 1927, il décide de voyager en Grèce en compagnie de l’un de ses amis, Georges Dimos.

Il arrive à Paris en août 1929, alors qu’il n’est âgé que de 19 ans. Il est alors plongé dans une grande misère, sans ressource. Il dira lui-même : « Quand je suis arrivé je me suis donné sans réserve à ce pays et partout j’ai été repoussé. » Malgré les difficultés, Michel entreprend des études de philosophie, puis adhère au Pari Communiste. C’est en 1935 qu’il fait la rencontre d’Albert Bringuier avec qui il correspondra jusqu’à sa mort.

Michel se marie en 1937, sa fille Monique naît en 1938. Mais la relation qu’il entretient avec sa femme est plutôt instable, si bien qu’il décide de partir vivre avec Francine de Buyl, rencontrée à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. C’est à cette période qu’il reprend l’écriture d’un récit commencé en 1930, Le Livre de Sathras. En 1939, Michel écrit Sébastien, l’enfant et l’orange qui paraît aux Éditions René Debresse en 1942 puis Volonté d’impuissance préfacé par Michel Leiris et publié aux Éditions Seghers en 1944. En 1941, un an après la naissance de son fils Pascal, qui se suicidera en 1988, Michel emménage avec Francine au 28, rue de la Tourelle à Boulogne-Billancourt.

C’est la publication de son premier roman Sébastien, l’enfant et l’orange qui lui apporte une certaine reconnaissance de la part du milieu littéraire, notamment d’auteurs tels que Paul Éluard, Michel Leiris, Jean Lescure ou encore Georges Bataille. À la fin des années 1942, Michel participe donc aux rencontres qui se tiennent rue de Lille, chez Georges Bataille. Il y rencontre notamment Raymond Queneau, Georges Limbour et Denise Rollin. C’est d’ailleurs chez Georges Bataille, mais à Vezelay cette fois, qu’il se réfugie en 1943, alors qu’il recherché par la police pour présomption de propagande communiste. Il y achève notamment son troisième livre intitulé Le Grand Objet Extérieur. Il sera tout de même arrêté, le 23 août 1943, en possession de faux papiers. Il est alors incarcéré à la Prison de la Santé. Aidé par Paul Valéry, Georges Bataille ainsi que Jean Paulhan, il évite finalement la déportation en Allemagne et trouve un poste de bibliothécaire. Il est libéré le 17 août 1944 par la Résistance.

De 1945 à 1951, il dirige, aux côtés de Jean Maquet, René de Solier et Raoul Ubac, la revue Troisième Convoi, dont le titre fait écho à la formule d’André Breton « Nous, voyageurs du second convoi ». Y sont publiés des textes d’Antonin Artaud, Georges Bataille, Yves Bonnefoy, René Char, Charles Duits, Roger Gilbert-Lecomte, Georges Henein, Francis Picabia et Marcel Lecomte, entre autres. Plus tard, Michel expliquera l’origine de cette revue :

« Nous avions fait une croix sur le sartrisme et le surréalisme, l’un pour sa conception de l’engagement, l’autre pour ses manifestations scandaleuses. Nous voulions nous situer ailleurs, dans le domaine de l’extériorité, c’est-à-dire dans le mythe du langage. »

En 1948, la famille Fardoulis emménage, sous les conseils de son ami peintre Jacques Hérold, à Oppéde-le-Vieux, dans une maison voisine de celle du sculpteur Ferdinand Marlhens. À partir de 1952, ils décident de louer puis de rénover le monastère en ruines de la Malatière, situé dans les environs d’Oppède. Les années 1950 sont également marquées par la publication de nombreux ouvrages tels que Les Hauts Faits en 1956 aux Éditions René Debresse, Au temps de Benoni, récit autobiographie parut en 1958 aux Éditions du Dragon puis Les Caryatides de l’Albinos aux éditions du Terrain Vague en 1959. Ce dernier roman est préfacé par Georges Henein qui écrit notamment : « La pensée de Michel Fardoulis-Lagrange paraît, au premier regard, porteuse de schisme et de sécession. En réalité, elle ne sépare que ce qui cache en soi une fêlure originelle. Elle réunit ce qui, de façon irréversible, est voué à l’unité. »

En 1973, grâce à une aide financière du Centre National du Livre, Michel emménage au 61 Avenue Mozart. C’est justement durant ces années qu’il écrit davantage de poèmes, aussi de forme « classique ». Ces derniers seront publiés initialement dans plusieurs revues avant d’être rassemblés dans le recueil Prairial publié en 1991 aux éditions Dumerchez.

Michel n’obtient la nationalité française qu’en 1986. Chaque année, il part voyager en Grèce, souvent à Cythère d’où sa famille est originaire. En 1992, rentrant d’un dernier voyage en Grèce, il enregistre des entretiens radiophoniques pour France Culture en compagnie du journaliste Éric Bourde.

Il meurt le 26 avril 1994, âgé de de 83 ans, à l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière.

leprintemposdespoetes.com

Bibliographie

Nouvelles éditions

  • Troisième Convoi, Farrago Éditions, 2004.
  • Sébastien, l’enfant et l’orange, Castor Astral, 2003.
  • Les Caryatides et l’Albinos, Jose Corti éditeur, 2002.
  • Les Hauts Faits, Éditions Gallimard, 2002.
  • Sur Mata, Le Capucin éditions, 2001.
  • L’observance du même, Jose Corti éditeur, 1998.
  • Apologie de Médée, Jose Corti éditeur, 1999.
  • Les Enfants d’Edom et autres nouvelles, Jose Corti éditeur, 1996.
  • G.B. ou un ami présomptueux, Jose Corti éditeur, 1996.
  • L’inachèvement, Jose Corti éditeur, 1992.
  • Le Grand objet extérieur, Castor Astral, 1988.

Roman

  • Théodicée, Postface d’Éric Bourde, Calligrammes, 1984.
  • L’Observance du même, Puyraimond, 1977.
  • Memorabilia, Éditions Belfond, 1968.
  • Les Caryatides et l’Albinos, Préface de Georges Henein, Le Terrain Vague, 1959.
  • Au Temps de Benoni, Frontispice de Jacques Hérold, Éditions du Dragon, 1958.
  • Les Hauts Faits, Éditions René Debresse, 1956.
  • Le Texte inconnu, Éditions de Minuit, 1948.
  • Le Grand objet extérieur, Éditions Vrille, 1948.
  • Volonté d’impuissance, Dessins de Raoul Ubac, Préface de Michel Leiris, Éditions Seghers, 1944.
  • Sébastien, l’enfant et l’orange, Éditions René Debresse, 1942.

Récits et nouvelles

  • Les Années solennelles, chroniques (1945), Éditions privée Mirandole, 1997.
  • Les Enfants d’Édom, José Corti éditions, 1996.
  • Théorbes et bélières, Gravure de Matta, Éditions Dumerchez, 1994.
  • L’Inachèvement, José Corti éditeur, 1992.
  • Apologie de Médée, Calligrammes, 1989.
  • Elvire, figure romantique, Hôtel Continental, Rosporden, 1986.
  • Le Passeur, Atelier de l’agneau, 1974.
  • G.B. ou un ami présomptueux, Le Soleil Noir, 1969.
  • Les Voix, fragment de Memorabilia, Gravures de Matta, Édition de luxe, Éditions Georges Visat, 1964.
  • Goliath, Éditions Fontaine, 1945/1948.

Poésie

  • Par devers toi, Éditions hors commerce, 2003.
  • Prairial, Illustrations de Nicole Vatinel, Éditions Dumerchez, 1992.

Correspondance

  • Correspondance avec Albert Bringuier, 1942-1994, Éditions de la Mirandole, 1998.

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