Michel Fardoulis-Lagrange, Prairial

Par |2023-05-06T08:29:42+02:00 29 avril 2023|Catégories : Critiques, Michel Fardoulis-Lagrange|

Prair­i­al est le pre­mier et seul recueil de poésies de Michel Far­doulis-Lagrange et qui mérite autant d’attention que pour ses romans. Nous savions que poésie ou roman, entre les deux, il y a peu de dif­férences chez cet auteur. 

Sa prose qu’on ne doit pas hésiter à qual­i­fi­er de poé­tique (nom­mons là « roman-poésie » pour repren­dre la for­mule de Michel Leiris dans sa pré­face à l’ouvrage de MFL « Volon­té d’impuissance » paru en 1943, édi­tions Fontaine ; et inverse­ment « poésie-roman »), fait donc écho aux poèmes dans cet ouvrage. On y trou­ve les mêmes images chez l’un et l’autre, les mêmes con­traintes, les mêmes regards, les mêmes affir­ma­tions dans le sens de l’espérance, par­fois le même her­métisme, et tou­jours cet univers cos­mique. MFL vient d’un monde à part avec des révéla­tions à nous faire, comme Jésus l’a fait en son temps.

Le religieux et le sacré pro­posent un espace lit­téraire, et prob­a­ble­ment pas autre chose, qui garan­tit les rêves et les quêtes de Michel (tout comme ils ont garantie ceux de Rim­baud pour les mêmes raisons), lequel nous emporte vers des mon­des d’ombres et de lumières croisées où l’on ren­con­tre des per­son­nages qui n’ont générale­ment pas leur place, en tout cas pas ain­si, dans la lit­téra­ture dite clas­sique. Peut-être est-ce aus­si une des raisons qui trou­ble le lecteur et rend dif­fi­cile sa lec­ture. Pour lire MFL, on doit cer­taine­ment entr­er en lui et devenir lui à tra­vers ses yeux. Ce qui n’est pas aus­si dif­fi­cile à réalis­er qu’on le pré­tend. Il faut juste se laiss­er bercer par la musique des mots et des phras­es de Michel Far­doulis-Lagrange comme on se laisse bercer par les vagues les yeux fermés.

Michel Far­doulis-Lagrange, Prair­i­al, Édi­tions Dumerchez, 1992, 23 € 71.

L’œuvre de Michel Far­doulis est donc unique, presque inde­scriptible, presque « inanalysable ». Ce qui rend pour­tant for­mi­da­ble­ment intéres­sante son œuvre, c’est le lan­gage qu’il détourne au prof­it de l’intérieur de l’histoire, ou du poème, pour les pro­téger, pour ren­dre leurs vérités plus que pour l’accompagner. For­mules inhab­ituelles et per­son­nal­ités (per­son­nages) explorées comme si pour la pre­mière fois la langue s’exprimait. Langue du roman ou du poème, ou bien plutôt les deux à la fois, ce mélange a ten­dance à effray­er comme à fascin­er. Michel ne don­nant pas le choix au lecteur, celui-ci est obligé de faire avec ce que l’auteur pro­pose mais aus­si avec ce qu’il ne pro­pose pas. Et c’est peut-être ici que le lecteur peut essay­er de s’engouffrer.

Dans « Prair­i­al », les mou­ve­ments des per­son­nages con­stru­isent les images de ce monde inven­té par Michel et don­nent un socle solide pour ren­dre viable celui-ci. Il est rare qu’un écrivain s’enferme totale­ment dans son pro­pre univers jusqu’à ne plus voir le monde tel qu’il est réelle­ment sans touch­er à la folie. Tel est le cas de Michel. Son univers sans sourire, car occupé à une tâche qui donne tout au regard depuis des siè­cles ; son univers sans monde des­tiné à con­tem­pler le plus pré­cieuse­ment pos­si­ble cet autre néces­saire pour vivre, tout cela fait de Michel Far­doulis-Lagrange un écrivain très singulier.

Enfin, on ne peut que penser au poète de Charleville-Méz­ière, dont l’univers poé­tique de Michel Fourdalis est proche. Car il y a indu­bitable­ment du Rim­baud en lui. Leurs croy­ances à tout deux n’ont pas d’ambition autre que lit­téraire. L’un et l’autre étaient soli­taires et vivaient dans le silence. Sans tomber dans le drame, le génie offre ici ses fig­ures les plus marquées.

Il faudrait redéfinir cette nou­velle forme d’écriture et l’inscrire à côté des autres et non pas au milieu d’elles. La langue de Michel Far­doulis-Lagrange par­le dans et de sa pro­pre lib­erté, elle n’exprime pas autre chose.

_________________________

 

Extraits

 

L’OBSERVANCE DU MEME

La nos­tal­gie et les échos
pren­nent part comme jadis à la foulée.
Sur les rivages,
les gymnopédies.
Le regard réclame des oiseaux en bancs,
des médus­es uraniennes.
Pourquoi ne pas aller tou­jours plus près
sans accoster,
saluer les com­pagnons d’é­gal à égal ?
Ce seront encore
les recom­mence­ments, les siestes légendaires.
D’é­gal à égal, les transferts,
les bruits métaboliques des corps,
il n’y a plus que cela,
la prébende des veines,
les nav­i­ga­tions intestines,
les volup­tés tribales,
les boulimies.

RAPPEL

Quel foi­son­nement d’ombres
jumelées aux buffles
vers le crépuscule !
O Moira,
s’ex­cla­ment les filles
au même moment
devant le naufrage
de leurs robes.
Sérénité pourtant,
ici et là
des pro­fils d’argile,
ceux des dormants
impénitents.
Les des­tinées ailleurs
sont des pétales de fleurs
que ramasse le vent
pour un mémorial
des senteurs.
Tadis et naguère
ne parais­sent jamais certains,
ces irisations
d’une souvenance
léthale.
Et dans l’antre
se con­sume le dinosaure
avec ses lym­phes immaculées

Présentation de l’auteur

Michel Fardoulis-Lagrange

Michel Far­­doulis-Lagrange naît le 9 août 1910 au Caire.

Son père Nico­las Far­doulis, orig­i­naire de Grèce et entre­pre­neur de travaux publics, arrive au Caire en 1883. Il y ren­con­tre Kate­ri­na Nico­laïdis, d’origine grecque égale­ment. En 1912, deux ans après la nais­sance de Michel, la famille s’installe à Port-Saïd. Le jeune Michel y con­tracte la grippe espag­nole. Remis, il retourne avec ses par­ents au Caire en 1920 et intè­gre le lycée français à l’âge de 16 ans. C’est à cette péri­ode qu’il se pas­sionne pour l’écriture. Il écrit alors ses pre­mières nou­velles qui sont pub­liées dans divers­es revues en Égypte. Il a pour cama­rade le futur écrivain Stratís Tsírkas, de son vrai nom Yan­nis Hadzian­dréas. En 1927, il décide de voy­ager en Grèce en com­pag­nie de l’un de ses amis, Georges Dimos.

Il arrive à Paris en août 1929, alors qu’il n’est âgé que de 19 ans. Il est alors plongé dans une grande mis­ère, sans ressource. Il dira lui-même : « Quand je suis arrivé je me suis don­né sans réserve à ce pays et partout j’ai été repoussé. » Mal­gré les dif­fi­cultés, Michel entre­prend des études de philoso­phie, puis adhère au Pari Com­mu­niste. C’est en 1935 qu’il fait la ren­con­tre d’Albert Bringuier avec qui il cor­re­spon­dra jusqu’à sa mort.

Michel se marie en 1937, sa fille Monique naît en 1938. Mais la rela­tion qu’il entre­tient avec sa femme est plutôt insta­ble, si bien qu’il décide de par­tir vivre avec Francine de Buyl, ren­con­trée à la Bib­lio­thèque Sainte-Geneviève. C’est à cette péri­ode qu’il reprend l’écriture d’un réc­it com­mencé en 1930, Le Livre de Sathras. En 1939, Michel écrit Sébastien, l’enfant et l’orange qui paraît aux Édi­tions René Debresse en 1942 puis Volon­té d’impuissance pré­facé par Michel Leiris et pub­lié aux Édi­tions Seghers en 1944. En 1941, un an après la nais­sance de son fils Pas­cal, qui se sui­cidera en 1988, Michel emmé­nage avec Francine au 28, rue de la Tourelle à Boulogne-Billancourt.

C’est la pub­li­ca­tion de son pre­mier roman Sébastien, l’enfant et l’orange qui lui apporte une cer­taine recon­nais­sance de la part du milieu lit­téraire, notam­ment d’auteurs tels que Paul Élu­ard, Michel Leiris, Jean Les­cure ou encore Georges Bataille. À la fin des années 1942, Michel par­ticipe donc aux ren­con­tres qui se tien­nent rue de Lille, chez Georges Bataille. Il y ren­con­tre notam­ment Ray­mond Que­neau, Georges Lim­bour et Denise Rollin. C’est d’ailleurs chez Georges Bataille, mais à Veze­lay cette fois, qu’il se réfugie en 1943, alors qu’il recher­ché par la police pour pré­somp­tion de pro­pa­gande com­mu­niste. Il y achève notam­ment son troisième livre inti­t­ulé Le Grand Objet Extérieur. Il sera tout de même arrêté, le 23 août 1943, en pos­ses­sion de faux papiers. Il est alors incar­céré à la Prison de la San­té. Aidé par Paul Valéry, Georges Bataille ain­si que Jean Paul­han, il évite finale­ment la dépor­ta­tion en Alle­magne et trou­ve un poste de bib­lio­thé­caire. Il est libéré le 17 août 1944 par la Résistance.

De 1945 à 1951, il dirige, aux côtés de Jean Maquet, René de Soli­er et Raoul Ubac, la revue Troisième Con­voi, dont le titre fait écho à la for­mule d’André Bre­ton « Nous, voyageurs du sec­ond con­voi ». Y sont pub­liés des textes d’Antonin Artaud, Georges Bataille, Yves Bon­nefoy, René Char, Charles Duits, Roger Gilbert-Lecomte, Georges Henein, Fran­cis Picabia et Mar­cel Lecomte, entre autres. Plus tard, Michel expli­quera l’origine de cette revue : 

« Nous avions fait une croix sur le sar­trisme et le sur­réal­isme, l’un pour sa con­cep­tion de l’engagement, l’autre pour ses man­i­fes­ta­tions scan­daleuses. Nous voulions nous situer ailleurs, dans le domaine de l’extériorité, c’est-à-dire dans le mythe du langage. »

En 1948, la famille Far­doulis emmé­nage, sous les con­seils de son ami pein­tre Jacques Hérold, à Oppéde-le-Vieux, dans une mai­son voi­sine de celle du sculp­teur Fer­di­nand Marl­hens. À par­tir de 1952, ils déci­dent de louer puis de rénover le monastère en ruines de la Malatière, situé dans les envi­rons d’Oppède. Les années 1950 sont égale­ment mar­quées par la pub­li­ca­tion de nom­breux ouvrages tels que Les Hauts Faits en 1956 aux Édi­tions René Debresse, Au temps de Benoni, réc­it auto­bi­ogra­phie parut en 1958 aux Édi­tions du Drag­on puis Les Cary­atides de l’Albinos aux édi­tions du Ter­rain Vague en 1959. Ce dernier roman est pré­facé par Georges Henein qui écrit notam­ment : « La pen­sée de Michel Far­­doulis-Lagrange paraît, au pre­mier regard, por­teuse de schisme et de séces­sion. En réal­ité, elle ne sépare que ce qui cache en soi une fêlure orig­inelle. Elle réu­nit ce qui, de façon irréversible, est voué à l’unité. »

En 1973, grâce à une aide finan­cière du Cen­tre Nation­al du Livre, Michel emmé­nage au 61 Avenue Mozart. C’est juste­ment durant ces années qu’il écrit davan­tage de poèmes, aus­si de forme « clas­sique ». Ces derniers seront pub­liés ini­tiale­ment dans plusieurs revues avant d’être rassem­blés dans le recueil Prair­i­al pub­lié en 1991 aux édi­tions Dumerchez.

Michel n’obtient la nation­al­ité française qu’en 1986. Chaque année, il part voy­ager en Grèce, sou­vent à Cythère d’où sa famille est orig­i­naire. En 1992, ren­trant d’un dernier voy­age en Grèce, il enreg­istre des entre­tiens radio­phoniques pour France Cul­ture en com­pag­nie du jour­nal­iste Éric Bourde.

Il meurt le 26 avril 1994, âgé de de 83 ans, à l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière.

leprintemposdespoetes.com

Bib­li­ogra­phie

Nou­velles éditions 

  • Troisième Con­voi, Far­ra­go Édi­tions, 2004.
  • Sébastien, l’enfant et l’orange, Cas­tor Astral, 2003.
  • Les Cary­atides et l’Albinos, Jose Cor­ti édi­teur, 2002.
  • Les Hauts Faits, Édi­tions Gal­li­mard, 2002.
  • Sur Mata, Le Capucin édi­tions, 2001.
  • L’observance du même, Jose Cor­ti édi­teur, 1998.
  • Apolo­gie de Médée, Jose Cor­ti édi­teur, 1999.
  • Les Enfants d’Edom et autres nou­velles, Jose Cor­ti édi­teur, 1996.
  • G.B. ou un ami pré­somptueux, Jose Cor­ti édi­teur, 1996.
  • L’inachèvement, Jose Cor­ti édi­teur, 1992.
  • Le Grand objet extérieur, Cas­tor Astral, 1988.

Roman

  • Théod­icée, Post­face d’Éric Bourde, Cal­ligrammes, 1984.
  • L’Observance du même, Puyrai­mond, 1977.
  • Mem­o­ra­bil­ia, Édi­tions Bel­fond, 1968.
  • Les Cary­atides et l’Albinos, Pré­face de Georges Henein, Le Ter­rain Vague, 1959.
  • Au Temps de Benoni, Fron­tispice de Jacques Hérold, Édi­tions du Drag­on, 1958.
  • Les Hauts Faits, Édi­tions René Debresse, 1956.
  • Le Texte incon­nu, Édi­tions de Minu­it, 1948.
  • Le Grand objet extérieur, Édi­tions Vrille, 1948.
  • Volon­té d’impuissance, Dessins de Raoul Ubac, Pré­face de Michel Leiris, Édi­tions Seghers, 1944.
  • Sébastien, l’enfant et l’orange, Édi­tions René Debresse, 1942.

Réc­its et nouvelles 

  • Les Années solen­nelles, chroniques (1945), Édi­tions privée Miran­dole, 1997.
  • Les Enfants d’Édom, José Cor­ti édi­tions, 1996.
  • Théorbes et bélières, Gravure de Mat­ta, Édi­tions Dumerchez, 1994.
  • L’Inachèvement, José Cor­ti édi­teur, 1992.
  • Apolo­gie de Médée, Cal­ligrammes, 1989.
  • Elvire, fig­ure roman­tique, Hôtel Con­ti­nen­tal, Rosporden, 1986.
  • Le Passeur, Ate­lier de l’agneau, 1974.
  • G.B. ou un ami pré­somptueux, Le Soleil Noir, 1969.
  • Les Voix, frag­ment de Mem­o­ra­bil­ia, Gravures de Mat­ta, Édi­tion de luxe, Édi­tions Georges Visat, 1964.
  • Goliath, Édi­tions Fontaine, 1945/1948.

Poésie

  • Par dev­ers toi, Édi­tions hors com­merce, 2003.
  • Prair­i­al, Illus­tra­tions de Nicole Vatinel, Édi­tions Dumerchez, 1992.

Cor­re­spon­dance

  • Cor­re­spon­dance avec Albert Bringuier, 1942–1994, Édi­tions de la Miran­dole, 1998.

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Bruno Marguerite

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