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Questionnements politiques et poétiques 5 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Patrizia Valduga

Patrizia Valduga

 

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                 Dame des douleurs

Oh, pas comme ça ! moi ici, un égouttement ?
un escargot qui se liquéfie... moi ?
avec le cœur qui fond, qui me dégouline
dans le ventre, les cuisses... toute en eau...
Et si ça continue – et comment en douter ? –
peu à peu même cette chair
creuse sa voie, s’en va souterraine.
Oh, pas déjà, non, non, pas la mienne,
pas déjà, j’ai le temps, disais-je, j’ai le temps.
Mais quel temps, os affamé, le temps
du chien ! Voilà que tout est passé,
en années et années et années à mordre dans,
à me ronger le cerveau couche après couche.
Immobile de force, sans un peu de forces,
de mes viscères j’habille mes jambes.
Mais ce n’est pas ça, pas même cela,
peut-être n’ai-je plus de jambes, pas de bras...
Alors sans tête ? sans figure ?
et que me reste-t-il ? il ne me reste rien ?
Il me reste l’esprit. Inespéré
l’esprit me reste. Et il n’est pas tout seul.
Et cette autre rigole qui s’écoule
elle est aussi à moi ? c’est déjà la cervelle ?
Moi ici comme une bête de boucherie
écorchée, équarrie, pendue à égoutter,
comment pourrais-je encore marcher
si la porte est clouée ? Ah, par pitié,
pour qu’on ne me voie pas, car qui sait,
il peut venir une attaque à qui me regarde.
Je n’en sais rien, moi, ni ça ne me regarde,
mais mes yeux, oh mes yeux, les choses
qu’ont vues mes yeux, oh quel effroi!
Puis le noir, et la porte s’interposa.

 

 

Patrizia Valduga, Sonetto, Sonnet.

 

Puis goutte à goutte je mesure les heures.
Dans le tout noir, dessous ma douleur,
plus bas que le noir de la nuit je m’enfonce.
Scène muette de rêve, ombre de monde,
un seul rien de deux touts et de deux vies,
petite éternité, ces heures infinies,
très-pleine de moi, vivante d’un cœur
qui s’écoule de moi sans bruit,
en moi je me rengouffre sous ma douleur.
Douleur de l’esprit est ma douleur...
pour le monde mien... et pour l’autre, majeur...

 

 

 

Si je deviens folle ne me faites pas de mal.
Si j’ai été une sentimentale,
toujours dans la même erreur retombée,
ne me faites pas de mal s’il-vous-plaît.
Vu que... étant donné... donné... ne sais quoi,
voilà, on y est, je deviens nerveuse moi ;
c’est que je les sens et le souffle me manque.
Étant donné qu’à la fin, tout compte fait,
j’ai essayé. J’ai voulu essayer.
Et si je me suis trompée, que puis-je y faire ?
me tromper encore et encore et ainsi de suite.
Et ainsi soit-il. En quelque façon soit-il,
par idiotie, par maladie, dégoûts.
On ne s’est pas compris, soyons justes,
nous sommes restés toujours des étrangers.
Compatriotes, mes contemporains,
compagnons sans yeux et sans oreilles,
seaux et seilles de sang et sang par seilles
de vos petits ignobles cœurs.

 

 

Patrizia Valduga dit un sonnet de Pétrarque.

 

Ah grâce à Dieu, grâce à Dieu, grâce à Dieu,
c’est passé c’est fini grâce à Dieu
cette vieille vie mienne, vieille histoire.
Mais si un droit me donne la mémoire,
je déclare ici devant le monde entier
que sans Marx et sans Freud je n’aurais
vraiment compris rien de rien.
Et non de mon histoire seulement,
mais de la vie, je dis, en général.
Là-haut partout on adore le capital,
et l’on mesure vie avec douleur.
Sur la terre qui assiégée se meurt,
peut-être toi aussi, nuit sereine, alors
tu pâlis comme tout ciel se décolore
privé d’air en un livide halo ?
Nuit sereine, lente procession
de maints soleils à l’horizon extrême,
nous de notre sous-terre nous dirons
une messe des morts pour les vivants.
Morts... vivants... divisés ! et les revenants ?
et qui a le cancer ? les dans-le-coma ? les mourants ?

 

 

Patrizia Valduga, Requiem,
Collection de poésie, volume n°311.

 

Du fond de la demeure obscure mon
amour, de ma chair, hourra ! je
te vois ! Fracasse-moi le crâne! plus que ça !
que le ciel puisse entrer ! Une étoile là-haut
pour moi! tu la veux ? don de ma vie, la
finie archi-finie inexistante ?...
de ce cœur noir, du simili-cerveau ?...
Ou bien voudrais-tu ma douleur, la
plus profonde de toutes, hors d’atteinte ?
Vois... plus que ça ! plus !... tant que je respire...
les vers creusent, tu vois... à vif les nerfs...
Oh vie mienne vitale en quoi je vis,
par quoi vivant je meurs et vis à mort,
bats-moi encore, frappe partout plus fort,
je suis celle qui d’amour soupire !
Mets-moi en pièces ! plus ! tape mon cœur !
mais reste, amour de douceurs amères,
car je suis mal... «Tu veux rire ?
Je suis l’homme qui... ne peut rester».

 

 

 

Nuit sereine, lente procession
d’autres mondes... Non non, pas d’émotion
maintenant, pas de sang, pas de plaies.
Nuits d’étoiles claires qui pressentent,
je viens à vous d’écume en écume.
Le sang se fait noir, se fracture
pour vous le noir... aucun change de lune...
par chance je ne suis plus seule une...
et plus aucun tourment... je me dilate.
J’ai donné ici rendez-vous au passé
pour un peu d’air plus clair en ce noir...
De l’air! de l’air! voudrais de l’air dans le noir
et me noyer pour de vrai aussi dans l’air.
Pureté... pure nuit originaire
outre le noir, outre l’heure enfuie
du sang, de la noire nuit d’été...
en clair qui croît, en noirceur qui languit...
Je donne à l’air deux poignées de mon sang
pour sa clarté... Et ce sera le noir encore.
Oh nuit rien qu’à moi ! Plus du tout d’aurore
à présent, triste de moi jusqu’aux chiens,
et point de sang, et plus de demain,
comme si le songe était chose vraie,
et comme si l’aurore était le soir,
et comme si une noire nuit. Noire.

 

 

                                                        1985-1990

                                                                  Amate quod eritis

                                                                   Saint Augustin

 

 

 

Présentation de l’auteur

Patrizia Valduga

Patrizia Valduga est née le 20 mai 1953 à Castelfranco Veneto (Treviso). Elle vit à Milan. Elle a étudié la médecine à l’université de Padoue pendant trois ans avant de se réorienter en littérature à l’université « Ca' Foscari » de Venise. En 1981, elle rencontre le poète et critique milanais Giovanni Raboni, avec lequel elle se marie. En 1988, Valduga fonde la revue « Poesia », qu’elle dirige pendant un an. Elle contribue également à différents magazines et journaux comme La Repubblica. Elle publie des recueil poétiques, et reçoit des prix : en 1982, le prix Viareggio de la première œuvre de poésie pour Medicamenta, et en 2014  le prix Napoli. Elle est également la traductrice de John Donne, Molière, Crébillon fils, Mallarmé, Valéry, Shakespeare, Kantor, Céline, Cocteau… elle dirige durant un an la revue Poesia (1988). 

 

Poèmes choisis

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