Emmanuelle Sar­rouy se présente comme une « artiste hybride, auteur, poète, vidéaste ». Ses pro­duc­tions font appel à plusieurs vecteurs artis­tiques : l’écrit, l’image, le son…Elle réalise des instal­la­tions et expose à l’international. Elle pub­lie égale­ment des textes qui pro­posent un décloi­son­nement générique dans de nom­breuses revues. Emmanuelle Sar­rouy, artiste pluridis­ci­plinaire,  pra­tique un art expéri­men­tal, et nous per­met de décou­vrir des œuvres qui inter­ro­gent la représentation. 

 

je suis untasse de café

 

je suis une tasse de café

je suis un verre de vin
je suis un croissant
un pain au chocolat
une brioche au beurre ten­dre un pain aux raisins

je suis un browny un doughnut
un muffin
une navette

je suis un bret­zel un sushi
un beurek
un dolma

je suis une ter­rasse un restaurant
une salle de spec­ta­cle je suis triste

je suis un loukoum
je suis un makrout
je suis un baklava
je suis un par­fum entêtant

je suis un air de rock

 

un air de jazz

 

un air de samba
je suis fatiguée
je suis Paris
je suis Bagdad
je suis Kaboul
je suis Ankara
je suis Dakar
je suis Bamako
je suis Abidjan
je suis Bruxelles
je suis Copenhague
je suis Tripoli
je suis Jérusalem
je suis Marseille

je suis la chou­ette qui hul­ule aux qua­tre vents je suis le soleil qui hurle au tra­vers des nuages

je suis le vent
je suis les nuages
je suis triste
je suis la pluie qui s’évapore sur les pavés je suis la brise qui sèche les larmes
je suis triste et fatiguée
je suis syrienne
je suis irakienne
je suis libyenne
je suis afghane
je suis française
italienne
et marocaine
je suis grecque
et espagnole
je suis l’ailleurs

le proche et le lointain

je suis fatiguée
je suis l’enfant et le soleil levant
je suis l’Orient et je suis l’Occident je suis la mer et les parter­res de fleurs

je suis la forêt vierge et ensorcelée
je suis la Mandragore

du Proche Ori­ent et du Bassin Méditerranée

je suis l’espoir qui renaît inlass­able­ment des cendres
je suis le cheval lancé au galop
et le chat prélassé en haut des marches

… /…

je ne suis cer­taine­ment pas la pre­mière ni bien évidem­ment la dernière
mais il est néces­saire je crois
de le rap­pel­er parfois

 

T.I. — TRIBUNAL D’I‑DEN-TI-TÉ

 

« L’en­jeu de l’ou­ver­ture des fron­tières des corps et des désirs n’est pas 
seule­ment humain et poli­tique. Il est aus­si poé­tique. L’ou­ver­ture totale des 
fron­tières favoris­era un métis­sage des corps et une créoli­sa­tion des langages. 
Ne serait-ce que pour cela. Ne serait-ce que par souci poé­tique. Exi­geons de 
nous-mêmes et des insti­tu­tions qui gèrent nos des­tinées mal­gré nous, le 
devoir d’hos­pi­tal­ité radicale. »

Marc Merci­er, cat­a­logue des 27e Instants Vidéo Poétiques

 

« À Elmi­na, des auto­bus déver­saient des flots d’Africains-américains.
Alors qu’ils venaient se recueil­lir sur les lieux d’où avaient gémi leurs 
ancêtres avant d’être embar­qués dans le Pas­sage du Milieu, ils 
étaient salués par les cris moqueurs de cohort­es de gamins : ‘Obruni
(Étranger) ! Obruni !’ »

Maryse Condé, La vie sans fards

 

 

mal­gré
nos Identité(e)s Meurtrières 
nos Héritages Meurtriers
tâchons tou­jours de
vivre ensem­ble avec
nos
Dif­férentes Cultures
et
notre
His­toire Commune

i‑den-ti-té
voilà c’est lancé
don­nez-moi votre i‑den-ti-té

mon i‑den-ti-té ?
mais non mon i‑den-ti-té non
je ne peux pas vous la donner 
ça ne se donne pas ces choses-là 
ça ne se donne pas

per­son­nelle
unique 
multiple
mon i‑den-ti-té
est plurielle 
insaisissable
il faudrait plusieurs jours
pour tout vous raconter

mes i‑den-ti-tés
et quelques longues nuits étoilées

nos i‑den-ti-tés
changent
au jour le jour
au gré des vents insai­siss­ables ces choses-là

alors donc si vous ne voulez pas me la donner 
alors donc déclinez-moi votre i‑den-ti-té
déclin­er déclin­er déclin­er comment ?
comme on décline une invitation ?
comme on incline la tête
pour les coups de bâtons ?
déclin­er déclin­er déclin­er vraiment ?

alors voilà…

mais vous n’êtes pas français(e)
mais si regardez
mais je ne sais pas moi si vous êtes français(e)
mais oui regardez
vous n’êtes pas né(e) en France il me faut des preuves 
votre mère n’est pas née en France il me faut des preuves 
il me faut des preuves
vos grands-par­ents vos arrières grands-parents
des preuves
votre père peut-être… ah il est mort !
oui mais le jour où il est né c’était
sur le sol français peut-être ?
il me faut des preuves des preuves des preuves
des pieuvres
en/cornets
et des épreuves
certifiées
con­formes et
légalisées
sur/légalisées
comme si…

comme ça !

des épreuves à vous dégouter
à vous deman­der si vous êtes bien Français
il me faut des tam­pons des sceaux des signatures
il me faut de la con­fi­ture pour déje­uner bien français 
des pommes des poires et des scoubidous bien français 
comme ça je vous dis c’est comme ça
il n’y a pas à discuter
papiers d’i‑den-ti-té
cer­ti­fi­cat de nationalité
papiers décapités
for­mule désactivée

il faut tout recom­mencer cer­ti­fi­cat invalidé

alors on fait des confettis ?

oui parce que depuis vous êtes mariés
ça change tout ça vous êtes mariés
il faut tout remanier il faut vous remarier 
il faut tout à nou­veau prouver

et puis ce n’est pas vous qui décidez
on vous dit comme ça
on vous lance comme ça
une bonne droite bien pro­fond dans l’estomac
on vous dit de revenir
on vous dit c’est comme ça
qu’on n’a pas le choix
on vous dit de pas rester plan­té là
on vous dit de partir
on vous dit d’aller voir ailleurs
on vous dit de revenir ça peut pren­dre des mois 
ça fait plus d’un an qu’on vous dit ça
on vous force à la ruse
on vous force à l’esquive

alors…

on apprend à ne pas lâch­er le morceau 
mal­gré la désespérance
mal­gré les années d’errances
mal­gré l’exil imposé
mal­gré les crises d’ i‑den-ti-té

après on ira rec­oller les morceaux 
après on repren­dra le chemin
des iden­tités mul­ti­ples et composites 
décom­posées recomposées 
joyeuse­ment complexifiées
sans fron­tières tranchées
tran­chantes sans
frontières 
iden­tités bandantes

après on vien­dra vous raconter 
après on ira respirer
après on ira danser
pren­dre l’air
s’envoler
après

 

Ter­ris­toire

UN CHANT

« L’histoire entière du monde som­meille en cha­cun de nous. »
Djalâl-ud-Dîn Rûmî, Mathnawî

 

Nous, enfants du Tout-Monde si cher à Édouard Glissant…

 

un chant s’élève
écoute bien
au son du derbouka
du oud de la flûte et
du vio­lon magique
écoute bien
au loin la corne­muse l’ac­cordéon et
le bandonéon
les rythmes s’affolent
les voix s’enflamment
les robes s’envolent
tour­bil­lons indomptables
plus de voiles burqa niqab hid­jab tchador et autres camisoles
nos seules ailes sont celles
du désir et de la liberté
écoute bien
encore un peu plus loin
un chant créole un air jamaïcain
viens avec moi danser au son du
ukulélé
mektoub
essaime-t-elle à tout vent
sur la dune embrasée
la chat­te arabe acquiesce
Mouna
l’avait-elle prénommée

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