« On m’a appris à tout gag­n­er et non à tout per­dre. Et heureuse­ment que moi je me suis appris tout

seul, à tout per­dre. » 982

      La sagesse con­sis­terait-elle en ce geste per­son­nel de con­tre-édu­ca­tion, toute édu­ca­tion pou­vant alors être con­sid­érée comme une mau­vaise édu­ca­tion ? Il n’est tout d’abord pas ques­tion de sagesse mais seule­ment de lucid­ité afin de con­trari­er la propen­sion éduca­tive à véhiculer l’il­lu­sion de l’en­chante­ment du gain. La cer­ti­tude de tout per­dre – sans même la pos­si­bil­ité d’un pari pas­calien – serait la seule cer­ti­tude quand sont envolées les chimères de l’en­fance enrac­inées par l’éducation…

      Il y aurait donc un malen­ten­du lié aux représen­ta­tions de l’en­fance qui aurait des réper­cus­sions sur l’âge adulte. N’est-ce pas cet inces­sant remue­ment du monde (adulte), la « vie active » comme on dit, qui con­stitue l’il­lu­sion com­plé­men­taire à celle enrac­inée par l’éducation ? 

      « On croit que bouger, c’est vivre. Et on bouge, mais pas pour vivre. On bouge pour croire qu’on vit. » 576

      Cette bougeotte ou ce bougisme, n’est-ce pas alors le mou­ve­ment même du désir – celui-là même qui mime le désir de l’autre en com­posant la fic­tion de la dif­férence et de l’i­den­tité, ain­si que nous l’a appris René Girard, et qui prend la forme de l’ag­i­ta­tion per­ma­nente du monde humain ? Mais si « l’en­fant devient homme porté par ses désirs infan­tiles » (638), com­ment enten­dre cette défla­gra­tion de l’en­fance au cœur de l’âge adulte ? Faut-il l’in­ter­préter comme nos­tal­gie? Ou bien comme un cer­tain ent­hou­si­asme du fait que la jeunesse per­dure ? Je crois plutôt que Porchia prend acte de l’im­pos­si­bil­ité d’une expéri­ence com­plète, de l’u­topie d’un achève­ment de l’adulte. « Ce sont tes choses d’en­fant, et non tes choses d’homme, qui nour­ris­sent ton âme d’homme. » (963). Freud nous a appris que tout cela n’é­tait pas néces­saire­ment conscient…

      Là où l’en­fance était vécue comme pléni­tude, l’âge adulte s’éprou­vera dans le manque d’être de la pléni­tude révolue dont il n’a pas con­science – et qui con­stitue le désir, et par voie de con­séquence l’ag­i­ta­tion per­ma­nente du monde humain. Ain­si, celui qui est nom­mé adulte est nour­ri par ses « choses d’en­fant », ses « désirs infan­tiles », son désir d’ab­solu, de total­ité, en tant que c’est très exacte­ment l’ex­pres­sion de ce dont il manque…et qui le rend incon­solable comme un enfant qui a per­du son doudou.

Serait adulte – mais est-ce pos­si­ble de l’être ? — celui qui accepterait l’a­troce rel­a­tiv­ité du monde, pour par­ler comme Kun­dera dans ses Ris­i­bles amours. Lacan dis­ait, lors de son Sémi­naire 2 : « Le désir est un rap­port d’être à manque. Ce qui manque est manque d’être à pro­pre­ment par­ler. Ce n’est pas manque de ceci ou de cela, mais manque d’être par quoi l’être existe… ». Voilà pourquoi l’homme est spon­tané­ment idéal­iste, manichéen, frag­ile, et qu’ain­si, il par­le avec des notions enfan­tines : «  « Bon » et « méchant » sont des mots d’en­fant, plus que d’homme » (649). Nous savons depuis Niet­zsche que se situer par-delà bien et mal est une pos­ture d’ex­cep­tion, celle de celui qui aime parce qu’il a appris à  aimer, qui dis­cerne la beauté de l’in­stant dans sa rel­a­tiv­ité pleine mais fugace, l’homme d’ex­péri­ence, l’e­sprit libre, affranchi des abso­lus, des idéaux, des totalités…celui qui n’est pas encore advenu.

        Porchia est du côté des trag­iques, comme Pas­cal, comme Rousseau ou comme Niet­zsche. « Avec le désir du beau com­mence la vie triste. » (692), écrit Porchia. Ou encore «  Le plus pur de nous-mêmes se con­fond avec ce qui n’est rien, n’ayant pas de voix, et presque pas de lumière. » (661). Ou finale­ment… « L’amer, quand il provient d’une source douce, est vrai­ment amer. » (943). Le seul salut, pour celui qui a appris à aimer : l’amour ! C’est-à-dire la vie rare : « Etre avec quelqu’un d’au­then­tique est vrai­ment un mir­a­cle. » (944). Alors on se tient droit, la tête haute, le regard franc…Mais cela peut-il dur­er? Les pas­sions ne sont pas loin, qui obscur­cis­sent le ciel du regard aimé : « Quand il n’y a pas de ciel dans tes yeux, mes yeux tombent sur vingt cen­timètres de sol. »

        La vie, quand l’amour s’en retire, est retrait de l’en­fance entr’aperçue, retour sur le sol étroit de la prose et de la rel­a­tiv­ité adulte.

 

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