Étienne Orsini, DÉCHANTER, C’EST TOMBER D’UN REFRAIN EN MARCHE

Par |2025-09-06T07:25:19+02:00 6 septembre 2025|Catégories : Étienne Orsini, Poèmes|

Fin de miracle

Pourquoi les mots quand on les frotte
Ne font-ils plus de feu ?
Devra-t-on les jeter ces allumettes aux bouts noircis
Qui autre­fois savaient édi­fi­er des brasiers ?
L’odeur du soufre s’est évanouie
Qui promet­tait la flamme

 

Fin de partie

La fin depuis longtemps
Avait été sifflée
Lorsque j’ai débuté
Comme être humain
Et aujour­d’hui encore
Qu’une stri­dence me visite
En habits d’acouphène
Je la sais orpheline

 

Shib­bo­leth

Inter­prété par un oiseau
Ce n’en était pas moins
Un authen­tique hennissement
Recon­naiss­able sans doute possible
À ses notes enchaînées

 

Gyere ki, te gyöngyvirág

Le monde s’écroulerait
‑Et Dieu sait s’il s’écroule-
Une mélodie pour­rait encore
Nous main­tenir à flot

Un air venu de loin
Ou même de longtemps
Avec son roule­ment de larmes
Son muguet tout fané
Ses amours envolées

Une ren­gaine triste
Et si réconfortante
Prou­vant par do plus la
Qu’il ya cent ou mille ans

Ces temps qui sont les nôtres
Avaient déjà pris fin

Semer l’ombre

Je m’éteins par hameaux successifs
Ajoutant à la nuit
En des endroits divers
Il n’est d’absence que je ne prêche
D’ombre que je ne sème
À me détach­er des murets, des arbres et du ciel
J’ai pris le pli de disparaître
C’est une fig­ure de danse
La seule
Qui me connaisse

En toute confiance

On prête au taciturne
Toutes sortes de secrets                                                                                                                     
Sans con­fes­sion, on lui donne
Le diable
Ou les diablotins

 

Comme un rêve de botox

Avec un vis­age à zéro
Sans traits
Sans rides
Sans expression
Ni guillemets autour des lèvres
Tu en ferais une belle page blanche

In fine

Quand nous irons vers le ciel bleu
Aurons-nous des ailes ?
Quand le delta nous happera
Serons-nous des fleuves ?
Ce que nous deviendrons
Le sais-tu, toi chemin
À nous atten­dre comme un chien
Tan­dis que nous rechaus­sons nos guêtres ?

Kan­tilène

Un poème est ques­tion d’acoustique
Si tu n’as pas la voûte étoilée
En toi
Tu ne l’entendras pas

Grande dépen­dance

Un bruit ne sait rien faire tout seul
De son pro­pre chef
Il ne con­naît pas
Reten­tir lui demande du renfort
Et tout un équipage

À même le jour

Je n’avais pas encore revê­tu les contours
Qui sépar­ent du monde
Ni endossé ces forteresses
Qui font de la vie un combat

Je me tenais dans le matin
À même le jour
Affranchi de mon corps
De mes humeurs
Et de l’histoire anec­do­tique des hommes

Autour de moi
Tant de noms voletaient
Bien assez tôt
Ils se poseraient
Sur les monts
Sur les sommets
Sur la val­lée et sa rivière
Sur ce qui fut créé
Ou spon­tané­ment généré

De tout le plomb de leurs syllabes
Ils s’en iraient lester
Ce qui serait doté d’ailes
Ou élytres élan désir
Et générosité

Du poids de leurs diphtongues
Ils viendraient réprimer
La moin­dre ten­ta­tive d’envol

Il serait peut-être encore temps
De souffler
De se faire pétale en surnombre
Sur la rose des vents
Pour repouss­er à pleins poumons
Les phonèmes invasifs

À moins de laiss­er une mémoire défaillante
Éroder la toponymie
L’onomastique
Estropi­er les savoirs
Ou flouter la chronologie

Un matin passerait
La bal­lustrade rouil­lée ferait
Une assez pâle figuration

Un coq chanterait

Depuis que l’angelus
A cessé de sonner
C’est à lui qu’il revient
De proclamer midi
L’heure de Damoclès

 

In excel­sis

Au jardin, si la rose
Lance un pétale à ton passage
Estime-toi glorieux

 

À la dérive

Nous avons quit­té le temps ferme
Pour dériv­er vers des peut-être
L’Histoire que nous étions
S’est dis­lo­quée à notre insu
Hier craque­lle à nos tympans
Et nous ne savons plus l’entendre
Il faudrait éviter de trop mourir
Par les temps qui courent

 

Épi­logue

Notre vie d’après
C’est en filgrane
Que nous la vivrons
Dans vos pen­sées de papier-bible
À la mer­ci d’un froissement
Furieux ou
D’un départ de feu

SON DIEU ETAIT VITRIER

Textes inédits d’Etienne Orsini
(Dif­fu­sion sonore à l’Espace Man­u­fac­ture à Issy-les-Moulin­eaux en sep­tem­bre 2025)

   Son Dieu était vit­ri­er. Ou savant Cos­i­nus. Ou tit­u­laire d’un œil de verre.
   Le pre­mier jour, il avait créé la lumière, le deux­ième, l’éclat et le troisième, la transparence.
   Comme il trou­vait que cela était beau, il avait aus­si créé l’homme afin qu’il puisse par­ticiper à ce spec­ta­cle, en tant que spec­ta­teur, reflet ou souf­fleur de serres.
   Lui-même n’avait pas son pareil pour escalad­er du regard les plus hauts grat­te-ciel, en quête de miroite­ments, de clins d’astres fab­uleux, de pépites solaires. Il fai­sait les car­reaux à l’aide de puis­santes jumelles, les net­toy­ait de toute opac­ité. Il manip­u­lait par­fois les lamelles d’un ancien micro­scope à la recherche d’une lumière vieille d’au moins cent-cinquante ans. Peu lui impor­taient les ves­tiges de l’élevage de vers à soie, le naufrage de la vie minus­cule et frag­ile ; seule comp­tait la lueur qu’il voulait coûte que coûte plutôt pâle, plutôt vive.
   Quand il avait plu, il sor­tait de chez lui, à la vitesse des champignons. Il aurait pu man­quer la flaque et sa lumineuse homélie.
   Enfant, déjà, à l’aquarium, il n’avait pas vu les pois­sons, goupils ou raies man­tas et les requins-marteaux lui avaient échap­pé. Une drôle d’irisation au bord biseauté d’une paroi l’avait retenu tout ce temps et il s’en sou­viendrait des décen­nies plus tard.
   Depuis qu’il avait décou­vert les ser­res, il s’y rendait le plus sou­vent. À peine en avait-il franchi la grille, qu’il se sen­tait chez lui. Il ne ren­trait pas de sitôt dans la cathé­drale de verre mais l’entourait de tra­jec­toires com­pliquées qui ressem­blaient à des étreintes.
   Sur les parois, tout fai­sait tache de couleurs. L’hibiscus tachait, le vis­i­teur tachait, l’oiseau de par­adis tachait et l’extincteur réglementaire.
   Il jar­di­nait avec les yeux. Sar­clait et binait sans relâche pour voir jail­lir de nou­velles fleurs qui n’en étaient que l’ombre.
   Quand l’ayant con­tourné tant et plus, il péné­trait enfin au sein du Pal­mar­i­um, on aurait juré qu’il s’était signé.
   Son Dieu était vit­ri­er. Venait-il de s’en souvenir ?

   Aquar­io­phile, son Dieu nous aurait observés depuis quelque point P incon­nu de nous seuls.
   Avec pas­sion, ten­dresse et vig­i­lance, il aurait assisté à nos évo­lu­tions par­mi les eaux-fan­tômes d’un océan en ruine.
   Rien de notre bal­let ne lui aurait échap­pé. Il aurait perçu sans fail­lir sous le plus infime de nos gestes un bat­te­ment de nageoire. Sous chaque frasque, une virevolte.
   Aquar­io­phile, son Dieu nous aurait resti­tués à notre préhistoire.

Son Dieu nous aurait esquissés.
Tracés non pas créés.
Sur un tes­son de pluie.
Avec toute la minu­tie d’un maître-verrier
Et la dés­in­vol­ture d’un soudard
D’un trait d’esprit
Il nous aurait émis
Comme autant d’hypothèses
De plus en plus
Invérifiables

   Son Dieu pra­ti­quait la lec­ture rapide.
   S’il nous lisait, c’était tou­jours à la vitesse de la lumière.
   Et s’il nous feuil­letait, il met­tait nos yeux hors d’haleine.
   Au bruisse­ment de nos corps, on sen­tait sa présence,
ses pupilles éru­dites et ses mains palpitantes.
   Avec la fougue d’un autodidacte,
 sans mesure ni méthode,
   son Dieu pra­ti­quait la lec­ture rapide.

   Son Dieu avait l’oüie cristalline, de celles qui vous méta­mor­pho­sent les noirs tor­rents d’insultes en cas­cades de louanges.
  Muni naturelle­ment d’un tel appareil audi­tif, com­ment aurait-il enten­du nos péchés, nos turpi­tudes, nos peines et nos supplications ?
   Il faut imag­in­er son Dieu en par­fait mélo­mane changeant nos croasse­ments sans même s’en ren­dre compte en joy­aux mélodiques.
   Ama­teur éclairé de la musique des sphères, son Dieu avait l’oüie cristalline.

   Une libel­lule prou­vait son Dieu mieux que Thomas d’Aquin.
   Syl­lo­gisme par­fait au bleu irréfragable.
   Indice pur et concordant.
   Dès lors qu’elle enseignait au peu­ple des roseaux
   CQFD de vie sur le tableau d’azur,
   une libel­lule prou­vait son Dieu mieux que
  Thomas d’Aquin.

   Son Dieu entrou­vrait des clair­ières dans la forêt des cœurs.
  Tachetant d’espérance le marasme vert sombre,
   il suff­i­sait qu’il passe pour dis­siper les ombres.
   Élagueur accom­pli de nos mélancolies,
   son Dieu entrouvrait

   des clair­ières

   dans la forêt des cœurs.

   Son Dieu tail­lait tan­tôt des dia­mants à Anvers, tan­tôt, dans l’Univers, sculp­tait des firmaments.
   L’instant d’un œil, il polis­sait des mon­des. Pour rien, pour la beauté ou pour pass­er comme on tri­cote, toute l’éternité.

   Quand son Dieu dirigeait une chorale de luci­oles, les étoiles afflu­aient de galax­ies lointaines.

  

Présentation de l’auteur

Étienne Orsini

Né en 1968, Éti­enne Orsi­ni a pub­lié depuis 2004 une quin­zaine d’ouvrages, prin­ci­pale­ment des recueils de poèmes. Sa poésie a été mise en musique par l’ensemble Le Fil du Rêveur et, plus récem­ment, par le com­pos­i­teur Lau­rent Coulomb, notam­ment dans le cadre du con­cours inter­na­tion­al Nadia et Lili Boulanger (créa­tion d’une pièce en octo­bre 2025).

Depuis 2014, il est en charge de la pro­gram­ma­tion cul­turelle et poé­tique de L’E­space Andrée Che­did à Issy-les-Moulin­eaux et ani­me des ate­liers d’écriture. En 2018, il a présidé le jury du con­cours Poésie en Lib­erté, des­tiné aux jeunes de 15 à 25 ans.

Mem­bre fon­da­teur du groupe A Ston­da, il donne régulière­ment des con­certs de poly­phonie corse sacrée et profane.

Pho­tographe à ses heures, il a exposé à plusieurs repris­es à l’Espace Man­u­fac­ture d’Issy et mis en réso­nance poésie et images dans ses livres Un paysage, à l’ar­bre près et Où le jour me tra­verse (L’E­sprit de la let­tre, 2014, 2018), Homme de peu de poids, Présence d’esprits (Via Domi­tia, 2022, 2023). 

Auto­proclamé Inspecteur général des flaques au Bureau inter­na­tion­al des ombres & reflets, il tient à ce titre une chronique en images sur sa page Facebook 

Il a con­tribué avec ses pho­togra­phies à l’album-CD Danser dans les cages du groupe Hax­ovox à l’invitation du poète Yekta.

Bibliographie 

La brasse coulée de la mésange, Unic­ité, 2024

Homme de peu de poids, Via Domi­tia, 2022

Eti­enne Orsi­ni, Antholo­gie, coll. Poètes trop effacés, n°20, Le Nou­v­el Athanor, 2021

Débus­quer des soleils, Le Nou­v­el Athanor, 2021, pré­face de Corinne Atlan

Où le jour me tra­verse, L’E­sprit de la let­tre, 2018 

Répon­dre aux oiseaux, Pip­pa, mars, 2016

Un paysage, à l’ar­bre près ‑Ombres et lumières en Custera, L’E­sprit de la let­tre, octo­bre 2015 

Un vis­age ne va pas de soi, Recours au Poème édi­teurs, octo­bre 2015 (livre numérique)

Gravure sur braise, 2013, Le Nou­v­el Athanor, pré­face de Michel Cazenave

Autant que ciel se peut, 2010, Le Nou­v­el Athanor, pré­face de Salah Stétié

Veil­lée d’âme, 2008, Le Nou­v­el Athanor, pré­face de Bruno Doucey

A perte d’ou­bli, Le Nou­v­el Athanor, 2006

Mais je reviens de l’Im­mo­bile, Le Nou­v­el Athanor, 2004, avant-dire de Jean-Luc Maxence

 

- Humour

Ôte-toi de mon self­ie, Via Domi­tia, 2024

 

- Livre d’artiste et ouvrages en collaboration

Ce qui se pro­file, Maïté Vienne Vil­la­cam­pa, Unic­ité, 2024 (pho­togra­phies)

Danser dans les cages, Petra, 2023 (pho­togra­phies)

Touch­er du bois, cal­ligra­phies et empreintes d’arbres de Con­stance Ful­da, 2020

 

- Réc­its et nouvelles

Présence d’esprits (avec David Jacob), Via Domi­tia, 2023

À l’ouest, bien à l’ouest, Unic­ité, 2020

La main à l’oreille, scènes de ma vie poly­phonique, L’E­sprit de la let­tre, 2019

 

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