Gérard Le Goff, Cadastre des décombres et autres poèmes

Par |2022-11-06T21:35:26+01:00 31 octobre 2022|Catégories : Gérard Le Goff, Poèmes|

Entre les feuilles frois­sées du schiste mauve, des lichens gris, tels des lézards, racon­taient encore hier la patience de ceux qui vécurent ici. Ce sont leurs mains habiles qui con­stru­isirent ces murs, qui plan­tèrent ces arbres, qui ouvrirent ces fenêtres sur le bon­heur avec des gestes d’aurore. Ils ont aspiré au bon vouloir du soleil. Ils ont pris pour guide la néces­sité du ciel. Tant d’années ont passé. Tant de siè­cles, peut-être.

Regarde : aujourd’hui, on détru­it le mir­a­cle de leur mai­son, abolit la beauté de leur jardin, efface leur nom, martèle les dates de fon­da­tion aux lin­teaux des portes.

On abat les arbres et les demeures, on efface toute leur mémoire pour couler demain le béton cupi­de. Là ten­teront de croître des pop­u­la­tions déter­rées de leur pro­pre oubli.

Regarde : à force de déracin­er le passé, de nom­mer présent leur rapac­ité, c’est leur futur qui s’effondre.

Angélus

Le car­il­lon joue plusieurs tons
L’un plus grave
L’air arrêté dans la chaleur
De cette fin du jour
Sem­ble soudain trembler
Vibre avec les ailes
C’est la voix de bronze de Dieu dit-il
Assis au bord du soir
Il a déjà rangé la canne à pêche
Ecarté le panier vide
Les heures ont coulé
Sans qu’il n’y prenne garde
N’a‑t-il pas veil­lé la rivière
Epié sa fuite éperdue
Sur l’autre rive
Penche un bou­quet de roseaux
Dérivent au long cours
Les chevelures vertes et or
De toutes ses Loreley
Des éclairs d’argent
Fraient encore avec la lumière
Le car­il­lon joue plusieurs tons
Dont deux à l’unisson
His­toire de bénir les hirondelles
La voix de bronze de Dieu répète-t-il
Déjà sur le chemin

Tel que

Le temps avance
Dans le même sens
Que l’eau
Sans cesse du ciel au ciel
La mer n’est qu’un voyage

Le temps se moque
De notre attente
Cet espoir que comble
Le vide
Ou la douleur bien apprise

Le temps nous invite
A transparaître
A l’envers du néant
Inconsolables
De ne pou­voir rien abréger

Le temps nous cou­ture vifs
Dans sa chrysalide
Translucide
Nous libère un jour
Sans ailes

In L’inventaire des étoiles, inédit, 2022

∗∗∗

A tiss­er la terre à force
A éten­dre leur bâti de patience
Ils ont ouvragé le pays

Les haies lui offrent leur partage
L’horizon l’éternise
Les sources du ciel l’irriguent

Les mains enrac­inées aux outils
Chaque pas arraché à la glèbe
Ils ont écrit les lignes du pain

Ils ont don­né con­gé à la faim
Sans appren­dre à prier
Ou alors du bout des lèvres

Leur langue par­le l’instant du lieu
Ce cadas­tre encom­bré de légendes
Où pais­sent les troupeaux

Tous ces lieux-dits sauvés du silence
Pour les con­va­in­cre de préserver
Cette iden­tité qui les clarifie

Ils auraient pu dur­er au pays
Vivre la grande patience du grain
La joie sim­ple des bêtes repues

Mal­gré la gale et les orages
Mal­gré l’organisation sociale
Qui les lais­sa gueux pour de bon

Et puis la guerre a drainé leur sol
Pour des moissons d’acier
Où seuls leurs fils furent fauchés

Aujourd’hui le pays s’époumone
Son souf­fle de bocage coupé
Ses eaux désenchantées

De ne vous avoir su j’ai l’âme en peine
Oubliés les dates gravées aux linteaux
Les noms secs comme fleurs de reliquaires

*

Elles descen­dent du nord
Engen­drées par le brouillard
Les Grandes Compagnies

Gens de sac et de corde
Coquil­lards fam­i­liers du Malin
Com­men­saux du malheur

La plume au chapeau
Ils s’enivrent du vin nouveau
Crachent des crapauds

Bâfrent gras aux tavernes
Gibier et poularde
Toisent qui les dévisage

Clouent les clowns
Aux portes des granges
Enfourchent les nonnettes

Lan­cent des cail­loux aux serfs
Détroussent les pèlerins
Bâton­nent les mendiants

Moquent les familles
Lorgnent la promise
Jusqu’à l’autel de sa noce

Egar­ent les troupeaux
Brisent les échaliers
Assom­ment les bergers

Souil­lent les eaux vives
Maud­is­sent les labours
Jet­tent un sort aux moulins

S’en retour­nent au printemps
Ombres efflanquées
Que saigne l’aurore

Ou finis­sent pris par les preux
Puis gig­o­tent au gibet
Les yeux crevés par les freux

*

Elle souhaite racon­ter encore
La même histoire
Pourtant
Elle trem­ble d’effroi
A chaque fois
C’était à la croisée des jours sombres
Commence-t-elle
Je m’en souviens
L’épouvantail se tenait
Debout mais de guingois
Sur la rive d’un fossé
D’ordinaire
Ces hommes de paille
Se dressent
Au milieu du blé
Quelques oiseaux moqueurs
Couron­naient de leur chant
Ses cheveux de chaume
Sa main droite
Faite de sar­ment sec
Etreignait un bâton ferré
Un bâton de marche
Son autre bras invisible
Dans la manche cousue
Ses yeux
Deux boulets de charbon
Fix­aient l’horizon du chemin
Qui s’amorçait à ses pieds
Son ample capote déchirée
Lais­sait voir sur sa poitrine creuse
Une croix de métal suspecte
Au bout d’un ruban écarlate
Sa bouche était-elle faite d’un fruit
Trop mûr pour s’ouvrir ainsi
Une chanson
Il se mit à marcher
Frap­pant le sol de son bâton
Non pas épouvantail
Mais revenant de guerre

*

Le vent d’hiver
Vêtu de feuilles mortes
Mène grand tapage
Ecoutez-le mugir à la porte
Le vent mauvais
Puisse-t-il bris­er dessus
Ses poings de givre
Empê­chons-le d’entrer
Le soûlard
Le mau­vais plaisant
Il souf­flerait le feu
Ren­verserait la soupe
Bris­erait la vaisselle
Enten­dez-le corner
On pré­tend qu’il rameute
Des bon­shommes de neige
En marche vers le hameau
Pour com­met­tre grand dommage
On affirme qu’il réveille
Les grands loups noirs
Des con­tes d’autrefois
La bave aux crocs
Pour dévor­er tous les âges

*

Vous croyez con­naître votre ville
Il suf­fit pour­tant d’un faux pas
D’un écart de conduite
A la tombée de la nuit
Pour emprunter une voie inconnue
Parce que se devine gravé
Dans la pénom­bre d’un mur
Le porche de tou­jours inaperçu
Que claque­mure un vantail
De bois noir
Plus som­bre que le soir
Une poussée dés­in­volte de la main
La porte cède à votre caprice
Les yeux s’écarquillent
Et vous voici déambulant
Dans une cité qui n’existait pas
Quelques sec­on­des auparavant
Le pavé rabo­teux est d’un autre âge
Se suc­cè­dent iné­gales et sans plan
De hautes demeures aux toits pointus
Aux murs de terre et de bois apparent
Qu’éclairent mal quelques lanternes
Ces ruelles et ces bâtisses
Vous évo­quent une époque lointaine
Dont vous ignorez tout
Si famil­ière  à votre esprit cependant
Puisque vous la rêvez de longtemps
Vous restez là immo­bile et interdit
En l’attente du miracle
Au terme d’un moment
Qui ne vous sem­ble mesurable
Vous ne vous éton­nez même plus
Que lors vous submerge
La sara­bande trou­ble et enchantée
De vos étés d’antan
Une mas­ca­rade tis­sée de rires
Où les belles de la grange à demi-nues
Simu­lent une fuite éperdue

*

Les branch­es ploient
Sous le poids du ciel
L’herbe sem­ble cendre
La terre blanche poussière
Le goudron huile de nuit
La lumière effeuille les ardoises
Qui resplendissent
Tels des soleils noirs
Les nuages épon­gent les fenêtres
Livides de bévue
Les portes se referment
Au nez de la fournaise
Les ven­ti­la­teurs patrouillent
Dans la pénom­bre des volets clos
L’air se conditionne
Se raréfie
Dans le jour exsangue
Les peaux mis­es à nu
Mis­es à mal
Le souf­fle court
Le geste au ralenti
Un rêve de pluie
C’est l’été dans la cité

In L’estran des jours, inédit, 2022

Présentation de l’auteur

Gérard Le Goff

Né en 1953, à Toulon, Gérard Le Goff, après l’obtention d’une maîtrise-ès-let­tres à l’Université de Haute-Bre­­tagne, effectue toute sa car­rière pro­fes­sion­nelle au sein de l’Education nationale dans les académies de Caen et de Rennes ; il a été suc­ces­sive­ment : enseignant, cadre admin­is­tratif et con­seiller en for­ma­tion continue.
Il écrit depuis l’adolescence mais ne cherche pas à pub­li­er. Désor­mais à la retraite, il entre­prend de met­tre de l’ordre dans ses nom­breux man­u­scrits, tout en reprenant une activ­ité d’écriture. Il tra­vaille en par­al­lèle la pein­ture et le dessin au sein d’une association.
Ses pre­miers textes parais­sent dans la revue Haies Vives en 2017. Puis dans d’autres pub­li­ca­tions : Le Cap­i­tal des Mots (2018, 2019, 2020), Fes­ti­val Per­ma­nent des Mots (2018), Tra­ver­sées (2019) et à nou­veau dans Haies Vives (2019, 2020)
S’en suiv­ent l’édition de plusieurs recueils de poésie aux édi­tions Encres Vives et Tra­ver­sées, d’un roman et d’un recueil de nouvelles.

 

Poésie :

Cahi­er de songes — Edi­tions Encres Vives (sep­tem­bre 2018).
De l’inachèvement des jours — Edi­tions Encres Vives (octo­bre 2018).
L’arrière-pays n’existe pas — Edi­tions Encres Vives (décem­bre 2018).
Inter­mède véni­tien - Edi­tions Encres Vives (févri­er 2019).
Pas­sants — Edi­tions Encres Vives (avril 2019).
Le reste du peu — Edi­tions Encres Vives (juin 2019).
La note verte — Edi­tions Encres Vives (décem­bre 2019).
Sim­ples suivi de Par qua­tre chemins — Edi­tions Encres Vives (décem­bre 2019).
Arse­nal des eaux — Edi­tions Encres Vives (jan­vi­er 2020).
L’orée du monde — Edi­tions Tra­ver­sées (jan­vi­er 2020).
L’élégance de l’oubli - Edi­tions Encres Vives (novem­bre 2020).
Brisées — Edi­tions Encres Vives (décem­bre 2021).
La cité chimérique — Edi­tions Encres Vives (jan­vi­er 2022).

Prose :

Argam, roman — Edi­tions Chloé des Lys (novem­bre 2019).
Tra­jec­toires tron­quées, nou­velles- Edi­tions Stel­la­maris (mai 2020).
La rai­son des absents, roman- Edi­tions Stel­la­maris (avril 2022).

Publi­ca­tions en revues :

Poésie :

Revue Haies Vives N°5 (sep­tem­bre 2017).
Revue Haies Vives N°7 (sep­tem­bre 2019).
Revue Haies Vives N°8 (sep­tem­bre 2020).
Revue Haies Vives N°9 (sep­tem­bre 2021).
Revue Haies Vives N°10 (sep­tem­bre 2022).
Revue Fes­ti­val Per­ma­nent des Mots (FPM) N° 18 (mars 2018).
Revue Fes­ti­val Per­ma­nent des Mots (FPM) N° 20 (sep­tem­bre 2018).
Revue Le Cap­i­tal des Mots — Eric Dubois (revue en ligne) (novem­bre 2018, décem­bre 2018, jan­vi­er 2019, févri­er 2019, avril 2019, novem­bre 2019, décem­bre 2019, jan­vi­er 2020, févri­er 2020, mars 2020, avril 2020 & mai 2020.
Revue Poésie Mag — Eric Dubois (revue en ligne) (novem­bre 2020).
Revue Tra­ver­sées N°98 (avril 2021).
Revue Recours au poème (en ligne) (N° 213 mars-avril 2022).

Prose :

Revue Tra­ver­sées N°90 (mars 2019).

Cri­tique :

Revue Tra­ver­sées (en ligne) (août 2020) : Gol­go­tha de Claude Luezior.
Revue Tra­ver­sées (en ligne) (novem­bre 2020) : Angèle Van­nier, la tra­ver­sée ardente de la nuit de Dominique Bod­in & Françoise Coty.
Revue Tra­ver­sées (en ligne) (mai 2021) : Au milieu du gué (Attes­ta­to) de Giu­liano Ladolfi.
Revue Tra­ver­sées (en ligne) (sep­tem­bre 2021) : Ini­tiale de Lieven Callant.
Revue Tra­ver­sées (en ligne) (mars 2022) : Ensoleille­ments au cœur du silence de Sonia Elvi­reanu.
Revue Tra­ver­sées (en ligne) (août 2022) : Sur les franges de l’essentiel suivi de Ecri­t­ures de Claude Luezior.
Revue Recours au poème (en ligne) (N° 206 jan­vi­er-févri­er 2021) : Le chant de la mer à l’ombre du héron cen­dré de Sonia Elvire­anu.
Revue Recours au poème (en ligne) (N° 207 mars-avril 2021) : Un Ancien Tes­ta­ment déluge de vio­lence de Claude Luezior ; Epître au silence de Claude Luezior.
Revue Couleurs Poésie 2 — Jean Dornac (en ligne) (jan­vi­er 2021) : Le souf­fle du ciel de Sonia Elvireanu.

Sur l’auteur :

Les belles phras­es d’Eric Allard, Mon­des fran­coph­o­nes, Babe­lio, Tra­ver­sées, Site de l’AREW, Couleur poésie, Recours au poème…

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