Gorguine Valougeorgis, TEMPS MORT

Par |2021-09-07T02:37:18+02:00 6 septembre 2021|Catégories : Gorguine Valougeorgis, Poèmes|

Temps d’arrêt

 

Quelque­fois un papil­lon se pose

Sur un doigt en silence

 

Comme si c’était une fleur

 

Il n’y a plus besoin de par­ler alors

 

Ni d’écouter

 

Il n’y a plus besoin de respirer

 

Juste de sen­tir sur ses joues la légère brise qui effleure

Qui tient cet instant

 

En éveil

 

Et regarder patiem­ment les mil­lions d’années

Qui se logent dans ces ailes

Si frêles

 

Si on a su dis­paraître suffisamment

 

Les ocelles vibreront

Comme des mains qui applaudissent

Pour dire

 

Mer­ci

 

Puis

 

Comme des mains qui remuent 

Pour dire

 

Adieu

 

Avant de s’en aller tranquillement

Remerci­er

Une autre fleur

 

Extrait de matin midi soir, Pold­er 189
Ed Gros Textes / Décharge

 

Ça fait longtemps

 

 

Ça fait longtemps que je n’allume plus mes nuits

pour mieux étein­dre mes jours

 

Som­nam­bule

tu pass­es d’un bar à l’autre

d’un verre à l’autre

d’une fille à l’autre

d’un rire à l’autre

jusqu’au moment où l’autre

 

c’est toi

 

Alors tu cherch­es au fond des cendriers

le reflet des souvenirs

mais n’y trouve

que des cen­dres de rires bruyants

 

La jeunesse est de mau­vais conseil

ses épaules larges

elle a le temps

vénère les muses

sac­ri­fie tout pour le geste pour

l’instant

 

La nuit a encore consumé

dans sa fumée abyssale

les peurs évaporées

 

puis la ter­reur au réveil

de ne pas voir de traces

 

Assis au bar

un incon­nu par le col

me chope cherche

moucheron à écraser

après je ne sais rien

la vie est belle 

un papil­lon dans le coin 

sourit il offre 

les clopes mais vend le feu

le bleu

mon iden­tité interroge

mais je la cherche depuis

si loin

la vie est belle 

un papil­lon dans le coin 

sourit il offre 

les clopes mais vend le feu 

fait la chan­son de mon enfance

 

Ça fait longtemps

que je ne mange plus

au kébab de ma rue

à 4 heure du mat’

et que je n’entends plus

les oiseaux à l’aube

m’indiquer

le chemin pour rentrer

dans le lit me coucher

les chaus­sures aux pieds

 

Ça fait longtemps que je n’invite plus

de par­faits inconnus

ren­con­trés

au hasard des rues

aux arrêts de bus

au marché aux puces

à la mai­son boire

un coup

et me faire les poches

quand j’ai le dos tourné

pour servir des verres

à la santé

de la fraternité

et à la mort éternelle

des fachos

aux crânes rasés

de près

 

Ça fait longtemps que mes mains sont blanches

comme mes yeux

ne sont plus rouges

de la fumée

de mes errances

 

Ça fait longtemps que je ne sème plus

dans n’importe quel troquet

squat

ou banc de la ville

des morceaux de sommeil

des bri­quets des porta­bles des bonnets

des papiers le code

de ma CB l’anniversaire

de pépé

Que je ne parsème plus

le sol

de mes os mes poumons mes années

en riant

en riant jusqu’au ciel

en riant et en toussant

à m’en fendre le gosier

à en fendre des poiriers

entiers

 

Ça fait longtemps que je ne ris plus tout seul

 

Que je ne ris plus jusqu’au ciel

en tou­s­sant

à m’en fendre le gosier

à en fendre des poiri­ers entiers

 

tout seul

 

Ça fait longtemps que je n’oublie plus

mes ren­dez-vous chez le psy

 

Il dit que je progresse

qu’il y a de bons signes

que c’est une ques­tion de temps

 

Ça fait longtemps que le temps ne compte plus

ne me manque plus

 

Que les traces

lais­sées derrières

ne comptent plus

ne me regar­dent plus

 

Que tout ce qui importe

est de retrouver

au pied de la porte

tes chaus­sures mal rangées

aux côtés des miennes

 

Géométrie variable

 

On nous apprend d’abord

A définir un carré

Comme une forme géométrique

Dif­férente du rectangle

Du cer­cle ou du triangle

De par ses côtés de même longueur

Et ses angles de 90 degrés

 

Puis on nous apprend

A définir le cube

Solide à six faces car­rées égales

Utile pour mesur­er les volumes

 

Puis on apprend

A mul­ti­pli­er les cubes

En cen­taines de milliers

De petits cubes

Pour pou­voir y ranger

Comme des boites à outils

Tout ce que la vie nous apprend d’autre

 

Puis on se rend compte

Que pour le rangement

Ikea est ce qui se fait de mieux

En matière de cubes

 

Et que le seul qui pré­vale vraiment

Pour la vie

Est le petit cube blanc

Avec des points noirs sur cha­cune de ses faces.

 

Alors

On sort de nos cases

Et le cer­cle s’élargit.

 

L’arbre à linge

 

Elle étendait son linge

Sur l’arbre à linge

Les chaus­settes à côté des chaussettes

Les culottes à côté des culottes

Les tee-shirt à côté des tee-shirt

Et ain­si de suite

Se répé­taient sans pas­sion ni musique

De façon ordon­née et logique

Comme elle avait appris petite

Les mou­ve­ments robotiques

Presque incon­scients

Répétés depuis des années.

 

Soudain

 

Elle remar­qua que la chaussette

Qu’elle plaçait à côté de sa chaussette

N’était pas la sienne.

 

Elle prit du recul

Et s’aperçut que l’arbre entier

Etait un mélange de ses habits

Et des siens,

Celui avec qui elle partageait

La machine à laver.

 

Elle l’entendit ranger la vaisselle.

 

Un bon­heur immense la traversa

D’un coup

De part en part

Une ombre imperceptible

Et évi­dente

L’ombre de toute ces années

Passées à ses côtés

Où elle ne se rendait même plus compte

Qu’elle étendait son linge à côté

Du linge de celui avec qui

Elle partageait sa machine à laver.

 

L’arbre à linge

Prit la forme

Du plus bel objet du monde

Et même le visage

Du meilleur ami

Fidèle et fort

Qui porte années après années

Sans bronch­er

Sur les mêmes épaules

Aus­si fiables que propres

Côte à côte

Leurs secrets les plus intimes

Leurs secrets les plus secrets

Sans jamais les salir

Sans jamais les souiller.

 

Puis elle revint à sa chaussette

Qui n’avait pas son double.

 

Elle sourit

En pen­sant à sa rêverie.

 

Puis ter­mi­na d’étendre le linge.

 

Et l’arbre ne perdit pas une feuille

Une fois encore.

 

 

Fleurissons les arbres morts

 

Je vois avec tristesse

Les arbres tous les ans

Pleur­er leurs feuilles

Tombées à leurs pieds

 

Les temps de bonheur

Sont comp­tés

Et leurs traces

Emportées par les vents

 

Même si l’arbre est

Plus sage que moi

Et plus pro­fond, beaucoup,

Par ses racines

 

Je ne peux m’empêcher de croire

Qu’à chaque automne sa sève

Est amère

De la chute de ses cheveux

 

J’en veux aux saisons alors

D’exister si brutalement.

Mais pas avec autant de douleur

Qu’à l’Homme

Et ses abatteuses

Qui démolis­sent les branches

Sur lesquelles fleurissent

Les arbres morts

Et pépi­ent

Les nids vides.

 

Présentation de l’auteur

Gorguine Valougeorgis

Gorguine VALOUGEORGIS est né à Paris en 1990. Den­tiste spé­cial­isé dans l’ur­gence sociale, il par­court la Seine Saint Denis pour offrir ses soins dans les zones du 93 qui en sont le plus dépourvues. Il a pub­lié dans les revues Décharge, Trac­­tion-Bra­bant, Comme en poésie, Nou­veaux Dél­its, Gus­tave. Il est l’auteur de matin midi soir (Gros Textes / Décharge, col­lec­tion « Pold­er »), et de deux autres recueils de poésie à paraître courant 2022, L’âcreté du kaki chez Mars‑A édi­tions et CHEESE !!! chez Plaine Page.

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