Sur Alexan­dre de Pierre Bri­ant et Marc Bernard, la volup­té de l’effacement, de Stéphane Bonnefoi

 

Marc Bernard, un auteur retrou­vé, après quelques autres comme Hen­ri Calet.

 

Entre six heures et demie et sept heures, Else et moi mon­tons sur la tour en cette fin de sep­tem­bre : Por­to Petro ful­gure en éclats ver­meils sur fond d’azur, les mon­tagnes dressent leur vague énorme, figée depuis des dizaines de mil­liers d’an­nées dans son défer­lement. (p111)

 

L’in­time est relié, en une phrase pas si longue, au paysage et à toute l’his­toire. Défer­lement. Le paysage comme mou­ve­ment. « Le ruis­seau et sa prairie » écrivait presqu’à la même époque Guille­vic, ren­ver­sant l’or­dre habituel d’ap­par­te­nance : le sta­ble appar­tient au mou­vant et non l’inverse.

Marc Bernard est de ces écrivains du dépasse­ment, du jail­lisse­ment, comme Morand et Gary. Lyrisme solaire, prosodie qui brûle, comme énon­cée d’une bouche sacrée : Le tronc d’un pin est à demi con­sumé, l’une de ses côtes rougeoie et blan­chit, l’autre est intacte, telle que lorsqu’il se dres­sait dans la forêt. Et pour­tant il s’ag­it du dernier livre qu’il a écrit avant le deuil qui assom­bri­ra son âme et son œuvre ultérieure. Mir­a­cle de la mort et de la vie, unies et entrelacées, May­orquinas est un poème en prose d’une cen­taine de pages : C’est aus­si sur ces ter­res pier­reuses que la figue finit par se laiss­er atten­drir. Elle est dure comme un cail­lou, et vous la retrou­vez un beau matin méta­mor­phosée en fruit-fleur, et quelque jours plus tard légère­ment blette avec le charme de la pléni­tude, de la matu­rité, vous don­nant une jouis­sance dont les plus fer­mes sont inca­pables. (p. 47)

La vie de Marc Bernard a été une belle tra­ver­sée du siè­cle passé (1900–1983). Stéphane Bon­nefoi lui con­sacre une biogra­phie tout en éclat et en vigueur. Les deux parta­gent des orig­ines nîmoi­ses et ouvrières. Mais son tra­vail vaut surtout par la pré­ci­sion his­torique qui sous tend le réc­it plein d’alacrité qu’il fait d’une vie pas­sion­née dans un siè­cle de déferlements.

Je par­lerai de deux chapitres remar­quables entre tous.

Celui sur les con­di­tions dans lesquelles, en 1942, le jury Goncourt lui décerne son prix, est des plus vivant et éclairant. Entre trac­ta­tions sous la men­ace, vrais engoue­ments et vrais cal­culs, mais aus­si dans ce con­texte où l’ap­pro­vi­sion­nement en papi­er est une arme poli­tique dans les mains de l’oc­cu­pant. Après “La bataille du silence” de Ver­cors, voici un livre qui fait de la lit­téra­ture française une pas­sion­nante aven­ture humaine, matérielle, poli­tique autant qu’intellectuelle :

 

… le comité de répar­ti­tion a divisé par dix le vol­ume de papiers attribué aux édi­teurs. Selon le témoignage de René Jul­liard, « un Goncourt réclame 50 tonnes de papi­er et on ne en dis­tribue que 5 tonnes par an… ». Ros­ny jeune vient en aide à Gas­ton Gal­li­mard (…) le prési­dent de l’a­cadémie (Goncourt) demande 20 tonnes aux autorités afin que Pareils à des enfants… puisse être réédité en quan­tité suffisante.

 

Un autre chapitre est con­sacré Maroc où Marc Bernard va chercher la sérénité et le silence, loin de la France de 1946 qui le dés­espère : « tout le monde par­le de lit­téra­ture en France et tout le monde s’en fout » (Let­tre à Hen­ri Calet, 25 juin 1946). Dans ce par­adis, les enfants vien­nent lui bais­er la main comme à un évêque. Le lecteur d’au­jour­d’hui, plus sus­cep­ti­ble sur la ques­tion des iné­gal­ités, ne peut qu’être mal à l’aise devant cet auteur aux idées pro­gres­sistes qui se laisse bercer par une douceur de vivre que seule la sit­u­a­tion colo­niale lui offrait de con­naître. Stéphane Bon­nefoi ne juge pas, il présente, il nous trans­porte dans la com­plex­ion de l’époque. Et l’on mesure com­bi­en ce qui nous scan­dalise aujour­d’hui était alors con­sid­éré comme nor­mal. Plus clair­voy­ant que bien d’autres, Marc Bernard pressent la fin de cet état de fait, comme Mal­raux à la même époque. Cela n’empêche qu’il

 

se remet au tra­vail dans une échoppe à l’a­ban­don, louée à un com­merçant. « Un car­ré de ciel, une cour de ciment craque­lée où pous­sait l’herbe, des oiseaux par douzaines, la lib­erté, le soleil et au travail ! »

 

Ce dénue­ment n’est pas une pos­ture. C’est un être d’une fran­chise et d’une sincérité par­fois désar­mante, pas de cal­cul chez lui. Son biographe nous fait bien appréhen­der l’élan de vérité de Marc qui, délais­sant le lyrisme se dépouille de toute affé­terie let­trée devant l’hor­reur d’O­radour sur Glane :

 

…la poésie et la sub­jec­tiv­ité s’ef­facent devant l’abom­i­na­tion des faits.

 

D’où la justesse du titre : la volup­té de l’ef­face­ment allant si bien à ce sai­sis­seur de réel.

La beauté de ce livre vient aus­si de l’im­pli­ca­tion de l’au­teur dans ce qui est plus qu’une biogra­phie. Comme en témoigne la ren­con­tre avec la fille de Marc Bernard, un bon­heur de lecture :

 

Micro ouvert, je lui demande si elle lui en veut tou­jours. Je con­nais sa réponse, dure, mais fidèle à sa réal­ité. La mienne est dif­férente, moi qui ne l’ai pas con­nu. Elle ne com­prend pas pourquoi je passe autant de temps avec lui (…)

 

Car rien ne nous échappe du car­ac­tère tortueux de ce grand lyrique, sans juge­ment je le redis, car ce grand lumineux-lucide fai­sait d’abord preuve de lucid­ité sur lui-même :

 

Else est la pre­mière lec­trice des œuvres de Marc. Mais son influ­ence sem­ble faible. Marc Bernard ne fait jamais men­tion de ses cri­tiques (…) une fois veuf, Marc regret­tera de ne pas avoir tou­jours su prof­iter des qual­ités humaines de son épouse (…) l’un des rares aveux du pudique Marc est adressé à l’a­mi Jean (Paul­han) : « Else devient trop intel­li­gente, cela m’humilie…

 

Stéphane Bon­nefoi, tout en restant au plus près du per­son­nage cen­tral, mène sa biogra­phie comme un his­to­rien con­scient de la glob­al­ité : Marc y est moins traité comme un égo qui a mis son âme en texte qu’un nœud au cen­tre des per­son­nes et des rap­ports de forces qui ont fait l’âme d’une époque.

 

Autre type d’ou­vrage que la somme que pro­pose Pierre Bri­ant sur Alexan­dre, ou plutôt sur l’his­toire des représen­ta­tions de ce con­quérant que l’on a dit civil­isa­teur. Une « exégèse des lieux com­muns » qui inter­roge notre incon­scient lit­téraire et poli­tique quant aux rap­ports entre la civil­i­sa­tion, la civil­ité et la violence.

Où l’on apprend que notre moder­nité est han­tée par ce per­son­nage bien au delà de ce que l’on croirait : du héros colo­nial jusqu’à cette fig­ure du père de l’Oc­ci­dent que, pour­tant, tout ce qui “pen­sait” au XXème siè­cle s’est soigneuse­ment attaché à rel­a­tivis­er la fig­ure. Eh bien, il n’a jamais été aus­si présent, Alexan­dre le grand et comme le regrette Pierre Bri­ant, il n’a jamais autant con­tin­ué “d’é­clipser Dar­ius” le roi perse con­tre toute attente encore revê­tu des ori­peaux du méchant.

L’un des chapitres les plus mar­quants nous apprend le suc­cès de ce per­son­nage mythique dans tout un courant du rock heavy met­al. Là où le let­tré de base, nour­ri (et flat­té) par l’u­ni­ver­sité et les organes de la grande cul­ture, con­sid­ère celui-là avec mépris voire indif­férence, Pierre Bri­ant, à l’ap­pui d’en­quêtes et d’é­tudes d’his­toire con­tem­po­raine, mon­tre à quel point il est un sym­bole de force, d’élitisme par la vic­toire, de sens de l’hon­neur de droi­ture et de courage. Et l’his­to­rien de détailler les motifs de ces chan­sons qui font par­tie de la cul­ture com­mune et jouis­sent d’une dif­fu­sion pop­u­laire qui fait pâlir les péd­a­gogues de la rai­son. À l’ex­em­ple du groupe Sacred Blood qui célèbre la « chevauchée » au cours de laque­lle Alexan­dre « mène la chas­se après Dar­ius, et pour­suit la proie perse au cœur du désert (…) jusqu’au moment où le vieux roi de l’Asie gît à terre blessé à mort… ».

Un autre chapitre est con­sacré au livre célèbre que Benoist-Méchin a con­sacré à Alexan­dre et au suc­cès immense de celui-ci. Au point qu’on imag­ine cet ouvrage, pour­tant con­testable quant à la rigueur his­to­ri­ographique, présent en bonne place dans com­bi­en de bib­lio­thèques. Com­ment ne pas être trou­blé par cette fig­ure, ce fan­tasme devrait-on dire, con­stru­it aux fron­tières de l’imag­i­naire épique, de l’archéolo­gie et de la poli­tique ? Fig­ure de sauveur, de con­quérant civil­isa­teur, labarum du choc des civilisations ? 

Voici un mou­ve­ment de fond de la cul­ture réelle qui pour­rait nous éclair­er sur le sur­gisse­ment de ces nou­veaux pop­ulismes que l’intelligentsia du type Grande librairie regarde avec un mou­choir sur le nez.

 

image_pdfimage_print