À cette péri­ode de l’existence que René Char, en 1967, appelait «L’âge cas­sant» Jacques Ancet fait écho en 2016 par «L’âge du frag­ment». La chronique paraît en même temps que «Huit fois le jour», comme son autre face. Ce dernier recueil de poèmes organ­ise une semaine sous le signe du huit au car­ré, de huit sec­tions de huit poèmes, pour ain­si dire de l’infini «redressé par un fou de philosophe» (Apol­li­naire), et de l’éternité du lan­gage, alors que la chronique répar­tit sur un cer­tain nom­bre de «frag­ments» des élé­ments dont le souci n’est pas immé­di­ate­ment l’organisation du chaos, toute­fois pen­sées par la même con­science écrivante, bien sûr.

            L’âge du frag­ment présente une suc­ces­sion de pros­es sim­ples, d’une belle force poé­tique, qui don­nent à méditer, me sem­ble-t-il, sur ce moment où le regard bas­cule d’une vision du futur conçu comme plus vaste et promet­teur que la por­tion de vie déjà passée, à une vision du futur assagie par son rétré­cisse­ment même et la con­science que la prob­a­bil­ité con­cer­nant les ans qui restent à vivre n’est pas con­sid­érable. Qu’en somme, avec le recul lié à l’âge, l’ex­péri­ence d’une vie passée « la tête dans le guidon » peut se voir par frag­ments res­saisie et méditée, con­duite jusqu’à des con­sid­éra­tions abstraites, voire méta­physiques. Le livre est superbe en sa qual­ité matérielle, avec de très belles com­po­si­tions « frag­men­taires », en couleurs mais aus­si en noir et blanc du pein­tre Jean Murat. Sur cette affaire du « frag­ment » il faudrait décidé­ment s’appe­san­tir… Ce qui « frag­mente », à mon sens, ce sont avant tout les inter­ro­ga­tions. Com­ment cir­con­scrire, dans les sou­venirs qu’il nous reste de ce que, depuis hier ou depuis cinquante ans, nous venons de vivre, ces éclats de « présent », dignes d’être dits – pour être main­tenus présents juste­ment -, ou ne méri­tant au con­traire que l’ou­bli ? Com­ment « ne pas se per­dre », « Com­ment dire ? Com­ment ne pas dire », énonce un des derniers textes.

            Ce sont bien là des inter­ro­ga­tions émou­vantes que seul un poète entré dans, au mieux, dis­ons le dernier tiers d’une vie, est amené à se pos­er. Ce qui est un phénomène spé­ci­fique de notre époque, car peu d’œu­vres de poètes témoignent d’une phase de la vie rel­a­tive­ment tar­dive : soit parce que la durée de vie pour beau­coup était tron­quée de ce « grand âge », comme dis­ait Saint-John Perse, soit parce que la « vis poet­i­ca » s’é­tait éteinte avant même que d’y par­venir… La poésie mod­erne accède donc à la pos­si­bil­ité de témoign­er de l’ex­péri­ence d’une péri­ode fort peu thé­ma­tisée, excep­té par quelques rares « durs à cuire », comme Vic­tor Hugo. Or, ce qu’on décou­vre, c’est une sorte de retour réfléchi et ana­ly­tique à une vision voi­sine de celle de l’en­fance, mais sans la naïveté et l’in­con­science. En gros, j’en­tends que la vision de l’en­fant est celle d’un être jeté dans le chaos de l’ex­is­tence, et qui avec ses sens et son intel­li­gence va tra­vailler à l’or­gan­is­er en un cos­mos sen­sé, en met­tant de côté sous la pres­sion de l’ur­gence à vivre, ce qui s’op­poserait à cette con­struc­tion men­tale, les ques­tions vitales et décon­cer­tantes de la philoso­phie, con­cer­nant la mort, l’essence de la vie, le réel et le fic­tif, la valeur de l’ac­tion, et ain­si de suite. Avec le seuil du « tiers âge », ces ques­tions revi­en­nent comme des tor­pilles dans le cos­mos con­fort­able, unifié, sen­sé, qu’on s’é­tait bâti au prix de les éviter, à force de tra­vail urgent, de soucis famil­i­aux, de dis­trac­tions divers­es, sport, ciné­ma, etc. C’é­tait une péri­ode où l’ad­ju­vant « poésie » pour un poète se don­nait volon­tiers, liant les jours la voix était là en per­ma­nence, et ne s’in­ter­ro­geait pas sur sa nature, sa source ou sa présence.

            Or à l’âge du frag­ment cette belle con­ti­nu­ité vole en éclats, la coulée poé­tique devient spas­mod­ique car elle se retourne sur elle-même : pourquoi écrire des poèmes, de quelle nature est la voix qui les pre­nait en charge. Bref, une quan­tité de ques­tions exis­ten­tielles ressur­gis­sent, mis­es de côté depuis l’en­fance, qui con­cer­nent le « sens » : « Qui te fait signe – une aile passe – et pour dire quoi ? ». C’est le temps où à la fois « tout s’ap­proche et tout se retire », en un mou­ve­ment accéléré : « Le jour, la nuit, la vie. Vite. Vite. » Il y a un je-ne-sais-quoi de désem­paré dans cette chronique émou­vante, dont je cit­erai le dernier texte, par­faite­ment représen­tatif : « Tout près est à présent. On cherche une main. On croit l’avoir vue, mais où ? Et main­tenant com­ment savoir ? Et la voix, que peut-elle dire encore ? Mon­tagne ? Lumière ? Camion ? Vis­age ? Quelque chose d’autre ? Rien ? On ne sait pas. La voix n’est plus la voix. » Moment pathé­tique, auquel le poète a répon­du par antic­i­pa­tion, quelques pages plus tôt :  « Con­tin­ue, répète la voix, mais si loin main­tenant que tu l’en­tends à peine. »

            Et comme pour affirmer, on pour­rait dire avec un cer­tain héroïsme, qu’il con­tin­ue, le poète Ancet organ­ise con­comi­ta­m­ment et pub­lie une image cubique et inépuis­able de son cos­mos, sous le titre « Huit fois le jour ». Quelque chose d’u­nifié, d’in­fi­ni, une durée close sur elle-même comme un « cos­mos privé » que rien ne pour­rait attein­dre, et qui est la quin­tes­sence de tout ce que Jacques Ancet a su être et voulu léguer. Il y a là une haute voix de la poésie lyrique. Je suis hon­oré de pou­voir ici la saluer.

image_pdfimage_print